TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Hommage à Bernard Noël, à l’occasion de la parution de la revue Europe consacrée à cet auteur (89e année — N° 981-982 / Janvier-Février 2011).

Il faut saluer ici l’entreprise éditoriale d’Europe qui dans ce numéro comme dans les précédents allie tout à la fois création dans sa plus haute intensité et exégèses plus ou moins libres, c’est à dire plus ou moins affirmées dans une non-distanciation épousant la singularité et l’émotion – paraissant suivant les entrelacs du style – de leur auteur, exégèses créatrices qui ont pour vocation d’élucider notre rapport aux œuvres, souvent contemporaines, en l’approfondissant considérablement.
Le numéro de janvier-février 2011 de la revue Europe est une occasion de rendre hommage à Bernard Noël, autant qu’à rappeler l’importance, extrême, de son œuvre, tant poétique, prosodique que théorique, alors même qu’il parait, du haut de ses quatre-vingt ans, être ceint de l’immortelle jeunesse, et se situe dans la mouvance de la publication de revues et d’ouvrages autour de l’auteur du Château de cène, parmi lesquelles il convient de rappeler le vingt-et-unième numéro du Cahier critique de poésie de mars 2011 (qui contient un passionnant entretien entre Bernard Noël et son ami le poète Jean Daive, autour principalement de son premier recueil Extraits du corps publié chez Minuit, ce livre ayant très fortement à sa sortie fasciné Jean Daive et continuant, intarissablement, de le méduser), et la publication de Bernard Noël, politique du corps aux éditions Cercle d’Art (2010).

L’objet de cet article étant de chercher à répondre, notamment, à une remarque faite par Paul Otchakovsky-Laurens dans l’entretien qu’il donne à Europe, réponse qui sera formulée simplement par le rapprochement opéré entre les trajets intimes (de la pensée) de Bernard Noël et Paul Valéry, cela suffisant, semble-t-il, à prouver l’a-temporalité de l’élan par quoi Bernard Noël construit son œuvre, et donc sa parfaite contemporanéité, les œuvres nous touchant le plus, au présent, étant celles s’inscrivant le plus durablement dans une a-temporalité qui rend leur élan, l’élan par quoi elles s’actualisent dans notre regard (dans notre pensée accolée à notre imaginaire), nécessaire à chaque instant.

La revue Europe rappelle d’emblée, et cette constatation sera reconduite à chaque fois, suivant le fil de voix singulières (vives, comme celles de François Bon, de Michel Collot, d’Henri Meschonnic, de Christian Prigent, d’Hervé Carn…, ou éteintes comme celles de Georges Perros, d’André Pieyre de Mandiargues, ou de Jacques Derrida) disant autant quelque chose de l’homme que de l’œuvre, que « par ses poèmes, ses récits, ses pièces de théâtre, ses livres historiques ou politiques, ses textes sur la peinture, Bernard Noël est un écrivain de première importance dont le nombre de lecteurs, en France mais aussi à l'étranger ne cesse de croître. »

Néanmoins, il ne s’agit pas de dresser un constat. Europe ici n’a pas volonté de rendre hommage à une œuvre close. Non, l’œuvre de Bernard Noël est ouverte, sans cesse continuée (en témoigne son roman infini Le Goût du temps qui, suivant un titre qui n’est pas sans rappeler Gérard Macé, a pu déjà donner à se lire dans le second numéro de la revue Caravanes chez Phébus et dans Bernard Noël, politique du corps, aux éditions Cercle d’Art).

L’œuvre est ouverte, comme est, en son sein même, ouverte chaque œuvre qui, pourtant, apparaît dans une matérialité (celle du livre) qui n’est, elle, en rien ouverte. Bernard Noël parvient à faire que chaque livre soit une dynamique faite livre plus que le lieu d’une finitude et d’une finition, d’une forme figeant une épiphanie dans son apparaître même, en faisant en sorte que chaque livre soit idéalement la trace autant que l’épiphanie d’un mouvement de pensée, seulement perceptible dans son mouvement et jamais hors de la dynamique sur laquelle il se fonde autant qu’il la fonde.

Cette volonté qui est fondatrice de l’œuvre entière rejoint celle, résolue aussi celle-là, de se tourner hors des cadres, hors des formes, hors des frontières (telles celles que la mass media nous assigne pour que le sens soit dénaturé, le sens qui est notre vie, notre nourriture, dénaturé au point d’être réduit à néant afin que nous en soyons privés – il s’agit bien de ce que l’auteur de L’outrage aux mots nomme la sensure), afin d’être toujours en mesure de se placer (ou plutôt d’être placé) dans l’inattendu, dans ce qui constitue en propre la définition de l’écriture. L’on pourrait ainsi reprendre à son compte les mots de Michaux dans Emergences-résurgences. Il s’agit d’écrire, ou de dessiner (c’est aussi le cas de Bernard Noël), « pour que dure l’aventure de l’incertain, de l’inattendu. Après des années toujours encore l’aventure ». Il s’agit en somme, pour Bernard Noël, de prolonger (ou plutôt d’être dans, car on ne peut y échapper, autrement c’est le silence – l’auteur de Journal du regard l’écrira à plusieurs reprises) le mouvement d’ « écrire », et « [é]crire, c’est rompre la totalité. La possibilité de la totalité », ainsi qu’il est dit dans le chef-d’œuvre Treize cases du je.

Pour Bernard Noël, à chaque instant, il s’agit de prolonger le mouvement de son œuvre, le mouvement, comme on l’a suggéré, sur lequel elle s’est construite et qu’elle n’a jamais cessé de vouloir laisser vivre en tant que mouvement dans le lieu même de son apparaître matériel pourtant nécessairement figé (le livre), le mouvement de la pensée qui cherche à prendre en compte (et non en considération – laquelle démarche supposerait, suggérerait l’intellection) l’impensé (à le prendre en charge) de telle sorte que ce dernier ne soit jamais entièrement ramené à la pensée.

Mouvement, ce mot semble essentiel pour parler autour du travail de Noël, car il s’agit bien, ici aussi, de continuer d’ « aboli[r] l’écriture comme chemin » (Treize cases du je), même si la tentation du chemin peut être vive : « On pose des mots. On rêve d’un chemin. Quand on revient, il ne reste qu’une cicatrice. » (Ibid).

Néanmoins, il n’y a nulle cicatrice nulle part dans l’œuvre de Bernard Noël, mais des énigmes, des énigmes qui ont la vie en elles et qui passent leur vie à celle des lecteurs, comme un témoin dans les courses sportives, pour l’agrandir d’un questionnement qui sera comme l’accélération subite ou bien lente du mouvement d’interrogation et d’émerveillement sur quoi se fonde non pas seulement toute lecture, mais toute entreprise (toute approche qui soit réelle et non pas formatée par tout ce que l’auteur de L’Outrage aux mots blâme à juste titre comme mettant en réalité la « sensure ») par quoi on ouvre les yeux et se tient, sur la corde du sensible, debout, dansant, cherchant à danser, ou l’oubliant, ou se désespérant d’avoir oublié les gestes pour le faire, les gestes de l’enfance.

Avec Bernard Noël, le mouvement incessant de l’écriture et de la pensée qui s’y déploie et qui jamais ne se fige au moyen d’une idée approchable entièrement par l’intellection se confond avec le mouvement d’une vie qui cherche dans l’écriture à découvrir ce qu’elle ne sait pas et qu’elle ne va savoir que par l’écriture, que par son mouvement, que par son déchaînement brusque ou lent, que par la façon lente qu’elle a de soulever la lumière. Dans un entretien, l’auteur de Journal du regard confesse : « [j]’attends de l’écriture ce qu’elle va me révéler et non qu’elle enregistre un discours préparé à l’avance. La littérature planifiée est une caricature… » Et, dans Treize cases du je, il ajoute : « [o]n n’a quelque chose à dire qu’une fois qu’on l’a dit. Les mots ne révèlent l’idée qu’en l’achevant. » Cette idée, fondamentale, fondatrice de l’acte même d’écrire, fait songer irrémédiablement à ce qu’écrit Michel Foucault en 1978 : « Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. (…) Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant. »

Il n’y a ainsi, et la revue Europe ne cherche nullement à formaliser le contraire, aucun constat possible, aucun embrassement possible par l’intellection de l’œuvre si singulière de Bernard Noël, aucune considération théorique qui s’exprimerait dans une totalité (ou du moins dans une volonté de totalité, c'est-à-dire de totalisation rêvée d’un savoir possible quant à l’univers et l’œuvre de cet auteur) rendant approchable la multitude de livres de l’auteur des Plumes d’Eros comme un tout et faisant affleurer fortement une unité d’œuvre complète.

L’œuvre et l’homme sont, aujourd’hui encore, en mouvement. Ainsi, cet éventail de voix réunies est manière de donner à découvrir l’œuvre, mais surtout l’homme, sa gentillesse et bienveillance extrêmes, la façon avec laquelle il ne brusque jamais l’autre, mais accompagne, dans sa douceur, le plus grand déploiement possible de l’identité de ce dernier. Sa voix, son écoute sont toujours une façon de tenir l’autre dans sa plus grande existence possible. De la même façon que son œuvre est le plus grand lieu d’accueil pour l’intériorité amoureuse, ou pour l’extime de la pensée qui s’insurge contre la sensure, l’homme Bernard Noël cherche d’abord et avant tout à faire exister l’autre dans un espace d’écoute et de parole qui soit ce territoire qui lui permettra de voir son existence s’incarner, qui lui permettra par conséquent d’incarner son être. À son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui dit, au sujet de ses lecteurs : « Je pense qu’il y a une rupture générationnelle, et c’est justement ce contre quoi je veux aller », il n’est que de répondre que lorsque l’on a ouvert un livre de Bernard Noël, c’est presque comme si ensuite l’on vivait au quotidien avec sa pensée, dans une forme d’a-temporalité, l’œuvre singulière de Bernard Noël étant elle-même infini tournoiement dans l’esprit des lecteurs qui est lui-même mouvement non arrêté (si ce n’est dans un savoir possible, souhaité, mais l’auteur du Château de Cène destitue chaque lecteur de ce souhait, de cette possibilité, à chaque instant).

Cette a-temporalité de la pensée et de l’imaginaire prenant en compte l’œuvre de Bernard Noël est augmentée par la façon dont l’auteur lui-même articule son regard dans une a-temporalité qui concerne la contemporanéité au plus haut point, à la façon des plus grands. Il n’est, pour le prouver, que de montrer à quel point le trajet de sa pensée a des liens profonds avec celui de Paul Valéry. Son trajet intime (celui de sa pensée cherchant la vérité de la pensée, c'est-à-dire le hors-cadres de la pensée, loin de la formulation, mais au plus près de l’informe) fait beaucoup songer à celui de Valéry. La fin de cet hommage sera ainsi, uniquement, l’occasion de faire affleurer ces liens profonds, pourtant jamais étudiés (sans précision du nom de l’auteur, toutes les citations sont de Valéry). Afin de faire en sorte que cette évocation ne soit pas trop longue (puisqu’elle est avant tout manière d’hommage), il ne sera fait référence à l’œuvre de Bernard Noël qu’incidemment, le lecteur étant invité à s’y reporter, tant les idées de Valéry qui sont mises en avant sont présentes dans quasiment tous les livres de l’auteur du Château de Cène, autrement dit dans son mouvement de pensée qui fait, qui façonne aussi bien ses essais, ses romans que ses poèmes.

Bernard Noël et Paul Valéry ne cessent de nous faire comprendre qu’il nous faut nous défaire de toutes nos habitudes de pensée, contractées depuis l’enfance (« [l]’éducation profonde consiste à défaire l’éducation première », écrit Alfred Jarry sous l’influence de Valéry), mettre loin de soi le connu, qui est plus à craindre que l’inconnu (Tel Quel I).
« [I]l n’y a qu’une chose à faire : se refaire », ce qui « n’est pas simple » (Mauvaises pensées), euphémisme de Valéry car se situe là, l’auteur de Monsieur Teste en avait bien conscience, comme Bernard Noël, la plus grande des difficultés.
Il faut, et c’est « presque un réflexe », « égaler à zéro tout [l]e fatras dogmatique » (Etudes philosophiques). Si l’on fait « quoi que ce soit », c’est toujours « à partir de zéro » (Cahiers 11).
Mais est-ce seulement possible de « partir de zéro » avec le langage ? Toute possibilité de langage ne se construit-elle pas sur une impossibilité de virginité du regard ? Le langage dans son érection la plus singulière n’est-il pas l’affirmation et la reconnaissance du pré-appris qui le constitue en propre, en force, le pré-appris regroupant ici toutes les assises théoriques et sémantiques ayant trait tout aussi bien aux structures de pensée, aux schèmes, qu’a l’invariant d’une sémantique drainée par le choix d’un langage en particulier. Pour partir de zéro, ne faut-il pas plutôt, comme Michaux, et comme Bernard Noël l’a fait et continue de le faire, partir du trait a-signifiant, du trait graphique (« Je devais sans doute rencontrer la peinture. La peinture est une base où on peut commencer à zéro », écrit Michaux dans Saisir), dans la façon qu’il a, inlassablement, de laisser le mouvement de sa main produire des dessins qu’il nomme « labyrinthes » ?
Valéry néanmoins pense, plus encore que Bernard Noël, qu’il est possible d’atteindre une remise à zéro par la pensée qui se transmuerait en langage, en un langage du moins qui ne soit pas a-sémantique (l’auteur de Monsieur Teste fera pencher ainsi le langage du côté de l’équation mathématique autant qu’il le pourra), même si lui aussi s’est laissé capturé par la possibilité du dessin, mais c’était plus alors une récréation de la main, plus qu’une recréation des formes à partir de l’informe.

Valéry comme Noël pensent que « la grande affaire de notre vie [est] de remettre au zéro [il] ne sai[t] quel index de notre sensibilité, et de nous rendre par le plus court un certain maximum de liberté ou de disponibilité de notre sens » (Pièces sur l’art). Il faut ainsi, selon Valéry, atteindre à une « véritable ascèse de la vision permettant de la débarrasser de tout pré-concept, de toute forme de prévention » (Cahiers 11) : la vision ne doit plus être prévenue, ni protégée : elle doit être plaque photographique réagissant au moindre signe, à tous les signes sans exception, et non plus suivant le travail de la conscience, laquelle classe et déclasse sans cesse (dans un mouvement immuable qui se confond avec l’expression de l’identité du sujet) la manière domestiquée par nos sens. Cet effort de transformation de la vision dans le sens d’une virginité sera poursuivi par Bernard Noël notamment lors de l’écriture d’Extraits du corps, en expérimentant des états-limites avec son corps afin que survienne une impression d’étrangeté face aux choses, contraire à la pensée requise par les criteriums de vérité intériorisés, une impression forte d’étrangeté face à ce qui semble être en lien avec l’évidence, Bernard Noël expérimentant ces états-limites comme pour faire en sorte que le corps ne soit plus en mesure de répéter dans son acte de vision un apprentissage.

Ainsi, la primitivité (ou naïveté) du regard est-elle indispensable pour qui veut atteindre à la connaissance du monde, et de soi. Il faut, et c’est ce que chaque ouvrage de Bernard Noël nous répète, casser l’automatisme perceptif, afin de pouvoir « re-percevoir » comme pour la première fois le monde et les objets qui le composent. L’éveil doit ensuite s’effectuer « par points » (Cahiers 11) et selon soi. Etre en éveil d’une façon inédite pour le monde (et neuve pour soi) signifie être dans une disponibilité totale pour embrasser le monde comme si lui et soi étaient nés dans l’instant. Autrement dit rien ne doit être considéré comme allant de soi : « quoi de plus étrange à mes yeux, ce matin, que les choses se passent de telle manière, que « les corps tombent », qu’il y ait des semblants de « lois », une certaine suite, des constances, des périodicités ? » remarque Valéry (Mélange), interrogation que reprendra à son compte, inlassablement, l’auteur de L’outrage aux mots.
L’éveil (le réveil) de la vision, rendu possible par une ascèse préalable, un défrichement intérieur, permet de recueillir dans le champ de la conscience « des myriades de faits », lesquels se perdent habituellement, car « nous sommes étrangement simplifiés [:] tout ce qui est proche est invisible. » (Variété). Ces « faits » sont en vérité pour Valéry des « phénomènes subjectifs non significatifs » (Cahiers 3), des « quelconques » (Cahiers 1), et parmi eux, il y a « une infinité de faits inimaginables » – les faits « imaginables [en] sont une infime partie toute subordonnée » (Tel Quel I). Il s’agit de se tenir toujours en relation avec l’informe, dont ils constituent la matière.

« Dessiner l’informe. Voilà qui est instructif » (Cahiers 21). Michaux lui-même écrit dans Saisir cet impératif qu’il a fait sien : « Désobéir à la forme. / Comme si, enfant, je me l’étais juré. » Or, Bernard Noël a ressenti très tôt, et continue de ressentir, cet impératif. Mais qu’est l’informe au juste ? Pour pouvoir en parler, il s’agit d’abord de le définir, ou d’approcher une définition (ouverte) qui ne l’enserrait pas, justement, dans une définition, avec tout l’immuable que cela implique. Il s’agit en somme seulement d’ouvrir un champ des possibles. Un champ interprétatif que l’on pourra investir comme il nous semble bon ou loisible de le faire.
Pour Valéry l’informe est le « degré le plus pur du réel – du non interprété » (il s’agit ainsi de reprendre contact avec le « primitif chaos »), comme s’il s’agissait du « carrefour des métaphores » (Cahiers 3). Si l’informe est « plus vrai », c’est parce qu’il est « moins appris » (Cahiers 2).
Considérer l’informe, c’est, en somme, voir quand on ne sait plus voir. Et alors, « une première forme d’univers » s’offre à nous « par l’ensemble des choses » que nous voyons. Nos yeux « entraînent » notre vision « de place en place, et trouvent des affections de toute part » (Cahiers 25). Semblable vision sera celle exprimée par Bernard Noël dans ses monographiques d’art. Valéry ajoute que notre vision « excite la mobilité de [nos] yeux à l’agrandir, à l’élargir, à la creuser sans cesse » (Etudes philosophiques). Ce travail de notre regard (qui n’est pas sans rappeler celui du peintre sur la toile) est quasiment instinctif : nous nous « abandonn[ons] à la vision, dans un champ d’événements lumineux, que nous ne pouvons nous empêcher d’unir entre eux par ses mouvements spontanés, comme s’ils étaient dans le même temps. » (Variété).
Il semble que Bernard Noël place, par ses dessins mêmes, par ses « labyrinthes », le spectateur-lecteur-de-sens dans une semblable disposition de primitivité du regard : le lecteur reconnait justement les « affections » qui existent entre les choses de « toute part », d’absolument toute part, ne pouvant donner à son mouvement une structure, une chronologie, tout au plus une dynamique infinie, épousant ainsi le flux de la main de l’auteur de André Masson, la chair du regard qui a fait naître les signes graphiques de cette contre-écriture dans la force même de son mouvement, sans visée aucune, le regard de l’auteur devenant sa main qui s’approprie avec rage et rite un territoire, le découvrant dans ses multiples correspondances possibles, et ainsi réinventant sa vision, réinventant l’idée même de vision.

 

Matthieu Gosztola, juillet 2011

 

 
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