TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Jean-François Perrin ~ Ecoute / quelqu'un se tait1



Qu'est ce que tu veux faire dans ce monde de vent ? Voilà ce que se demande Jean-François Perrin dans sa dernière petite plaquette, La couleur du trottoir est un ciel de novembre, parue chez La Porte. C'est également ce qu'il me demande, ce matin, alors que je m'apprête à rassembler des notes sur son travail, et c'est finalement ce que j'aimerais qu'il parvienne à te demander, à toi, au fil des quelques mots qui suivent.

En lisant pour la première fois JFP, dans son Feu d'herbes chez Pré # carré en 2006, j'avais songé à cette phrase d'Auguste Comte qui dit, à quelque chose près, qu'on ne peut se mettre à la fenêtre et se voir passer dans la rue. Justement, en pensant à l'homme que je ne connaissais pas encore, m'était venue l'image inverse d'un contemplatif solitaire et silencieux qui, à force de scruter les paysages, pourrait finir par s'y voir passer.

Ces extraits notés récemment dans Le pays au-delà et Fragments de proximité, confirment peut-être cette prime impression:

Ce qu'enseigne la fréquentation habituelle des forêt, montagne, eaux, neige, sentiers, prairies, futaies et clairières, correspond aux images fondamentales de la sylve spirituelle.
Comme cet oiseau passant qui délivre d'angoisse, figure ailée de la mobilité des idées.
*

natte retournée sur la tête / il s'est vu deux secondes lui-même.

Les paysages nous font. Ainsi, le promeneur, en l'affût de sa marche, se renseigne sur son propre état. Tente de pallier son manque à être par une extrême vigilance:



Sur la route essentielle
avec les poèmes de Pavèse
un dimanche après-midi romain

j'étais là
tout ce qu'on ignore

de ce qui dans un regard
un frisson
une tête derrière un journal...

comme un bois contracté par sa propre vieillesse

j'étais là fumée d'homme
dans un extrême
défaut.

(Fragments de proximité, p.8)

Mais, se lire ou s'apercevoir à travers les paysages qui font face ne suffit pas. Ce qui rôde là / d'inapproché (D'une main absente, p.6), taraude, insiste. Persiste.
Présence lancinante des origines, des absents qui nous visitent (on soulève le loquet de la maison des morts / on entre, Ibid, p. 1) et savent enfin de quoi il retourne de l'autre côté (celle qui sait / pense dans le vent, Ibid, p. 7).



D'une main absente
elle brode l'attente
quand la douleur l'empoigne

d'une main absente elle brode
et le temps la laisse
elle ouvre la porte qu'on ignore

[…]

d'une main absente elle écrit
ce que la nuit lui lit

(Ibid, p.8)


*

L'horizon de ce jour est barré de douleur
l'écriture du vent ne s'adresse à personne
à la porte du soir je cueille deux glaïeuls
la piqûre de l'ortie est un seuil de mémoire
les tombes sont bien closes là-bas au Mainqueyon
l'absence donne au ciel un bleu désespéré.

(La couleur du trottoir est un ciel de novembre)



Un monde de vent donc, mais surtout vent de tête dans lequel JFP cherche à délimiter un espace habitable. Cela se tente et, peut-être, devient possible par une vive tension vers l'infime et l'invisible:



notre seule demeure soit le chant des oiseaux

et plus loin
le silence des oiseaux rend le jour immuable (Ibid)

ou encore

l'invisible sculpte le visible (Le pays au-delà)

Une lecture attentive des minces recueils de JFP permet d'entrevoir la posture qu'il adopte face à cette question: Qu'est ce que tu veux faire dans ce monde de vent ?

Tout commence, semble-t-il, avec un fardeau en compagnie duquel il s'agit d'avancer. Un fardeau aux noms multiples. Un fardeau qu'il cherche à comprendre, c'est à dire à étreindre.



On porte le poids
puis le poids

puis encore
le poids

puis ça s'allège
on perd un peu
la pesanteur. (Fragments de proximité, p.7)

ou

chaque roseau porte sa neige
comme nous portons notre fatigue

mais cette grâce l'avons nous?

(Le pays au-delà)




Et des mots reviennent souvent dans la main, parfois des vers entiers glissent d'un livre à l'autre: présence des oiseaux bien sûr (je m'étais amusé à compter leur nombre un jour), du vent (je dénombre aujourd'hui plus de vingt occurrences de ce mot dans les plaquettes que j'ai près de moi!), de la lumière,...

Peut-être est-ce là, dans la répétition, l'expression du fardeau. Mais je ne crois pas, vraiment pas. Un soir, Jean-François est venu m'entretenir de ce que nous disent les mathématiques des "fractales": un milliard de fois répétée, paraît-il, la même chose donne soudain autre chose, une mutation. Et aussi cela que les dentelures de telle feuille sont une variation à échelle réduite de celles des montagnes au-dessus de Grenoble, ou des lignes de notes dans une partition, mettons de Bach (ou de Coltrane).
(extrait d'une lettre de JFP)

Répétition du même qui, progressivement, trouve son prolongement en une sorte de dédoublement, un décalage qui s'invente dans chaque chose.

 

le chemin cherche
l'autre chemin

*

une barque
et l'ombre d'une barque

un mât
et l'ombre d'un mât

un feu
et son reflet profond

*

au ras de l'eau

deux oiseaux
poursuivent deux oiseaux

*

l'ombre du fil
compte avec le fil (Fragments de proximité, p. 15 – 28 -29 – 38)


Infime écart qui ouvre un espace où penser, un espace où se délester, pour un temps, de tout ce qui entrave. Un pur espace de contemplation où l'emploi du temps ne pèse plus rien. Une brèche juste pour se tenir là, sans plus. JFP trouve des mots limpides pour évoquer cet écart:

Les fils et leurs ombres je les ai vus à Antibes au musée Grimaldi, une exposition de Pierrette Bloch: fils et noeuds; une écriture encore, à la main, alignée en partitions plus ou moins denses, une rigueur monastique et une liberté folle. Toute une vie passée à nouer des fils ; peut-être à d'abord les lisser (les filer ?) avant de les nouer; (...) j'ai reconnu dans les fils de Pierrette Bloch, ce que la mer au soleil m'avait montré: points et tirets en parfait accord mouvant, vibrant entre soleil et vagues, hélios et méditerranée (la mer vineuse); de cela le monde est fait, nous sommes faits, répétition et création, indéfiniment et sans doute à jamais, sans / avec nous.
(Extrait de la lettre déjà citée)

Au fur et à mesure de ses recueils, JFP s'interroge donc sur ce que nous faisons là, sur la substance dont nous sommes pétris, sur nos douleur, notre déchéance, toujours de façon pudique, à bas mot, sans aggravation ni manières (Le vent a ses raisons / la lumière ses intermittences / parlons de ce qui nous emporte, Feu d’herbes, pré#carré).

Autant de questions qui travaillent la phrase en ses fondations, laissant sa crête dégagée comme possibilité offerte au lecteur.

Et puisqu'il était question de vent, dès le départ, laissons le travail de finir à ces trois vers:



On sait très bien par ici

que le vent peut parfois
tenir compagnie

(Fragments de proximité, p.43)



AD, le 2 avril 2008

Les Vosges du temps
(Extraits d'un texte inédit )

La rue du Jour quartier des Halles cet hiver
sept heures du soir
de loin le temps remue en sourde plainte comme forêt
soleil napalm la barre d’immeuble va sombrer
le temps neige sur nos paupières si léger
qu’on l’ignore presque
de toi mémoire rien
silencieuse nuit des langues
l’homme du Neckar sur la grand route
cavale entre congères et purée de pois
par moins combien
par nuit furieuse pas perdus
quelques cinglés sous le néon
Porte du Jour le grand réel attend son heure
s’avancera les yeux fermés un soir d’été
en haut des marches lumière bleue rue Pierre Lescot
nuit des Halles l’écho rabâche
boule de cristal ce qui ne fut
rien au vent que poussière de silence
en ce miroir d’eau noire où ton visage s’absente.

*

De la pointe Saint-Eustache à la Porte du Jour je suis ton abandon
don de tes nuits laissé par delà les années comme chemin de ronde
moires du temps au Val d’Ajol
assonances du soir le rémouleur repasse
ombelles de silence sont les mots de l’automne à la barrière d’Enfer
ce soir veillant entre mon corps et l’infini
tu as ce visage de douleur mais tu le dis le temps revient
sans devenir
oiseau de nuit noire et blanche voilà
voilà ma vie dérive dans le jour invisible et j’ai perdu le vent.

*

Eau d’abandon la Moselotte
en méandres oisifs sous les saules là-bas
là-bas le coudrier où couper la baguette pour la rechercher l’eau
sous la terre profonde où l’on enterre ce corps de toi
entre silence et pluie et par dessus la neige
et son génie de tout tranquilliser de tout pacifier
ne pas s’y fier la langue de froid
venue d’avant l’oiseau de l’invisible jour.

*

Ce que la vie accorde
au chemin des framboises entre brèche de ciel
et nuage rouge
torrent d’aridité
lit de roc et de terre parmi mousses et lichens
matin blanc d’insomnie à peindre le sommeil en couleur de rien
où bouche muette silence clos mais non la mort
je parle des Vosges du temps.



bio:
Jean-François Perrin est né en 1951, au Mainqueyon, dans les Vosges. Après un long séjour à la porte océane, au Havre, il vit actuellement à Grenoble, entre Belledonne, Vercors et Chartreuse. Il enseigne la littérature à l'université Stendhal.

Publications:
Café Truphémus, Encres vives, 2002
D'une main absente, Encres vives, 2004
Ce qui s'abstient de n'être pas, La Bartavelle, 2005
Feu d'herbe, Pré#carré, 2006
Fragments de proximité, L'arbre à paroles, 2007
Le pays au-delà, avec des photos d'Herwann Perrin, Blurb, 2007
La couleur du trottoir est un ciel de novembre, La Porte, 2008

1 JFP, Fragments de proximité, p. 47

 


Par Armand Dupuy

Peinture de Barbara Schroder

tous droits réservés