TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

L'arbre à parole
La poésie d'Artufel
par Matthieu Gosztola.

 

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La poésie d'Artufel : la poussière noire enchantée, car en presque chanson, de ce que ça veut dire vivre.

Yves Artufel, Mes amours déboussolées, Gros Textes, 2000, 4 euros et J'aurais dû prendre des photos, dessin de couverture de Marion Zylberman (voir son beau travail ici : http://www.marionzylberman.com/), Gros Textes, 2012, 6 euros.

Le dernier Artufel, un très bon cru, a des affinités grandes avec la poésie de Jean-Pierre Georges ou avec celle de Roger Lahu. Il n'est que de se reporter, pour s'en rendre compte, au poème intitulé « il est bien plus facile / à un ver de la pomme / (carpocapse) / de rentrer dans mes pommes / qu’à l’amour / dans certains de mes poèmes ». Mais avant d'en venir à ce livre, il nous faut faire un détour par Mes amours déboussolées. Un détour ? Pas sûr. Pas lorsque l'on s'aperçoit combien ces deux ouvrages sont reliés. Reliés au plus vif.

Mes amours déboussolées donnait à vivre la « fleur de détresse » d'un poète en proie au monde, à sa beauté inacessible ou en fuite (à jamais en fuite), à son silence, à sa douceur, à la désillusion à laquelle il nous a contraint, depuis le « toujours » de notre mémoire, hormis l'enfance peut-être, et à laquelle il continue de nous contraindre, à l'espérance (celle qui a un goût tenace et un peu amer mais pas si désagréable que ça après tout : un goût de « malgré tout »), à la perte, au temps qui passe, au temps qui ne passe pas et au temps passé.

Les accents de lyrisme de cette poésie nous atteignent très précisément comme part de notre quotidien, et ce parce qu'ils sont intimement reliés à la prononciation du cœur. Telle qu'elle se fait au-dedans de nous instant après instant. Par prononciation du cœur, il faut certes entendre chuchotis du cœur. Mais d'un cœur qui peut crier, même dans un presque silence. Tant le monde tel qu'il va (mal) et tel qu'il se dérobe sous nos pieds, de déception en déception, donne au dedans une teinte douce-amère, un gris presque noir qui, pour être parent de l'ombre, n'en est pas moins habité, et ce pleinement, par l'humour (lequel va jusqu'à déchaîner en nous des quintes de rires).

IL N'Y A PLUS QUE ÇA À FAIRE

Tes yeux bleu cigale à présent
sont enfouis dans l'étang des regards oubliés
je vais planter ma fleur de détresse
dans ce terreau de tous les amours
et la regarder pousser vers l'écorce vide du ciel

L'écriture d'Artufel évolue comme un mouvement de vague qui apporte sur la page, à destination du lecteur, de sa vie : les senteurs du monde, le désordonné des herbes, la liberté folle des arbres, chantants, bien qu'inaudibles, d'un chant contenu dans la saveur des fruits qu'ils portent, les sons du dehors, les impressions du dedans... Qui les apporte après les avoir capturés dans son filet d'images et de rythmes. Un seul filet, tant chez Artufel images et rythmes sont au plus profond liés. Fils s'entrecroisant.

Parole de légèreté. D'effiloché. De ce qui se tient toujours en partance. De ce qui est angles non droits, dénivelés avec des bosses, merveille de l'imprévu... De ce qui est déjà poussière. Mais poussière enchantée. Car poussière en (presque) chanson.

ON PEUT DIRE AUSSI QUE JE PERDS MON TEMPS

Je construis des murs effondrés, des sentiers, des orties
il vaudrait mieux me dit-on une parole solide et sûre
en harmonie avec les miroirs des forêts, les saisons
mais non je me plais à passer dans les buissons
je construis des branches, des sommeils, des jeunes herbes

C'est un mouvement de vague qui ne fait pas que déposer en nous la poussière tout à la fois noire et argentée du monde, des rêves (des espoirs), du passé. Qui ne fait pas que repartir sans le scintillant de noir des rêves déchus ou arrachés à leur cours, après l'avoir déposé, par fines couches, sur la plage de notre intériorité, la rendant paradoxalement (recouvrir – fût-ce d'un scintillement – pour dénuder) plus nue. Plus nue pour ressentir.
Nous-mêmes devenant à vif d'une vie non plus contenue mais délivrée.

C'est un mouvement de vague qui vient nous chatouiller tout le corps, poème après poème. Poème après poème, c'est-à-dire de rire en rire. D'émotion en émotion. De surprise en surprise. Qui viennent s'arrimer à nous en prenant l'allure de l'aphorisme (c'est-à-dire du mystère du « trois fois rien » qui ouvre des béances de questionnements) ou de la chanson. Belle allure.

C'est un mouvement de vague qui vient nous chatouiller pour nous forcer à nous réveiller de notre assoupissement. De notre torpeur. Torpeur face aux choses du monde, endormies dans leurs habits de choses pour nos yeux distraits, oublieux de ce qui n'est pas nous ; endormies et aussi arrachées à la musicalité de leur présence, sans cesse continuée, sans cesse bruissante, par l'oubli que nous formons toujours, jour après jour, d'elles. Les choses du monde, ce peut être un buisson. Ça peut n'être que ça. Et c'est déjà tout.

Et torpeur également face aux réalités du monde qui nous contraint. Absurdement (eu égard au miracle de la nature, au miracle de la vie) mais si douloureusement nous contraint.
Torpeur qu'est notre acceptation face à l'inacceptable et que chaque jour pourtant nous acceptons : la violence – extrême – du capitalisme niant les individualités, blessant l'élan de singulier et de rêve en l'homme (qui le porte au plus juste, au plus musical de lui, au plus près de ce qu'il est, et qui est, dans le même temps, l'infini), faisant plus que le blesser, le contraignant : l'inscrivant dans une logique de rendement, comme si le rêve pouvait reconnaître ses traits dans le miroir que lui tendent, narquoises, les plus-values et les moins-values... ; le temps, le temps qui s'en va, emportant tout, et s'en allant loin, sans nous, nous laissant là, très loin, très loin de nous, le temps qui reste sous la peau comme écharde.

C'est un mouvement de vague qui vient nous chatouiller pour nous réveiller entièrement. Et qui ensuite se retire. Pour laisser place au chuchotement du clapotis.
D'un clapotis : douceur de la musique des mots qui cesse peu à peu ; effiloché de brume – dans le bleu dilué du ciel – que fait le poème dans la façon qu'il a de se suspendre, de s'arrêter, faisant place à un silence tout imprégné de lui, de son murmure, de son précipité.
Qui se retire et qui revient ensuite. Et ainsi de suite (et ce parfois dans le même texte).

Mais toute exégèse freine assurément l'accès à la poésie d'Artufel, tant celle-ci est évidence. Et dépose son monde en nous, et nous force à être monde, sans qu'il soit besoin, pour cela, d'intermédiaire. Sans nulle autre nécessité que sa présence à elle. Aussi, pour comprendre tout à fait la poésie d'Artufel, il nous faut citer en entier un poème extrait de J'aurais dû prendre des photos. Ce long poème, outre le fait qu'il soit magnifique (et cela justifierait en soi qu'une seconde vie lui soit donnée ici) dit beaucoup de l'écriture d'Artufel. Véritable manifeste poétique caché, il fait affleurer le cœur de cette écriture et de la pensée qu'elle fait vivre (qu'elle fait vivre et qui la fait vivre). Et des images qu'elle donne à vivre. C'est-à-dire à s'envoler jusqu'à nous. Ce poème dévoile les thématiques principales de l'écriture d'Artufel. Il rend absolument visible et compréhensible par l'imaginaire et par l'oreille la nécessité du rythme, qui fait en partie la singularité du chant artufelien. Comme il rend compréhensible la nécessité de ce chant et de l'humour, marchant toujours main dans la main. Et la nécessité, bien sûr, de l'articulation entre le désabusé et l'enchantement. On l'aura compris : après ce poème, il n'est plus besoin de rien dire. Mais écoutons plutôt.

 

Avec trois fois rien
dans les mains


Avec le mince filet de mots
le trois fois rien
qu’on garde sans raison
au départ des matins neufs
enfin qu’on se plait à croire
encore et toujours matins
avec ce mince filet de mots
j’avance replié comme drap
dans l’armoire
froissé comme chiffon
et tassé comme le sable
dans le seau d’un gamin
qui va faire son pâté sur la plage
le mince filet de mots
dans les poings serrés
je refais la route
dans une aube aux ailes trop larges

je revois les boîtes aux lettres jaunes
sur lesquelles plane l’écorce
d’instants translucides
enfin qu’on se plait à voir et revoir
encore et toujours dans une clarté
de feuilles sous des frondaisons de frênes
on pose nos corps sans trop savoir
dans des corolles de désirs
et voguent les belles déchirures
les musiques noires
comme fruits de sureau
on imaginera bientôt une demeure habitable
à la lumière de fine dentelle
aux broderies de gestes tendres
tous ces morceaux de tissus
où neige l’ombre de bonheurs ordinaires
avec le mince filet de mots
qui reste quand le théâtre s’endort
les poignards rentrés dans leur fourreau
les lampes qui s’oublient
les linges qui pendent
jusqu’à la prochaine étreinte
je rassemble les gouttes de sang
je reprends le bâton j’attends
la branche fleurie du pommier
les lambeaux d’une chanson
une mélodie quelques mots
je n’en connais plus le sens
le moteur sur l’autoroute
quelques gouttes de sang
sur le bec d’un oiseau
avec le mince filet de mots
qui reste accroché
comme racine à la terre
ou comme un appel à l’aide
je questionne les chemins de mémoire
pourquoi si seul ?
où s’en va ce vent ?
qui va laver le visage de la nuit ?
où sont les mains chargées d’air pur ?
et le nouveau printemps ?
Dans quelle chambre renaître
pour la deuxième chance ?

- Je ne nage plus
je m’arrête et contemple le chemin
le fardeau de l’enfance
les traits obliques de la pluie
à la fenêtre de l’hôtel
où la vie n’est plus qu’un jouet fragile
quand le batelier du bout de la rue
détache sans y penser
le canot de sauvetage
et que l’on prend place à l’intérieur
en quête de l’improbable issue
la racine d’un soleil nouveau
avec ce mince filet de mots
qui s’obstine à gémir
dans le ventre du miroir
au-dessus du lavabo
et ses flacons d’hiver
pour dire le destin
en caractères minuscules

je redis la main, le parfum
l’apparition disparition
le grand lit de marguerites
soigneusement délimité
comme une île au milieu d’un lac
je cherche un souffle un fleuve
à verser entre les livres, entre les lèvres
vous comprenez ?
je construis la cassure
et l’harmonie
avec une pelle en plastique
un petit seau de souvenirs
avec ce mince filet de mots
avec la main de quelqu’un de quelqu’une
avec les arômes de septembre
et le retour de soleils assourdis
les silences à la fête des feuilles
et nos pas là dedans
vous comprenez ?
cette pellicule commune de vivre
dans la faille
d’éphémères traversées
l’après-midi sur les épaules
le feu de camp des espérances simples
la main protégeant l’hermine
le pavé sous un soleil de fête
vous comprenez ?
vous comprenez
qu’à demeurer dans le fragment
la douleur efface l’ensemble

Reste un matin et les rues d’une ville
l’aube qui coule dans ses veines
je parle lointain
les panneaux publicitaires
la hâte des habitants
le mouvement du monde
et l’odeur de pain chaud
je parle fleurs jardin public
et verse tout dans le sable
toutes les images toutes les photos
et tout ça se balance maintenant en poussant
de petits cris de joie très simple
simple comme l’étrange voile des draps
des matins chauds des matins froids
je parle fleuve
et d’un pont très vieux sur la Loire
je parle crépuscule
la table est mise
les grillons chantent
dans des semences d’étincelles
qui font une écharpe de nos dimanches
je parle écharpe
toujours un peu celle de Fanon
toujours au cou d’une absence
histoire de faire marcher le poème
qui connaît bien la chanson des disparus
le tissu de soie bleue sous les yeux -
où crépite du verre en éclats

je parle parure
je parle aussi de ce que je ne connais pas

je parle à l’approche de l’île
de la planète de la rue et des vitrines
la terre tourne dans les cheveux des gens
les autobus s’envolent
comme des pigeons voyageurs
des gosses jouent au foot entre les voitures
je parle mémoire
c’est qu’il se fait tard en ce matin
quelqu’un balaie toujours des feuilles
quelque part
monte toujours le soleil dans le ciel
et sur les ruines
et sur le plaisir de jouer au foot
entre les voitures
je parle plaisir
d’ouvrir une porte
et derrière
comme un chant silencieux
comme de l’évidence
dans l’escalier des rêves
« les vaches du crépuscule »
quelques pêches mûres dans un sachet
les étés enfantins au milieu des forêts
de tout bêtes baisers aux frissons de fougère
je parle forêt
terrain vague solitude autour
raie de lumière entre les feuilles
les tables en bois, l’odeur de cuisine
la saveur des bonnes blagues
qui s’oublient au magique ennui
des comptoirs en formica

je parle voix qui se détachent
comme sons de carillon
dans l’épaisseur de l’air
dans cette rue l’ancre d’un navire
soubresaut de sorbier
je parle oiseau
ce sorbier des oiseaux
qui inspire confiance
avec les vagues des mains travailleuses
et le panier de petits outils
pour soigner les blessures des branches
retrouver la lumière des racines
raconter les semailles de plumes

je parle duvet
léger qui vole
épine douce de mélèze
en novembre
qui vole

et se pose

évaporée

comme le reste


si loin           qu’on

n’y arrivera pas

*
**

Pour commander J'aurais dû prendre des photos : envoyer un chèque de 7 euros (6 euros + forfait port de 1 €) à l'adresse des éditions : Gros Textes Fontfourane 05380 Châteauroux-les-Alpes.

Pour commander Mes amours déboussolées : même chose, mais chèque de 5 euros cette fois.


Matthieu Gosztola


 
Textes et photos - tous droits réservés