TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Danse et poésie, un entretien avec Yves Jouan par Sabine Chagnaud

 

- Tu m'as dit que ces rapports entre la poésie et la danse ont été "partiellement fondateurs, ou tout au moins nourriciers", peux-tu nous expliquer cela ?

Tout a commencé par des sensations. Lorsque j’étais au sortir de l’université, alors que je découvrais l’art contemporain et que j’avais décidé de choisir un parcours qui me rapprocherait du pas à franchir pour vivre autour de la poésie, je commençai à voir quelques spectacles à la lisière de la danse néo-classique et de la danse contemporaine (je me souviens notamment d’un éblouissant solo de Félix Blaska). Or, ce sont ces créations, alliées à la découverte de la musique contemporaine, du free jazz et de la peinture du XXème siècle, qui m’amenèrent à écrire différemment. La danse, que j’avais si peu fréquentée au préalable, prenait donc subitement pour moi une fonction (et sur moi une influence) qui ne laissait pas de me surprendre.

Plus tard, mes attirances devaient devenir différentes, mais ma proximité d’avec la danse se fit plus grande encore, et je constatai que la vue de ces spectacles me mettait en état d’écrire ; quelque chose, là, se passait que j’identifiais comme étant en quelque sorte le premier temps de l’écriture : celui où le corps et l’esprit connaissent ces frémissements d’où, si les circonstances le permettent, naîtra le poème. Je ne pouvais - et ne peux toujours - d’ailleurs m’empêcher d’assimiler cela au phénomène que produit chez moi la lecture prolongée d’œuvres poétiques. Cela me faisait dire qu’avec les corps devenus signes, on m’avait donné à lire un poème scénique.

Dieu sait que je n’aime pas entendre le mot « poème » et ceux de sa famille employés à toutes les sauces ! Lorsqu’un chanteur est un grand chanteur, on dit que c’est un poète. Non ! C’est un chanteur qui donne ses lettres de noblesse à la chanson. Si donc je dis « poème » pour parler de l’art chorégraphique, c’est que je sens là, entre les deux arts (mais cela m’est peut-être propre, c’est peut-être une question de rapports en quoi l’individu que je suis intervient) une proximité rare, au minimum.

Des poètes plus que moi sensibles au mot peuvent ressentir les choses différemment devant, notamment, les silences de la danse. Moi, j’ai toujours été plus sensible, tu le sais, à la syntaxe qu’aux mots eux-mêmes. « Les mots sont faits d’avance, hélas ! » disait Apollinaire (encore que nous puissions occasionnellement en inventer, comme dans toute langue vivante). Il m’a fallu des années pour comprendre la vie du mot et la manière dont seule la poésie peut créer son irruption et faire sourdre son histoire. Mais c’est chez moi second, parfois plus intellectuel qu’immédiatement ressenti. Et je reste, de toutes façons, sensible à la syntaxe, au rythme, aux ruptures ou à la fluidité, à l’ordonnancement.

Eh bien justement : je trouve dans l’art de la danse à la fois une expérience du silence (même s’il y a musique, même s’il y a paroles, il y a un silence des corps) qui me semble proche de l’expérience du poète quand il écrit, et la mise en place d’une syntaxe physique telle que je la ressens dans ce que je vis en écriture, je veux dire à la fois dans la mobilisation corporelle et dans l’établissement d’agencements langagiers dans quoi l’élément de base (le mot, le geste) disparaît au profit du vers, de la phrase, de la langue, du mouvement, de l’ensemble.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’il m’a été proposé de travailler dans la danse, j’ai eu le sentiment de vivre la dernière étape avant le but que je m’étais fixé.


- Quels sont selon toi les points de connivence, convergence (ou peut-être faudrait-il utiliser un autre mot...) entre la poésie et la danse ? En quoi peut-on rapprocher ces deux modes de création ?

J’ai déjà en partie répondu à ta question, trop tôt. Mais on pourrait aussi parler de divergence, et heureusement.

En France, et globalement dans tout l’occident, la poésie est généralement d’abord écrite, de même que le roman ou la nouvelle. Elle est donc, mais je me répète, un art du silence. Pourtant, l’écrit lui-même ne peut être que dans le souvenir de l’oral - on apprend à parler avant d’apprendre à écrire, et les lettres existent pour l’enfant comme des répercussions du son parlé -. La poésie - en tout cas celle dont je parle et que je pratique - est donc un art du silence qui fonctionne dans le souvenir du son. Mais le silence n’est pas d’abord sur la page : il est essentiellement celui du corps tendu vers l’expression et comme retenu hors d’elle.

La danse contemporaine, elle aussi, est un art du silence : le son est avant tout celui d’une musique rarement produite par le danseur, ou celui de composantes du spectacle qui ressortissent plutôt d’autres catégories artistiques. Mais à la différence de la poésie, le corps, là, n’est pas tenu en amont de l’expression : il en est à la fois l’instrument, l’acteur et le lieu premier. Ainsi la danse et la poésie contemporaines sont-elles à la fois semblables et contraires. C’est ce qui permet la rencontre.

- En quoi ces deux pratiques gagnent-elles à être explorées ensemble ?

C’est que, à moins de s’enterrer dans sa tranchée, une œuvre d’art doit nécessairement se tourner vers ce qu’elle n’est pas. Ma pratique de collaboration avec des créateurs d’autres disciplines, mon appétit pour ces expériences, tiennent précisément à cela : tirer la parole poétique vers l’indicible du corps ou de la matière. La danse amène l’écriture en bordure d’elle-même, en limite. Tout, alors, se décentre, prend un chemin qui ne lui était pas ouvert d’avance. La danse pousse le poète à faire jaillir de l’inattendu, comme la poésie aide le chorégraphe en ce sens. Tout cela est profondément dynamique.

Deux exemples me viennent à l’esprit, qui indiquent l’écart existant entre ces deux arts en même temps que leur proximité. Le premier est celui de Nijinski chorégraphiant « L’après-midi d’un faune » de Mallarmé ; le second est celui de Dominique Bagouet créant « Nécessito » à partir du « Fou d’Elsa » d’Aragon. Dans les deux cas, le spectateur doit faire avec l’absence de la parole . A l’inverse, il est clair que le lecteur de poésie (et par exemple celui du « Fou d’Elsa », dans lequel le maître de ballet a un rôle important) doit faire avec l’absence du corps. Mais il y a ceci de spécifique à la poésie et à la danse : l’absent peut y prendre une place prépondérante, notamment dans l’art des XXème et XXIème siècles. Poésie et danse, à mes yeux, regardent souvent l’une vers l’autre, même sans le dire.

Je reviens à ta question et au terme « ensemble » que tu emploies, et dans l’acception que tu lui donnes. Comme tu le vois, je le manierais assez prudemment. Modestement, il m’est arrivé d’écrire des textes à partir des travaux de Damiano Foà et Laura Simi et que ceux-ci deviennent un matériau pour l’une de leurs créations chorégraphiques. Mais les exemples de Bagouet et de Nijinski que j’ai cités tout à l’heure l’indiquent à l’évidence : je ne suis pas sûr que le rassemblement doive être systématiquement manifeste. Dans les cas de Bagouet et de Nijinski, la rencontre s’est faite, et très fortement, sans qu’il y ait besoin de concomitance.

Ce qui me paraît intéressant, c’est qu’il puisse y avoir aujourd’hui va-et-vient. Mais ça, c’est plus rare. Les poètes sont en défaut, à cet égard.

- Peux-tu nous donner des exemples de pratiques allant dans ce sens ? Est-ce un terrain suffisamment exploré selon toi ?

Je pourrais le faire ironiquement assez longtemps. « Ironiquement », car il y a pour moi des contre-exemples. « Longtemps », car la liste en est impressionnante. Il est aujourd’hui bien vu, dans le domaine chorégraphique, de convoquer les mots ou les phrases comme on mettait, voici quelque temps, des ventilateurs à tous les coins de l’art conceptuel. Parce que les ventilateurs avaient eu du sens, par exemple chez Jérôme Bel, ils devaient ensuite apporter de la substance là où il n’y en avait pas ; ce n’était pas bon signe, et cela me semblait plutôt indiquer l’inverse de ce qui était attendu ou affiché. De même, pour continuer la comparaison, il arrive souvent que les mots soient là comme des rustines sur des roues crevées, quand le chorégraphe ne sait plus quoi faire pour renouveler son propre vocabulaire. La multiplication de ce genre de situations me paraît emblématique d’une crise qui touche aujourd’hui la danse contemporaine.

Ce que je dis là répond à la deuxième partie de ta question : sous les apparences de la profusion, les artistes vont très peu à ces inépuisables sources que sont la poésie pour la danse et vice versa. Il faudrait pour cela évacuer de nos regards tout une partie de ce qui se fait actuellement sur scène. Ceux qui sont dans le vent sont des feuilles mortes, moins la promesse d’humus, et ils rendent un bien mauvais service à des collaborations dont les autres peuvent se détourner devant les résultats en trompe-l’œil qui nous sont imposés. Il faut cesser d’utiliser les mots (voire les auteurs) comme des ingrédients de spectacle ou de publicité. J’inviterais donc volontiers les chorégraphes à ne pas se laisser décourager par les exactions de certains de leurs collègues.

Mais j’inviterais surtout les poètes, dont l’inculture en matière chorégraphique est souvent patente, à aller voir, d’abord et surtout, les spectacles de Raimund Hoghe, à la fois écrivain (il a, comme tel, longtemps travaillé avec Pina Bausch), devenu chorégraphe et maintenant danseur-chorégraphe-écrivain, et à saisir ce qui, là, nous est dit d’essentiel, d’à la fois culturel et archaïque. Peut-être la « poésie blanche » (mais elle finit par finir), ou la surreprésentation du domestique (phénomènes qui me paraissent ressortir d’une certaine frilosité, ou en tout cas d’un manque d’ouverture du regard) s’en trouveraient-elles encore amoindries ?

A noter aussi le spectacle « L’oreille au bord des lèvres et l’œil dans un nuage », à la fois théâtral et chorégraphique, pour lequel Laurance Henry, metteur en scène et chorégraphe, a travaillé pour le public jeunes sur des textes de Valérie Rouzeau qui ne leur étaient pas a priori réservés (comme quoi, en matière littéraire, les jeunes n’attendent pas qu’on leur mâche le travail). Je pense aussi à « A vida enorme » de Emmanuelle Huynh sur des poèmes de Herberto Helder.

Je reviens à ta question, ou à ton observation : certains pourraient croire que le terrain est miné, puisqu’en apparence surexploité. Il n’en est rien : sans être vierge (heureusement), il n’est pas non plus saturé d’expérience. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Donc, au stade de la promesse.

 

 

i- On avait passé à Bagouet une commande qu’il avait refusée : porter à la scène « Le Fou d’Elsa ». La première création du chorégraphe à la suite de cette commande est « Nécessito » - dans laquelle on ne trouve aucune référence immédiatement apparente et assumée comme telle à Aragon -. Selon Bernard Glandier, alors danseur de la compagnie Bagouet, Dominique interdit aux interprètes de lire l’ouvrage d’Aragon avant de danser « Nécessito ». Le rapport entre les deux œuvres n’en est que plus évident, mais silencieux. Secret.
ii- Dans « Nécessito », un personnage est un moment accroupi dans un coin. Quand il traverse l’espace scénique en se levant ; son visage devient se plus en plus horrible, comme si la souffrance était de plus en plus insupportable. Peu à peu, sa bouche s’ouvre et, lorsqu’au coin opposé, il s’arrête, tout en lui semble lancer un cri inaudible. Pour moi, cela fait écho à un poème d’Aragon dans « Le Fou » : « Il y a des choses en moi ».



 
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