Il faut saluer ici l’entreprise
éditoriale d’Europe qui dans ce numéro
comme dans les précédents allie tout à la fois
création dans sa plus haute intensité et exégèses
plus ou moins libres, c’est à dire plus ou moins affirmées
dans une non-distanciation épousant la singularité et
l’émotion – paraissant suivant les entrelacs du
style – de leur auteur, exégèses créatrices
qui ont pour vocation d’élucider notre rapport aux œuvres,
souvent contemporaines, en l’approfondissant considérablement.
Le numéro de janvier-février 2011 de la revue Europe
est une occasion de rendre hommage à Bernard Noël,
autant qu’à rappeler l’importance, extrême,
de son œuvre, tant poétique, prosodique que théorique,
alors même qu’il parait, du haut de ses quatre-vingt ans,
être ceint de l’immortelle jeunesse, et se situe dans
la mouvance de la publication de revues et d’ouvrages autour
de l’auteur du Château de cène,
parmi lesquelles il convient de rappeler le vingt-et-unième
numéro du Cahier critique de poésie de mars
2011 (qui contient un passionnant entretien entre Bernard Noël
et son ami le poète Jean Daive, autour principalement de son
premier recueil Extraits du corps publié
chez Minuit, ce livre ayant très fortement à sa sortie
fasciné Jean Daive et continuant, intarissablement, de le méduser),
et la publication de Bernard Noël, politique
du corps aux éditions Cercle d’Art (2010).
L’objet de cet article étant de chercher à répondre,
notamment, à une remarque faite par Paul Otchakovsky-Laurens
dans l’entretien qu’il donne à Europe,
réponse qui sera formulée simplement par le rapprochement
opéré entre les trajets intimes (de la pensée)
de Bernard Noël et Paul Valéry, cela suffisant, semble-t-il,
à prouver l’a-temporalité de l’élan
par quoi Bernard Noël construit son œuvre, et donc sa parfaite
contemporanéité, les œuvres nous touchant le plus,
au présent, étant celles s’inscrivant le plus
durablement dans une a-temporalité qui rend leur élan,
l’élan par quoi elles s’actualisent dans notre
regard (dans notre pensée accolée à notre imaginaire),
nécessaire à chaque instant.
La revue Europe rappelle d’emblée,
et cette constatation sera reconduite à chaque fois, suivant
le fil de voix singulières (vives, comme celles de François
Bon, de Michel Collot, d’Henri Meschonnic, de Christian Prigent,
d’Hervé Carn…, ou éteintes comme celles
de Georges Perros, d’André Pieyre de Mandiargues, ou
de Jacques Derrida) disant autant quelque chose de l’homme que
de l’œuvre, que « par ses poèmes, ses récits,
ses pièces de théâtre, ses livres historiques
ou politiques, ses textes sur la peinture, Bernard Noël est un
écrivain de première importance dont le nombre de lecteurs,
en France mais aussi à l'étranger ne cesse de croître.
»
Néanmoins, il ne s’agit pas de dresser un constat. Europe
ici n’a pas volonté de rendre hommage à une œuvre
close. Non, l’œuvre de Bernard Noël est ouverte, sans
cesse continuée (en témoigne son roman infini Le
Goût du temps qui, suivant un titre qui n’est
pas sans rappeler Gérard Macé, a pu déjà
donner à se lire dans le second numéro de la revue Caravanes
chez Phébus et dans Bernard Noël, politique
du corps, aux éditions Cercle d’Art).
L’œuvre est ouverte, comme est, en son sein même,
ouverte chaque œuvre qui, pourtant, apparaît dans une matérialité
(celle du livre) qui n’est, elle, en rien ouverte. Bernard Noël
parvient à faire que chaque livre soit une dynamique faite
livre plus que le lieu d’une finitude et d’une finition,
d’une forme figeant une épiphanie dans son apparaître
même, en faisant en sorte que chaque livre soit idéalement
la trace autant que l’épiphanie d’un mouvement
de pensée, seulement perceptible dans son mouvement et jamais
hors de la dynamique sur laquelle il se fonde autant qu’il la
fonde.
Cette volonté qui est fondatrice de l’œuvre entière
rejoint celle, résolue aussi celle-là, de se tourner
hors des cadres, hors des formes, hors des frontières (telles
celles que la mass media nous assigne pour que le sens soit dénaturé,
le sens qui est notre vie, notre nourriture, dénaturé
au point d’être réduit à néant afin
que nous en soyons privés – il s’agit bien de ce
que l’auteur de L’outrage aux mots nomme
la sensure), afin d’être toujours en mesure de se placer
(ou plutôt d’être placé) dans l’inattendu,
dans ce qui constitue en propre la définition de l’écriture.
L’on pourrait ainsi reprendre à son compte les mots de
Michaux dans Emergences-résurgences.
Il s’agit d’écrire, ou de dessiner (c’est
aussi le cas de Bernard Noël), « pour que dure l’aventure
de l’incertain, de l’inattendu. Après des années
toujours encore l’aventure ». Il s’agit en somme,
pour Bernard Noël, de prolonger (ou plutôt d’être
dans, car on ne peut y échapper, autrement c’est le silence
– l’auteur de Journal du regard l’écrira
à plusieurs reprises) le mouvement d’ « écrire
», et « [é]crire, c’est rompre la totalité.
La possibilité de la totalité », ainsi qu’il
est dit dans le chef-d’œuvre Treize cases du
je.
Pour Bernard Noël, à chaque instant, il s’agit de
prolonger le mouvement de son œuvre, le mouvement, comme on l’a
suggéré, sur lequel elle s’est construite et qu’elle
n’a jamais cessé de vouloir laisser vivre en tant que
mouvement dans le lieu même de son apparaître matériel
pourtant nécessairement figé (le livre), le mouvement
de la pensée qui cherche à prendre en compte (et non
en considération – laquelle démarche supposerait,
suggérerait l’intellection) l’impensé (à
le prendre en charge) de telle sorte que ce dernier ne soit jamais
entièrement ramené à la pensée.
Mouvement, ce mot semble essentiel pour parler
autour du travail de Noël, car il s’agit bien, ici aussi,
de continuer d’ « aboli[r] l’écriture comme
chemin » (Treize cases du je), même
si la tentation du chemin peut être vive : « On pose des
mots. On rêve d’un chemin. Quand on revient, il ne reste
qu’une cicatrice. » (Ibid).
Néanmoins, il n’y a nulle cicatrice nulle part dans l’œuvre
de Bernard Noël, mais des énigmes, des énigmes
qui ont la vie en elles et qui passent leur vie à celle des
lecteurs, comme un témoin dans les courses sportives, pour
l’agrandir d’un questionnement qui sera comme l’accélération
subite ou bien lente du mouvement d’interrogation et d’émerveillement
sur quoi se fonde non pas seulement toute lecture, mais toute entreprise
(toute approche qui soit réelle et non pas formatée
par tout ce que l’auteur de L’Outrage aux
mots blâme à juste titre comme mettant
en réalité la « sensure ») par quoi on ouvre
les yeux et se tient, sur la corde du sensible, debout, dansant, cherchant
à danser, ou l’oubliant, ou se désespérant
d’avoir oublié les gestes pour le faire, les gestes de
l’enfance.
Avec Bernard Noël, le mouvement incessant de l’écriture
et de la pensée qui s’y déploie et qui jamais
ne se fige au moyen d’une idée approchable entièrement
par l’intellection se confond avec le mouvement d’une
vie qui cherche dans l’écriture à découvrir
ce qu’elle ne sait pas et qu’elle ne va savoir que par
l’écriture, que par son mouvement, que par son déchaînement
brusque ou lent, que par la façon lente qu’elle a de
soulever la lumière. Dans un entretien, l’auteur de Journal
du regard confesse : « [j]’attends
de l’écriture ce qu’elle va me révéler
et non qu’elle enregistre un discours préparé
à l’avance. La littérature planifiée est
une caricature… » Et, dans Treize
cases du je, il ajoute : « [o]n n’a
quelque chose à dire qu’une fois qu’on l’a
dit. Les mots ne révèlent l’idée qu’en
l’achevant. » Cette idée, fondamentale,
fondatrice de l’acte même d’écrire, fait
songer irrémédiablement à ce qu’écrit
Michel Foucault en 1978 : « Si je devais écrire
un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant
d’avoir commencé à écrire, je n’aurais
jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris
que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette
chose que je voudrais tant penser. (…) Je suis un expérimentateur
en ce sens que j’écris pour me changer moi-même
et ne plus penser la même chose qu’auparavant. »
Il n’y a ainsi, et la revue Europe ne
cherche nullement à formaliser le contraire, aucun constat
possible, aucun embrassement possible par l’intellection de
l’œuvre si singulière de Bernard Noël, aucune
considération théorique qui s’exprimerait dans
une totalité (ou du moins dans une volonté de totalité,
c'est-à-dire de totalisation rêvée d’un
savoir possible quant à l’univers et l’œuvre
de cet auteur) rendant approchable la multitude de livres de l’auteur
des Plumes d’Eros comme un tout et
faisant affleurer fortement une unité d’œuvre complète.
L’œuvre et l’homme sont, aujourd’hui encore,
en mouvement. Ainsi, cet éventail de voix réunies est
manière de donner à découvrir l’œuvre,
mais surtout l’homme, sa gentillesse et bienveillance extrêmes,
la façon avec laquelle il ne brusque jamais l’autre,
mais accompagne, dans sa douceur, le plus grand déploiement
possible de l’identité de ce dernier. Sa voix, son écoute
sont toujours une façon de tenir l’autre dans sa plus
grande existence possible. De la même façon que son œuvre
est le plus grand lieu d’accueil pour l’intériorité
amoureuse, ou pour l’extime de la pensée qui s’insurge
contre la sensure, l’homme Bernard Noël cherche d’abord
et avant tout à faire exister l’autre dans un espace
d’écoute et de parole qui soit ce territoire qui lui
permettra de voir son existence s’incarner, qui lui permettra
par conséquent d’incarner son être. À son
éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui dit, au sujet de ses
lecteurs : « Je pense qu’il y a une rupture
générationnelle, et c’est justement ce contre
quoi je veux aller », il n’est que de répondre
que lorsque l’on a ouvert un livre de Bernard Noël, c’est
presque comme si ensuite l’on vivait au quotidien avec sa pensée,
dans une forme d’a-temporalité, l’œuvre singulière
de Bernard Noël étant elle-même infini tournoiement
dans l’esprit des lecteurs qui est lui-même mouvement
non arrêté (si ce n’est dans un savoir possible,
souhaité, mais l’auteur du Château
de Cène destitue chaque lecteur de ce souhait,
de cette possibilité, à chaque instant).
Cette a-temporalité de la pensée et de l’imaginaire
prenant en compte l’œuvre de Bernard Noël est augmentée
par la façon dont l’auteur lui-même articule son
regard dans une a-temporalité qui concerne la contemporanéité
au plus haut point, à la façon des plus grands. Il n’est,
pour le prouver, que de montrer à quel point le trajet de sa
pensée a des liens profonds avec celui de Paul Valéry.
Son trajet intime (celui de sa pensée cherchant la vérité
de la pensée, c'est-à-dire le hors-cadres de la pensée,
loin de la formulation, mais au plus près de l’informe)
fait beaucoup songer à celui de Valéry. La fin de cet
hommage sera ainsi, uniquement, l’occasion de faire affleurer
ces liens profonds, pourtant jamais étudiés (sans précision
du nom de l’auteur, toutes les citations sont de Valéry).
Afin de faire en sorte que cette évocation ne soit pas trop
longue (puisqu’elle est avant tout manière d’hommage),
il ne sera fait référence à l’œuvre
de Bernard Noël qu’incidemment, le lecteur étant
invité à s’y reporter, tant les idées de
Valéry qui sont mises en avant sont présentes dans quasiment
tous les livres de l’auteur du Château de
Cène, autrement dit dans son mouvement de pensée
qui fait, qui façonne aussi bien ses essais, ses romans que
ses poèmes.
Bernard Noël et Paul Valéry ne cessent
de nous faire comprendre qu’il nous faut nous défaire
de toutes nos habitudes de pensée, contractées depuis
l’enfance (« [l]’éducation profonde consiste
à défaire l’éducation première »,
écrit Alfred Jarry sous l’influence de Valéry),
mettre loin de soi le connu, qui est plus à craindre que l’inconnu
(Tel Quel I).
« [I]l n’y a qu’une chose à faire : se refaire
», ce qui « n’est pas simple » (Mauvaises
pensées), euphémisme de Valéry car se situe là,
l’auteur de Monsieur Teste en avait
bien conscience, comme Bernard Noël, la plus grande des difficultés.
Il faut, et c’est « presque un réflexe »,
« égaler à zéro tout [l]e fatras dogmatique
» (Etudes philosophiques). Si l’on
fait « quoi que ce soit », c’est toujours «
à partir de zéro » (Cahiers 11).
Mais est-ce seulement possible de « partir de zéro »
avec le langage ? Toute possibilité de langage ne se construit-elle
pas sur une impossibilité de virginité du regard ? Le
langage dans son érection la plus singulière n’est-il
pas l’affirmation et la reconnaissance du pré-appris
qui le constitue en propre, en force, le pré-appris regroupant
ici toutes les assises théoriques et sémantiques ayant
trait tout aussi bien aux structures de pensée, aux schèmes,
qu’a l’invariant d’une sémantique drainée
par le choix d’un langage en particulier. Pour partir de zéro,
ne faut-il pas plutôt, comme Michaux, et comme Bernard Noël
l’a fait et continue de le faire, partir du trait a-signifiant,
du trait graphique (« Je devais sans doute rencontrer la peinture.
La peinture est une base où on peut commencer à zéro
», écrit Michaux dans Saisir), dans la façon qu’il
a, inlassablement, de laisser le mouvement de sa main produire des
dessins qu’il nomme « labyrinthes » ?
Valéry néanmoins pense, plus encore que Bernard Noël,
qu’il est possible d’atteindre une remise à zéro
par la pensée qui se transmuerait en langage, en un langage
du moins qui ne soit pas a-sémantique (l’auteur de Monsieur
Teste fera pencher ainsi le langage du côté
de l’équation mathématique autant qu’il
le pourra), même si lui aussi s’est laissé capturé
par la possibilité du dessin, mais c’était plus
alors une récréation de la main, plus qu’une recréation
des formes à partir de l’informe.
Valéry comme Noël pensent que «
la grande affaire de notre vie [est] de remettre au zéro [il]
ne sai[t] quel index de notre sensibilité, et de nous rendre
par le plus court un certain maximum de liberté ou de disponibilité
de notre sens » (Pièces sur l’art).
Il faut ainsi, selon Valéry, atteindre à une «
véritable ascèse de la vision permettant de la débarrasser
de tout pré-concept, de toute forme de prévention »
(Cahiers 11) : la vision ne doit plus être
prévenue, ni protégée : elle doit être
plaque photographique réagissant au moindre signe, à
tous les signes sans exception, et non plus suivant le travail de
la conscience, laquelle classe et déclasse sans cesse (dans
un mouvement immuable qui se confond avec l’expression de l’identité
du sujet) la manière domestiquée par nos sens. Cet effort
de transformation de la vision dans le sens d’une virginité
sera poursuivi par Bernard Noël notamment lors de l’écriture
d’Extraits du corps, en expérimentant
des états-limites avec son corps afin que survienne une impression
d’étrangeté face aux choses, contraire à
la pensée requise par les criteriums de vérité
intériorisés, une impression forte d’étrangeté
face à ce qui semble être en lien avec l’évidence,
Bernard Noël expérimentant ces états-limites comme
pour faire en sorte que le corps ne soit plus en mesure de répéter
dans son acte de vision un apprentissage.
Ainsi, la primitivité (ou naïveté) du regard est-elle
indispensable pour qui veut atteindre à la connaissance du
monde, et de soi. Il faut, et c’est ce que chaque ouvrage de
Bernard Noël nous répète, casser l’automatisme
perceptif, afin de pouvoir « re-percevoir » comme pour
la première fois le monde et les objets qui le composent. L’éveil
doit ensuite s’effectuer « par points » (Cahiers
11) et selon soi. Etre en éveil d’une façon
inédite pour le monde (et neuve pour soi) signifie être
dans une disponibilité totale pour embrasser le monde comme
si lui et soi étaient nés dans l’instant. Autrement
dit rien ne doit être considéré comme allant de
soi : « quoi de plus étrange à mes yeux, ce matin,
que les choses se passent de telle manière, que « les
corps tombent », qu’il y ait des semblants de «
lois », une certaine suite, des constances, des périodicités
? » remarque Valéry (Mélange),
interrogation que reprendra à son compte, inlassablement, l’auteur
de L’outrage aux mots.
L’éveil (le réveil) de la vision, rendu possible
par une ascèse préalable, un défrichement intérieur,
permet de recueillir dans le champ de la conscience « des myriades
de faits », lesquels se perdent habituellement, car «
nous sommes étrangement simplifiés [:] tout ce qui est
proche est invisible. » (Variété).
Ces « faits » sont en vérité pour Valéry
des « phénomènes subjectifs non significatifs
» (Cahiers 3), des « quelconques
» (Cahiers 1), et parmi eux, il y
a « une infinité de faits inimaginables » –
les faits « imaginables [en] sont une infime partie toute subordonnée
» (Tel Quel I). Il s’agit de
se tenir toujours en relation avec l’informe, dont ils constituent
la matière.
« Dessiner l’informe. Voilà qui
est instructif » (Cahiers 21). Michaux
lui-même écrit dans Saisir cet impératif qu’il
a fait sien : « Désobéir à la forme. /
Comme si, enfant, je me l’étais juré. »
Or, Bernard Noël a ressenti très tôt, et continue
de ressentir, cet impératif. Mais qu’est l’informe
au juste ? Pour pouvoir en parler, il s’agit d’abord de
le définir, ou d’approcher une définition (ouverte)
qui ne l’enserrait pas, justement, dans une définition,
avec tout l’immuable que cela implique. Il s’agit en somme
seulement d’ouvrir un champ des possibles. Un champ interprétatif
que l’on pourra investir comme il nous semble bon ou loisible
de le faire.
Pour Valéry l’informe est le « degré le
plus pur du réel – du non interprété »
(il s’agit ainsi de reprendre contact avec le « primitif
chaos »), comme s’il s’agissait du « carrefour
des métaphores » (Cahiers 3).
Si l’informe est « plus vrai », c’est parce
qu’il est « moins appris » (Cahiers
2).
Considérer l’informe, c’est, en somme, voir quand
on ne sait plus voir. Et alors, « une première forme
d’univers » s’offre à nous « par l’ensemble
des choses » que nous voyons. Nos yeux « entraînent
» notre vision « de place en place, et trouvent des affections
de toute part » (Cahiers 25). Semblable
vision sera celle exprimée par Bernard Noël dans ses monographiques
d’art. Valéry ajoute que notre vision « excite
la mobilité de [nos] yeux à l’agrandir, à
l’élargir, à la creuser sans cesse » (Etudes
philosophiques). Ce travail de notre regard (qui n’est
pas sans rappeler celui du peintre sur la toile) est quasiment instinctif
: nous nous « abandonn[ons] à la vision, dans un champ
d’événements lumineux, que nous ne pouvons nous
empêcher d’unir entre eux par ses mouvements spontanés,
comme s’ils étaient dans le même temps. »
(Variété).
Il semble que Bernard Noël place, par ses dessins mêmes,
par ses « labyrinthes », le spectateur-lecteur-de-sens
dans une semblable disposition de primitivité du regard : le
lecteur reconnait justement les « affections » qui existent
entre les choses de « toute part », d’absolument
toute part, ne pouvant donner à son mouvement une structure,
une chronologie, tout au plus une dynamique infinie, épousant
ainsi le flux de la main de l’auteur de André
Masson, la chair du regard qui a fait naître les
signes graphiques de cette contre-écriture dans la force même
de son mouvement, sans visée aucune, le regard de l’auteur
devenant sa main qui s’approprie avec rage et rite un territoire,
le découvrant dans ses multiples correspondances possibles,
et ainsi réinventant sa vision, réinventant l’idée
même de vision.
Matthieu Gosztola, juillet 2011