TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

L'arbre à parole
Colette (1873-1954) et Ariane Dreyfus,
main dans la main
par Matthieu Gosztola.

 

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Quelques pages magnifiques, extraites de Mes apprentissages (« ce que Claudine n’a pas dit », Paris, Ferenczi, 1936), pour commencer. Quelques pages pour que s’exorbite notre cœur de notre corps, et faire qu’il tourne autour de nous, planète dont les pulsations seront une façon soudaine et douce qu’aura notre regard de s’ouvrir. De nous ouvrir pour que tout rentre.

« De la première, de la seconde année de mon mariage, je conserve un souvenir net et fantastique, comme l’image que l’on rapporte du fond d’un rêve désordonné dont tous les détails, sous une incohérence apparente, contiennent des symboles clairs et funestes. Mais j’avais vingt et un ans et j’oubliais à chaque moment les symboles.
Les enchantements d’une réclusion volontaire ne sont pas que maléfices. Avant que l’épisode Kinceler ne me donnât la conscience du danger, le goût de durer et de me défendre, j’ai eu beaucoup de peine à accepter qu’il existât autant de différence entre l’état de fille et l’état de femme, entre la vie de la campagne et la vie à Paris, entre la présence — tout au moins l’illusion — du bonheur et son absence, entre l’amour et le laborieux, l’épuisant divertissement sensuel...
J’avais des compensations. Je goûtais des loisirs longs et protégés comme ceux des prisonniers, et des repos d’infirme. Couchez un enfant plâtré, ou blessé, il s’accommode bientôt de son impotence. Il meuble sa couche, et s’y attache. Pour lit, pour biens et pour refuge j’avais mon insociabilité, ma jeunesse, l’aversion de la ville qui m’entourait, une terrible obstination à vouloir souffrir par l’amour plutôt que de renoncer à lui ou de me plaindre. J’avais des livres, et le poison nonchalant, à constant débit, d’une salamandre allumée dès septembre, éteinte en juin. J’avais des amis nouveaux, et point d’amie. La compagnie des hommes mûrs plaît aux filles jeunes, mais elle les attriste secrètement. Mon mari comptait quinze ans de plus que moi. Pierre Veber, témoin de M. Willy, avait rejoint après notre mariage les compagnons que méritaient, qu’exigeaient ses vingt-huit ans frais, sveltes, chuchoteurs, spirituels. Quand il venait rue Jacob, je respirais l’air qu’il agitait, son parfum d’homme jeune et soigné, je le regardais avec surprise, avec plaisir, et je ne pensais pas que j’aurais pu le convoiter. Cependant la calvitie de M. Willy miroitait sous la lampe, et non loin de lui Paul Masson, mélancolique commensal facétieux, tiraillait sa petite barbe pointue, qui grisonnait... Mon autre ami, Marcel Schwob, à trente ans n’avait de jeune que sa passion de toutes connaissances humaines, sa véhémence, son agressive lumière à éclats brusques...
Je ne m’ennuyais jamais avec mes compagnons dessaisonnés. Mon besoin chronique de revoir « Sido », de vivre auprès d’elle, je le trompais en lui écrivant des lettres quotidiennes... Je m’enlisais dans le demi-songe, le demi-jour, le flottement, l’habitude de me taire, le vague plaisir d’être pâle, un peu essoufflée, d’épandre, sur une longue robe d’intérieur style Renaissance, mes longs, mes lourds cheveux aussi longs que moi-même...
Sauf que je savais les brosser et les tresser, j’étais maladroite à les coiffer, ces longs cheveux que les mains de ma mère n’avaient jamais épinglés en chignon. Quand j’avais froid, je les dénattais, et je me réchauffais sous leur nappe tiède. Pour la nuit, je les retressais, et je rêvais serpents, quand l’extrémité de mes tresses se prenait entre mes orteils.
Mon beau-père présida (en 1895? 94?) le bal annuel de Polytechnique, où je parus à son bras, dans une belle robe vert d’eau à berthe de dentelle, chef-d’œuvre d’une couturière batignollaise. On regarda beaucoup la « jeune fille », aussi verte que sa robe, — j’étais très malade — son ruban noué au-dessus du front, sa couleuvre de cheveux perdue dans les plis de sa traîne...
Cette « jeune fille » décolorée était en chemin de mourir, mais ne mourut point. Elle donna beaucoup de souci au docteur Jullien, le grand médecin de Saint-Lazare, qui la soigna pendant plus de deux mois, et la semonçait tendrement : « Mais guérissez, voyons ! Aidez-moi! Je m’évertue tout seul à vous guérir ! » Il y a toujours un moment, dans la vie des êtres jeunes, où mourir leur est tout juste aussi normal et aussi séduisant que vivre, et j’hésitais. Comment d’ailleurs me serais-je plainte d’un mal qui me ramenait « Sido »?
Car elle vint, portant un mince bagage de robes en satinette, et de camisoles blanches pour la nuit, elle vint lorsque le docteur Jullien lui écrivit qu’il ne me sauverait probablement pas. Elle cacha tout, me soigna avec une passion gaie, coucha dans la noire salle à manger. Je la trouvais seulement un peu rouge, et haletante. Sans doute, elle peinait à toute heure, me halait loin d’un seuil qu’elle ne voulait pas me voir franchir. Aussi guéris-je. Alors « Sido » se replia en hâte vers celui qui languissait, vers mon père, non sans que m’ait frappée la singulière distance qu’elle marqua constamment à celui qu’elle nommait toujours — ne fais-je pas bien en l’imitant ? — Monsieur Willy.
Faute d’avoir recommencé une « grande maladie » je n’ai plus jamais éprouvé le surprenant état qui ne me laissait pas assez de forces pour souffrir beaucoup. Couchée soixante jours, je me souviens que j’étais gaie et riais facilement. Je soignais mon visage et mes mains, je confiais mes pieds et ma chevelure à « Sido ».
Mais l’eau me manquait comme la pluie à une plante. J’implorais des bains, que mon miséricordieux médecin m’accordait à regret tous les cinq ou six jours. Une fois la semaine on « montait » un bain, comme on eût fait au XVIIIe siècle. Un annonciateur velu et robuste paraissait d’abord, encapuchonné d’une baignoire en cuivre rouge qui avait dû connaître Marat. Puis, venaient des seaux fumants, que l’on ne versait pas sans napper la baignoire d’un linceul de grosse toile. Les mains de ma mère enroulaient mes tresses au-dessus de mon front. Quatre bras me prenaient, me déposaient dans l’eau chaude, où je grelottais de faiblesse, de fièvre, d’envie de pleurer, de misère physique. Séchée, recouchée, je claquais des dents un long moment et me divertissais à regarder les garçons de bains reprendre l’eau à grands seaux d’abord, à petites casserolées pour finir. Le sarcophage de cuivre s’en allait; Juliette, la petite bonne, épongeait ses traces, et Paul Masson entrait me faire visite, à moins que ce ne fut Marcel Schwob, ou plus rarement Mme Arman de Caillavet. La célèbre amie d’Anatole France fut bonne pour une malade si jeune, si peu défendue, si longtemps confinée sur un triste lit en noyer ciré, dans une chambre où rien ne parlait de choix, de confort ni d’amour. Elle posait sur mon drap un ananas, des pêches, un grand fichu de foulard noué en sac à bonbons... Sa mante de zibeline s’achevait en fraise de dentelle, un oiseau de Minerve, qui lui ressemblait, la coiffait, ailes ouvertes. Elle demeurait peu, mais sa belle main à paume large, l’essoufflement de sa voix péremptoire, son parfum outrecuidant m’étaient d’un secours vif et passager. »

Et maintenant, Ariane Dreyfus prend la main de Colette (c’est un extrait de l’indispensable La lampe allumée si souvent dans l’ombre qui vient de paraître dans la collection « en lisant en écrivant » des Éditions José Corti).
Pour comprendre la façon dont cette poétesse se trouve bouleversée par des détails de l'oeuvre, qui s'enracinent au plus profond d'elle, lui apportant, en surface, les branchages nécessaires pour que les oiseaux clairs de vivre viennent s'y nicher, pour comprendre la façon dont elle se trouve bouleversée par Colette, bouleversée comme une eau peut l'être, entraînée dans son propre courant qui est d'avancer et d'avancer toujours, il n'est que de relire un passage de La Chambre claire de Barthes : « […] j'allai voir, avec des amis, le Casanova de Fellini ; j'étais triste, le film m'ennuyait ; mais lorsque Casanova s'est mis à danser avec la jeune automate, mes yeux ont été touchés d'une sorte d'acuité atroce et délicieuse, comme si je ressentais tout d'un coup les effets d'une drogue étrange ; chaque détail, que je voyais avec précision, le savourant, si je puis dire, jusqu'au bout de lui-même, me bouleversait : la minceur, la ténuité de la silhouette, comme s'il n'y avait qu'un peu de corps sous la robe aplatie ; les gants fripés de filoselle blanche [...] ».

LE CRI CHANTÉ


« Crier sauve autre chose que la vie. »
(Avouer de Colette, inédit)

« Quand vivre me pèse ou me désole, je n’hésite plus : je relis Colette. Je peux y entrer par n’importe quel côté, même le plus désavoué, comme les Claudine. Car enfin, commencer son premier livre par : «Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny ; j’y suis née en 1884 ; probablement je n’y mourrai pas», c’est avoir déjà compris que s’écrire n’est pas affaire de confession directe, que le lecteur attend surtout de faire un bout de chemin - pour moi décidément la vie entière - avec quelqu’un comme une force de vie ; et qu’appartiennent aussi à cette force les pentes obscures et relâchées : « Je crois d’ailleurs que c’est parce que je passe mon temps à faire des choses que je regrette que je les sens si vivement et que je les écris d’une manière un peu personnelle » (1). J’aime absolument ces mots de Rachilde : «Claudine à l’école n’est ni un roman, ni une thèse, ni un manuscrit, ni quoi que ce soit de convenu ou d’attendu, c’est une personne vivante et debout, terrible.» Elle a raison, et les quelques oripeaux qui nous agacent aujourd’hui dans ces premiers livres n’ont aucune importance. J’aime parfois avancer dans les chemins les plus broussailleux pour aller vers Colette, ils le sont d’ailleurs tous à leur façon, puisqu’il n’y a pas d’innocence possible à celui qui a choisi d’être lu. Enfin, il faut avoir traversé les Claudine pour accéder à ce miroir de l’autre côté duquel Colette convoque Claudine dans un dialogue vertigineux où, croyant conjurer ce trop forcé reflet d’elle, l’une et l’autre rivalisent si bien d’amertume souriante que c’est elle-même qu’elle conjure : qui se cherche en écrivant rencontre parfois la nuit qui « lentement dévore les visages » (2). Son œuvre est celle de quelqu’un qui s’attend toujours à basculer. Et charme l’abîme.
Par n’importe quel côté donc, même le plus méconnu - mais je connais si bien Mitsou, pour y pleurer toujours mes propres larmes. Et pourtant, cette petite vedette de music-hall, quand elle écrit à son Lieutenant Bleu, fait comme nous tous quand nous écrivons vraiment, comme Colette l’a fait de mieux en mieux - il fallait bien : la douleur physique et l’impotence, la vieillesse irréversible, ce n’est pas rien à apprivoiser - Mitsou sait qu’écrire et pleurer ne vont pas ensemble : «Je n’ai pas commencé ma lettre sans réfléchir comme vous me le demandiez. D’abord ce n’est pas dans ma nature, ni dans mes possibilités. Et puis, il faut donner aux personnes le temps de lire une lettre, de bien la lire, de sourire, de se moucher, de s’essuyer les yeux et de raisonner.» Ecrire pour ne pas perdre la tête, voilà ce qui fait l’unité d’une œuvre avide de survie (elle a, à travers Léa, cette périphrase pour désigner le chagrin : «un mal de cœur moral » (3), qui en dit long sur son type d’endurance), à la voix lancinante et ferme, quelle qu’en soit la tonalité, du monologue navré et courageux de la dernière lettre de Mitsou (4) à l’alacrité intempestive et combien revigorante des filles Eudes dans Le Toutounier, qui est comme la forme idéale de mes propres nerfs. Cette voix dit toujours la même chose : «En somme, j’apprenais à vivre. On apprend donc à vivre ? Oui, si c’est sans bonheur. La béatitude n’enseigne rien. Vivre sans bonheur, et n’en point dépérir, voilà une occupation, presqu’une profession.» (5)
Pourquoi ces lignes m’enchantent-elles ? Parce que cet éloge du manque est paradoxal. Or tout, absolument tout chez Colette - structure du récit, descriptions, personnages, situations, réflexions - repose sur la figure du paradoxe, qui me semble être au cœur de ce qu’elle appelle «la rêverie maniaque, où quotidiennement je m’abuse sur ma sagesse. Méditation, si vous voulez… Il n’y a pas de méditation sage. Toute méditation habituelle contient un principe de délire.» (6) Le paradoxe envahit toute l’œuvre, à certains je comprends qu’il donne le tournis, il est toutefois le tonique que je vais chercher chez elle. Voici ce que devient par exemple un merle dévorant les cerises :
«Qu’il est beau !…chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…
- Mais, maman, l’épouvantail…
- Chut… L’épouvantail ne le gêne pas…
- Mais maman, les cerises !…
Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
- Les cerises ?… Ah! oui, les cerises…
Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me foulait avec tout le reste, allègrement…»
(7)
Paradoxe encore que ce bouleversant visage : «Une amante, de tout blessée, assez magnifique pour tout pardonner, resplendissait dans le haut du visage de Vinca ; une petite fille désolée, un peu comique, grimaçait gentiment par sa bouche et son menton tremblant.» (8) Et Gigi donc ! Il faudrait tout citer de cette œuvre jubilatoire, entièrement écrite à rebrousse-poil du sens commun, puisque cette jeune fille, perfection de fraîcheur et de grâce non jouée, est le fruit de l’éducation apparemment insensée de deux vieilles femmes au passé peu honorable. Non, je ne me lasse pas des paradoxes colettiens, j’y entends qu’on n’a jamais le dernier mot sur la vie, sur son plaisant esprit de contradiction.
Colette fut si soucieuse de renaître toujours qu’elle a même, assez largement, enfanté sa propre mère. L’affaire est connue, il suffira de rappeler que les lettres de Sido qu’elle nous donne comme trésors de sagesse et de style dans La Naissance du jour ont été réécrites par elle : grande confiance donnée à l’écriture, en tant que travail et rêve mêlés, pour s’y construire inlassablement par devant soi. Et je m’émerveille de l’entendre ouvrir La Naissance du jour sur la reprise de plus en plus déployée de cette affirmation : «Je suis la fille de celle qui (…) Je suis la fille d’une femme qui (…) Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui (…)» comme si elle chantait sa propre naissance pour la vivre. Elles ont bien résonné, ces paroles d’un docteur à une Colette jeune mariée se laissant mourir : «Mais guérissez, voyons ! Aidez-moi ! Je m’évertue tout seul à vous guérir.» (9) Toute son œuvre sera intériorisation et développement de telles semonces, une de ces œuvres rares et précieuses, capables, à la façon de Montaigne, d’assumer la vie en faisant l’économie de toute transcendance.
Vous me trouvez bien loin de la Colette sensuelle, bonne vivante même, qu’on se représente toujours ? De cette bonhomie gourmande, si perceptible dans sa «voix caverneuse» (10) que la radio nous a conservée ? Cette Colette-là, je la connais aussi, mais je n’oublie jamais qu’elle a su dire, en même temps que la jouissance, le déchirement de la jouissance : «la tristesse aux douces mains puissantes, guide et compagne de toutes nos voluptés» (11), l’impureté de tout : «Il y a souvent plus d’angoisse à attendre un plaisir qu’à subir une peine» (12). Conscience qui donne un éclat parfois insoutenable à ce qu’elle a su écrire des gestes de l’amour et des pensées qui accompagnent ces gestes-là.
Mais enfin, me dira-t-on, Colette a tellement chanté les plaisirs des sens et la beauté du monde ! N’avez-vous pas une indigestion - pages de dictées fleuries - de ces phrases à recoins ornés sur la faune et la flore, et les régions de France ? Oui, je vois bien de quoi vous parlez, puisque j’ai à peu près tout lu d’elle. Mais justement, parce que j’ai tout lu, je peux l’accompagner là aussi. Ce qu’elle regarde ne me requiert pas toujours, mais sa volonté de regarder, si - souvenez-vous des «Et tu vois (…) Et remarque bien » de Sido - «Découvrir qu’il n’y a pas de désert, c’est assez pour que je triomphe de ce qui m’assiège.» (13) Avide, sans doute, mais comme elle a raison de faire ce geste, et de le dire : «Partout est la chaleur, si nous lui tendons nos mains froides, si notre souffle l’attise.» (14) J’accepte même qu’elle soit féroce parfois, puisque la vie déséquilibre. Et retorse aussi, car créatrice : «L’art, c’est le mensonge, et c’est parce que je mens que mes livres existent.» (15) Seulement il ne faut pas s’arrêter de créer, comme le rossignol qui ne cesse plus de chanter toutes les nuits pour éviter de se retrouver ligoté dans son sommeil : «il chante pour chanter, il chante de si belles choses qu’il ne sait plus ce qu’il veut dire. Mais moi, j’entends encore à travers les notes d’or, les sons de flûte grave, les trilles tremblés et cristallins, les cris purs et vigoureux, j’entends encore le premier chant naïf et effrayé du rossignol pris aux vrilles de la vigne.» (16) Alors je veux bien l’accompagner, jusque dans ses accès de boulimie énumérative, pas plus dupe qu’elle ne l’était elle-même de ces splendeurs descriptives : «La Chatte Dernière, qui se mourait, indiquait, d’un geste de la patte, d’un sourire de son visage, qu’une ficelle traînante était encore objet de jeu, aliment de la pensée et de l’illusion féline. Chez moi, on ne me laissera pas manquer de bouts de ficelle.» (17) Ecrire, c’est bien jouer sérieusement et sans illusion, travailler chaque phrase (18) pour tendre vers l’insaisissable plénitude dont l’écriture est la source la plus sûre. Par rapport à la vie, l’écriture est comme une asymptote, elle la frôle sans se joindre à elle ou se détacher d’elle, elle lui est comme une doublure plus chaude. Cette doublure, Colette l’a parfois un peu trop brodée. Elan excessif, c’est tout, mais elle savait bien sur quoi écrire repose : c’est avec elle que j’ai appris, et réapprends, qu’on ne meurt pas de perdre. «Nous tenons par une image aux biens évanouis, mais c’est l’arrachement qui forme l’image, assemble, noue le bouquet» (19). On n’écrit pas sans être séparée, et on ne sera plus que séparée tant qu’on écrira. Mais moins que si on n’écrivait pas. Enfin, c’est ce qu’il faut se dire.
Là où le jeu se fait le plus ardent, c’est devant les visages. «Le visage humain fut toujours mon grand paysage » (20). Au point que les fleurs en ont : «Pensées à gueule de reître» (21) ; «O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre» (22). Les bêtes aussi, qui sont d’ailleurs de sûrs miroirs aux humains. En effet, Colette n’aura autant parlé des bêtes que parce que celles-ci, ne se plaignant jamais, sont un étalon de valeur morale : «Quand donc le sort cessera-t-il de mettre devant moi des chattes qui cherchent une âme digne d’elles ?» (23). Mais devant les visages humains, les sentiments de Colette sont infiniment plus mêlés. Ils exigent un autre degré de vigilance, à la mesure des angoisses variées, des éblouissements aussi, qu’ils sécrètent. A aucun autre endroit de leur corps ses personnages n’atteignent une telle éloquence - involontaire ou pas - parce que Colette ne cherche pas tant à les décrire qu’à les déchiffrer. Tout lui est « chiffre » à décoder, mise à l’épreuve de sa clairvoyance : « ’ 20 francs d’amende ! (…) Ils me font rire.’ Elle ne rit pas, mais fit une grimace douloureuse qui montra, entre ses lèvres maquillées, ses gencives presque aussi blanches que ses dents.» Ainsi se révèlent à la fois le déplorable état physique et la vaillance de Gribiche, qualité qu’elle partage du reste avec tous les travailleurs du music-hall, auxquels Colette consacra des pages inoubliables. Il y a ainsi pour le lecteur de très forts moments d’hallucination visuelle où le visage de quelqu’un n’existe que par ce que l’on est censé comprendre ou deviner de son histoire ou de son être, tels «les très beaux yeux de jalouse » de Jane (24). Ou bien nous hallucinons le visage par ce qu’il provoque chez les autres : «Son sourire lui faisait une figure de femme. Elle souriait avec une expression à la fois hautaine et prête à tout, qui donnait aux hommes l’envie d’essayer n’importe quoi » (25). Court-circuitage si efficace que nous pouvons parfois voir un visage sans même qu’il soit décrit, uniquement par la répercussion qu’il exerce sur autrui : « L’édifice tout entier fondait d’humidité et de désolation. ‘ C’est pas mal, remarqua Lise adoucie. Carmen, t’as vu la statue qui tient le globe ? ‘ Mais elle saisit l’expression de mon regard et se tut » (26). Enjeu vital donc, que de lire, et rendre lisibles, les visages de nos « inquiétants semblables » (27).
Mais le plus saisissant, c’est celui de Gribiche surgissant indescriptiblement au terme de son atroce histoire. Les mots de Colette, pour en parler, sont inouïs, confondant code, métaphore et pictogramme : «Je suspends encore à la mémoire de Gribiche les attributs du silence, y compris ceux qui servent, dans l’écriture musicale, à signifier l’interruption de la mélodie : la pause, muette hirondelle sur les cinq fils noirs de la portée ; le soupir, petite hache accrochée aux mêmes fils ; et le point d’orgue, pupille fixe sous un grand sourcil terrifié. » Vision distante et terriblement directe. Colette autrefois se cabra devant elle, en fit des cauchemars car il s’agit d’une histoire de sexe, de douleurs aux entrailles et de mort. Mais par l’écriture elle a su ne pas complètement reculer ; ne pas recevoir de plein fouet et pourtant dire. Enraciner l’art le plus élaboré dans l’obscur qui saisit au ventre.
« Rêver, puis rentrer dans la réalité, ce n’est que changer la place et la gravité d’un scrupule
» (28).
Balancement apaisant, volontaire, qui jamais ne leurre longtemps, et porte pourtant. »

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(1) Lettre à Missy.
(2) Les Vrilles de la vigne.
(3) Chéri.
(4) dont j’aimerais qu’on sache un peu plus qu’elle fit pleurer Proust.
(5) Mes Apprentissages.
(6) L’Entrave.
(7) Sido
(8) Le Blé en herbe.
(9) Mes Apprentissages.
(10) Le Fanal bleu.
(11) La Vagabonde.
(12) Belles Saisons.
(13) Le Fanal bleu.
(14) Trois…Six…Neuf…
(15) Interview.
(16) Les Vrilles de la vigne.
(17) Le Fanal bleu.
(18) Quiconque a consulté les variantes dans l’édition de La Pléiade comprendra de quoi je parle.
(19) Mes Apprentissages
(20) En Pays connu.
(21) Sido.
(22) Les Vrilles de la vigne.
(23) Lettres au Petit Corsaire.
(24) La Seconde.
(25) L’Ingénue libertine.
(26) Gribiche
(27) La Lune de pluie
(28) La Naissance du jour

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Bibliographie d’Ariane Dreyfus :

L’Amour 1, éd. De, 1993. Repris dans Ariane Dreyfus par Matthieu Gosztola, Éditions des Vanneaux, coll. « Présence de la poésie », 2012.
Un Visage effacé, Tarabuste, 1995.
Les Miettes de Décembre, Le Dé bleu, 1997.
La Durée des plantes, Tarabuste, 1998 ; 2007 pour l’édition revue et corrigée.
Une Histoire passera ici, Flammarion, 1999.
Quelques Branches vivantes, Flammarion, 2001.
Les Compagnies silencieuses, Flammarion, 2001.
La belle Vitesse, en collaboration avec Valérie Linder, Le Dé bleu, coll. « Le Farfadet bleu », 2002.
La Bouche de quelqu’un, Tarabuste, 2003.
L’Inhabitable, Flammarion, 2006.
Iris, c’est votre bleu, Le Castor Astral, 2008.
La Terre voudrait recommencer, Flammarion, 2010.
Nous nous attendons (reconnaissance à Gérard Schlosser), Le Castor Astral, 2012.

Matthieu Gosztola


 
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