Louis Brauquier
présenté par Jean-Michel Hatton
Je connais des îles lointaines
Le tramway, blanc de soleil,
Glisse dans la rue fournaise
Et solitaire. Une Anglaise
Entre dans le Grand Hôtel
Les maisons chaudes s'écartent,
Les persiennes aux balcons
Sont fermées. De grands yachts blonds
Lèvent les voiles et partent.
Garçon! un demi glacé.
Oh! la brasserie est fraîche
Dans l'ombre comme une pêche
A mes lèvres écrasées.
Des pages badigeonnées aux couleurs d'épices
parlant entre elles des langues aux senteurs lointaines, des réflexions
rêveuses crochetées au pantalon d'un passant ou sur les
lèvres d'une fille-de-joie à deux jets de pierre de la
Canebière... Louis Brauquier, né à Marseille en
1900, négociant, employé des Messageries Maritimes sur
les lignes de la Méditerranée et jusqu'aux extrêmes
de l'Orient, là-bas, ces bouts de monde il les a apprivoisés
sur les bords d'une carrière riche, dure et savoureuse pour mieux
les relâcher et les laisser s'inscrire, libres, dans la légende
des Provences.
Les femmes ont la chair nue,
Sous des corsages défaits,
Le ventilateur pressé
Gifle l'odeur de la rue.
Les mendiants des Augustins,
Sous le porche de l'église
Éclatant, verticalisent
L'ombre noire de leurs mains.
Et le soleil surplombant
Les mâtures des tartanes
Sur l'eau du Vieux- Port étale
Met des écailles d'argent.
Négociant-voyageur toute une carrière,
poète-peintre toute une vie, le cœur marié pour l’éternité
à (sa) Marseille, la cité Bleue, Brauquier tissa un souffle
brûlé d'une indépendance vivace autour de la poésie
du XXème siècle ; un filet parfois rêche certes,
mais sûr, dans lequel tous les amateurs de vie, de vrai et de
beautés simples, quels qu'ils soient, écrivains chevronnés
ou commun du peuple, pouvaient se rattraper et se reconstruire un imaginaire,
le temps d'une escapade de quelques lignes entre le Vieux-Port, Nouméa
ou Shanghai.
Comme vous me prenez, lourdes Iles lointaines
!
J'ai les yeux constellés de Tropique des nuits
Et les beaux archipels gardent mon agonie
Emportée dans les soirs des mers océaniennes,
Pour que ma vie soit rouge et verte
et ruisselante
D'algues et de coraux jaillis des fonds marins,
J'attends devant le port lumineux du matin
La solitude et la paresse, mes amantes.
Cet amour pour son port d'attache accroché au
plus profond de ses entrailles, allié à un amour indéfectible
pour tous les « là-bas », Brauquier le poète
devint l'un des hérauts moderne, bien involontaire soit-il dit,
de la Provence.
Car cette Provence, encore plus qu'une région
à ses yeux, elle est un pays ! Elle est, avant tout autre entité
nationale, sa patrie... C'est cette patrie donc, cette contrée
trempée de mer assaisonnant de ses marins, marchandises et accents
sautillants l'immensité du globe au gré des lignes maritimes
et du commerce, qui s'établit en lui comme la source première
de ses écritures. Tout y commence, tout en part.
Toute échappée, aussi longue, délicieuse ou ardue
soit-elle, l'y ramène toujours, comme afin de pouvoir repartir
de plus belle et mieux encore
voir le monde :
Tous ces sentiers qui disparaissent dans les collines
Je les ai négligés quand j'étais anxieux
De savoir où allaient les grandes routes blanches.
Elles m'ont entraîné jusqu'au bout de la
terre
Et ramené ici aux pieds de ces collines
Qui s'élèvent toujours vers les hauteurs de ciel.
Mieux voir le monde certes, mieux le partager aussi,
sans aucun doute. Car c'est bien en son partage que Brauquier, qui écrit
partout, ancre son œuvre. Un partage bouillonnant et emprunt de
liberté, peu soucieux de coller à une école artistique
ou un style d'écriture particuliers.
Aussi, à l'image de ses Tropiques brunies au rythmes des cargos,
il mélange, métisse les mots et les rêveries, et
en ramène des pages de poésie crues imbibées des
alcools pénétrants de l'Aventure et de l'Autre :
I
La vie est une aventure
Qui part pour l'éternité.
Je compte les encablures
Qui traîne ma destinée.
Nous avons l'inquiétude
Du visage de la mer.
Une angoisse d'or dénude
Notre cœur. L'horizon clair
S'emplit de beaux équipages
Qui viennent pour débarquer
Et jetant sur le rivage
La merveille des dangers.
Ville sud-américaine,
Ports nègres du Sénégal,
Gao qui dort dans la plaine
Du fleuve équatorial,
Tandis que nous fumions la pipe
Sur le Vieux-Port chaud et doux,
De nostalgiques visites
Nous entretiennent de nous.
II
Le courrier du Japon sur la mer lisse
et pâle,
Suit le remorqueur de Chambon.
Au bout du hangar 9, lents et lourds, font escale
Les chalands de charbon.
Les marteaux des calfats se mêlent aux murmures
De forge des chantiers.
Les vieux cargos montent au ciel sous la peinture
Leurs coques déchirées.
Le soleil du Zénith fait des signaux aux vitres
Des hublots ronds et des villas.
Des caisses de vermouth partent pour Pointe-À-Pitre.
Le rouge alcarazas
Aux persiennes du bar ouvert devant le môle suinte comme un fruit.
Dans le hamac de l'horizon aux lueurs fauves
L'Eté baille d'ennui.
Un mirage de feu sur la mer nue s'étale
Fantastique et chaud à crier,
Et le Nil bleu descend des régions centrales
En embrassant les palmeraies.
Le vent tiède et brûlé qui passe sur les sables,
Les appels des caravaniers,
Les discours et les cris des trafiquants arabes,
Les esclaves aux seins dorés,
A cause du récit fait par le capitaine
D'un trois mats négrier,
Montent, viennent vers nous en apportant l'haleine
Assoiffé du désert.
Et c'est un poison vert bu dans la calebasse,
Que nous offre un grand sorcier noir,
Qui mimait au soleil sur les chaudes terrasses
Les danses ivres de l'espoir.
Bibliographie :
« Et l'au-delà de Suez », Aix-en-Provence
: Éd. de la revue Le Feu (1922)
« Le bar d'escale », Aix-en-Provence : Éd. de la
revue Le Feu (1926)
« Eau douce pour navires », Paris : Gallimard (1930)
« Pythéas », Marseille : Éd. Cahiers du Sud
(1931)
« Le pilote », Tunis : Éd. des mirages (1935)
« Liberté des mers », Alger : Éd. Edmond Charlot
(1941)
« Liberté des mers » suivi d'« Écrits
A Shanghaï », Paris : Éd. de la N.R.F., Gallimard
(1950)
« Feux d'épaves », Paris : Éd. de la N.R.F.,
Gallimard (1970)
« Hivernage », Marseille : Collection Sud (1978)
« Peindre », Poèmes et Peintures ; Marseille : Michel
Schefer (1982)
« L'Auciprès Courouna de Nerto », Poèmes en
provençal, écrits avant 1920, publiés avec leur
traduction française par Louis Bayle : L'Esparganeu, L'Astrado,
Toulon (1982)
« Lettres de Louis Brauquier à Gabriel Audisio »,
choisies et annotées par Roger Duchêne, préface
d'André Roussin ; Marseille : Michel Schefer (1982)
« Aux Armes de Cardiff », Roman. Éd. La table Ronde
(2000)
Liens :
« Hommage à Louis Brauquier », par Roger Duchêne:
http://brauquier.free.fr/
« Brauquier », par Christophe Joseph : http://membres.multimania.fr/brauquier/