Pour
entrer dans l'univers de Marguerite Clerbout, on consultera avec profit
l'excellent numéro 3 de la revue Correspondances, paru
en 1994 et co-édité par L'Heur de Laon et les
Editions « La Différence ». Ce numéro,
réalisé par Yves Perrine, est entièrement consacré
à la poétesse et regroupe un grand nombre de documents,
témoignages et lettres : « pendant toute sa vie, Marguerite
Clerbout a entretenu une importante correspondance avec nombre d'écrivains,
de Paul Eluard à Vladimir Jankélévitch en passant
par Max Jacob ou Jean Cassou pour ne citer qu'eux. Ces lettres témoignent
non seulement de l'amitié de ces personnes mais surtout de leur
véritable admiration pour son œuvre poétique ».
Ce numéro s'ouvre sur un bel entretien mené par Yves Perrine.
Il faut remercier ici chaleureusement celui-ci (plus connu pour être
l'éditeur de La Porte) de continuer à faire venir du ciel
du paisible et de l'infini vers nous l'oiseau de la poésie de
Clerbout, chamarré du blanc du vide et du blanc des étoiles,
à le faire venir, sans jamais cesser ce mouvement, pour qu'il
soit comme un cœur à jamais battant dans nos cœurs
qui donnent à nos vies leur rythme de poussière et de
rêves.
On consultera également le numéro 8 de la revue Poésie
en voyage (réalisé aussi par Yves Perrine, en janvier
1998 cette fois), très bien fait et émouvant. Car on y
lit cette confidence du maître d’œuvre de Poésie
en voyage : « Pendant plusieurs années, j'ai réalisé
avec [Marguerite Clerbout] de nombreux livres manuscrits, souvent illustrés
par des amis artistes. Elle se plaisait à recopier ses poèmes
en ma compagnie : une façon de me garder près d'elle plus
longuement. Une façon pour moi de l'accompagner dans la solitude
grandissante de ses dernières années ».
Et, avant même de faire le pas vers ces ouvrages, on se reportera
à la fin de cette fiche, qui donne à redécouvrir
l'intégralité du texte que Jankélévitch
écrivit sur Clerbout, texte qui déploie admirablement
quelques-unes des harmoniques de son univers où le poétique
et le sensitif, courants par elle indifférenciés, magnifiquement
se mêlent.
_
Bouquet de poèmes (pour certains inédits,
donnés à lire grâce à Yves Perrine).
Il y a
La pluie qui brouille tout
et sait dessiner sur l'eau
Il y a
La neige qui ne reste que sur la terre
et les feuillages
Il y a
L'aurore qui découvre les
roseaux.
*
**
La pervenche
Le bleu est dans le ciel dit la pervenche
- tous les bleus du jour et de la nuit - Le bleu des bois, c'est nous.
Il paraît que nous passons dans les contes, qu'on nous voit et
qu'on nous recherche, le bleu pour une pervenche, c'est la couleur où
vivre - dans les contes le bleu, c'est peut-être aussi la couleur
où vivre mais les contes, je me suis laissé dire, ce sont
les histoires voulues des hommes, il y a donc des histoires que les
hommes ne veulent pas. Étrange chose ! Étranges hommes.
Il n'y a qu'une merveille, c'est d'être une pervenche dans les
bois.
*
**
Le miroir magique des quatre saisons
Printemps
on le tournait
pour voir le muguet dans les bois
pour un nid dans les hauteurs
Été
on le tournait
pour voir l'alouette se perdre dans le ciel
au-dessus des champs de blé
Automne
on le tournait
pour voir une pomme
rouge et jaune dans les feuilles vertes
Hiver
on le tournait
pour voir un arbre sans feuilles
soudainement en fleurs de neige
*
**
joie de l'éveil
étoiles souveraines de solitude dans la lumière
- les oublier pour pouvoir les retrouver
*
**
Solitude des étoiles toutes ensemble
*
**
étoile la vie
l'oiseau qui vient du ciel va te rejoindre
*
**
espace
un oiseau dans ses couleurs
fragile
sur une branche fragile
repos du ciel
*
**
parole pour un peintre
j'ai vécu dans les couleurs
j'étais dans la joie du jade vert
la mémoire d'une source ombragée
*
**
MUSIQUE
si tu écoutes, tu t'en vas.... écoute pour disparaître
*
**
Perfection des feuilles d'automne
bruisser au vent
filer sur l'eau
d'où vient cet accord où
je vois ?
c'est un ailleurs
*
**
L'arbre qui ne pèse plus sur
la terre
il se penche
et c'est le vent
il s'éclaire
et c'est la lumière
*
**
Effets de choses subtiles
les merveilles de l'asymétrie
ont eu de tout temps
l'accord de l'eau et du vent
-
(photo tirée de Correspondances)
Préface du recueil Pour un nuage violet
(Mortemart, Rougerie, 1984, 142 pages) écrite par Vladimir Jankélévitch
:
« A partir de 1972, une amitié forte unit
Marguerite et le philosophe Vladimir Jankélévitch. Il
préface le très beau Pour un nuage violet, édité
chez Rougerie en 1984, qui reprend les deux recueils précédents
ainsi qu'un grand nombre de poèmes parus dans diverses revues.
» (Yves Perrine). Voici l'intégralité de cette préface
:
« C'est par la musique de Debussy qu'on accède le mieux
à l'univers poétique de Marguerite Clerbout. Marguerite
Clerbout vit à la campagne, dans la familiarité quotidienne
de ce monde végétal et agreste où elle est plongée.
Jamais pourtant elle ne décrit à proprement parler ce
monde-là. La vocation du poète n'est nullement de définir
la substance éternelle des choses qui croissent, poussent, se
flétrissent : elle est plutôt de nous faire participer
par l'intuition au mouvement universel de la croissance, du flétrissement
et de l'inépuisable renaissance. La nature qui enveloppe Marguerite
Clerbout n'est pas seulement le lieu des travaux et des jours : elle
est aussi le spectacle continuellement offert à l’œil
du poète ; ce spectacle, c'est d'abord l'alternance cyclique
des saisons, alternance où chaque apparition est compensée
par une disparition et modifie le visage et la couleur du monde. Les
éléments poétiques de ce spectacle sont aussi les
plus anonymes et les plus mystérieusement impersonnels, les plus
éloignés de tout anthropomorphisme ; les plus diffluents
aussi, - car ils n'ont ni structure ni visage. Tels sont l'eau et le
vent, - l'eau qui est toute diffluence, l'air qui est toute inconsistance
; Debussy les fait dialoguer entre eux dans la troisième partie
de la Mer. C'est le dialogue de la diffluence et de l'inconsistance.
Parmi les météores qui font rêver l'imagination
du poète, il y a d'abord les longs fils de la pluie : elle s'égoutte
goutte à goutte et de feuille en feuille, distillant l'une après
l'autre les notes de sa musique sempiternelle. Une pluie rare s'écoute
dans la nuit, s'écoute sans fin, s'écoute dans le feuillage
(Pour un nuage violet). Marguerite Clerbout elle aussi nous
fait entendre la musique des «Jardins sous la pluie», des
jardins sous l'averse, et aussi les «cloches à travers
les feuilles», filtrées une par une à travers la
courtine des feuillages. Cette fluidité-là est sans forme
parce qu'elle est million et milliard de formes. Plus insaisissable
encore que la diffluence de la fluidité, voici les brumes souveraines
en leur suprême inconscience ; elles font trembler les formes
dans l'indistinction de leur brouillard. Mais au- delà de cette
inconsistance il y a l'agitation des vents, qui est le désordre
par excellence : non seulement les vents portent les messages et relationnent
les continents, comme les vents migrateurs et les nuages voyageurs,
ou comme le vent dans la plaine ; mais en outre ils bousculent
l'armée des nuages. Ce qua vu le vent d’ouest.
Il n'a rien vu de dicible, le vent d'ouest, et il nous parle de choses
qui ne peuvent pas se raconter dans le langage des hommes. Vents en
furie, ils brassent à l'infini le désordre originel et
la disparité primordiale ; ils font danser et tourbillonner les
feuilles d'automne, ils secouent la chevelure ébouriffée
des grands arbres. Surtout, ils ravinent l'océan et continuent
de défaire sans fin les architectures croulantes qu'ils ont eux-mêmes
édifiées ; ils défont sans relâche l'harmonie
sans cesse restaurée. Et l'homme, dans tout cela, qu'est-il devenu
? L'homme lui-même, en général, est absent, comme
il est absent chez Debussy ! Ou bien, s'il est présent, c'est
dans les traces muettes et impersonnelles que sa présence absente
a mystérieusement imprimées sur la neige. Quant aux dialogues,
Debussy a surtout entendu un double grondement, qui est celui de l'océan
et de l'ouragan.
Ici-bas, tout est vibration, alternance et changement ; et pourtant
il n'y a pas à proprement parler d'évolution continue.
L'univers de la poésie est aussi le monde de la simultanéité,
ou mieux de la coexistence universelle. Pour un regard toutes les choses
du monde sont données ensemble ou, s'il y a émergence,
« naissent ensemble » (L'iris et l’oiseau).
Ailleurs encore (Brumes souveraines) le poète nous parle
des oiseaux qui ont vécu les printemps de la terre sans se connaître,
sans se reconnaître ; sans communiquer entre eux, sans se donner
le mot ; en vertu d'une connivence immédiate et instinctive ou
comme par l'effet d'une télépathie mystique... On dirait
qu'un influx immémorial met en rapport les oiseaux anonymes :
portées par l'onde magnétique, ces créatures ailées,
oublieuses et inconscientes, s'envolent d'un seul envol, parcourent
instantanément les vastes plages du ciel et puis se posent toutes
ensemble comme si un chef d'orchestre invisible avait synchronisé
leur retour. Marguerite Clerbout nous dit aussi les oublis dans les
étoiles, - les étoiles qui vont si loin, et qui reviennent,
dans les temps et dans les nuits. Si l'attente de ce retour suggère
une idée de périodicité et de rythme, l'harmonie
des contraires, sur laquelle repose la paradoxologie d'Héraclite
est pourtant l'indépassable mystère, le génial
décousu de la poésie. « Oubli qui chante »
: c'est ainsi que le poète appelle l'oiseau. Autour du vol
de l’oiseau, tout devient oubli - il est déjà passé...
Il a disparu dans le néant des intermondes. Et ceci encore :
A l’instant l’oiseau suffit... Il fuit (Pour un
nuage violet). La poétique, - et nous allions dire la cosmologie
de Marguerite Clerbout implique-t-elle ou exclut-elle l’ «
harmonie » ? En fait l'harmonie des contraires est une harmonie
et n'est pas une harmonie : les deux ensemble. Toute symétrie
est brisée, toute corrélation disloquée, toute
facilité mise à l'écart ; toute assonance apparaît
fortuite ; une musique hermétique extraordinairement concise
résonne autour de ces brévissimes recueils ; dans les
minuscules poèmes de Marguerite Clerbout, purs comme des gemmes
infiniment précieuses, il n'y a pas un atome de complaisance
ni une minute d'attardement ; la chanson de mon frère le Vent
et la chanson de ma sœur la Pluie ne chantent rien ; du moins rien
de reconnaissable : on dirait qu'elles jouent de nous décevoir
; elles ne veulent pas séduire le premier venu.
Naître, c'est rencontrer le vent (L’oiseau
d'eau : Contes du feuillage et de l’eau). Et puis, quand
le vent est brusquement retombé, la merveilleuse inégalité
du monde et des mouvements perturbés qui le parcourent apparaît
en pleine lumière. Tout est sens dessus dessous ; l'espérance
est désormais l'origine et la source, l'origine nous renvoie
à l'horizon lointain (L'iris et l’oiseau).
Le monde, lisons-nous dans Brumes souveraines, est ouvert et
léger. Ouvert - mais on ne sait sur quoi, ouvert sur un ailleurs,
ouvert à l'infini, ouvert sur l'ouverture. Ouvert et d'autre
part léger. L'arbre lui-même, qui est enraciné dans
le sol, ne pèse plus sur la terre (Pour un nuage violet)
; sa chevelure ondule dans le vent... Celui qui n'a pour paysage
que les lointains a la nostalgie du nuage qui s'en va léger,
léger, vers où ? qui s'en va toujours ; il voit une île
souveraine déliée par les vents (Pour un nuage
violet). Quelque chose de l'impair verlainien revit dans cette
métrique de la disparité. L'impair, « sans rien
en lui qui pèse ou qui pose », maintient la poésie
de Marguerite Clerbout dans un état d'instabilité, et
l'on dirait presque d'apesanteur. Cette poésie de l'impair a
pour limite extrême le silence. Un nuage léger, glissant
dans l'azur, semble pesant auprès d'un tel silence. Réveille-toi,
impalpable ! Réveille-toi, la nuit vient, dit le poète
aux nuages noctambules, aux nuages de pourpre qui dorment le jour et
sillonnent le ciel des nuits. Par-delà le pianissimo d'Albeniz,
par-delà les Nuages de Debussy, où trois, quatre,
cinq p donnent à peine une idée de l'impalpable-impondérable,
il n'y aurait plus en effet que le silence lui-même. Ou plutôt
non, ce n'est pas le silence et encore moins l'inexistence. Une goutte
de rosée tremble au bord d'une feuille. Dans ce monde de la leggerezza
poétique où tout est chuchotement, frémissement
et tressaillement infime, tremblante pudeur, on ne distingue pas entre
le poids de l'oiseau et le poids de l'instant. La parole poétique
n'est qu’un souffle. Mais ce souffle, ô merveille ! est
l'haleine d'une fée et le soupir d'un brin d'herbe ; ce souffle
est la rumeur infinitésimale qui monte de la terre et descend
du ciel dans le silence des nuits. »
Matthieu Gosztola