La poésie de Romain Fustier est une poésie
qui se veut attentive aux espaces, quelle que soit leur étendue
: ce peuvent être les grands espaces comme ceux propres aux Etats-Unis
que l’auteur a pu savamment évoquer dans des poèmes
qui ont paru précédemment dans la revue Contre-allées.
Ce peuvent être les espaces les plus réduits
qui soient comme ceux où est confiné le souffrant traversant
dans son absence-présence un épisode de coma, épisode
que l’auteur a pu retourner en présence pleine par le biais
de l’épiphanie poétique dans le très beau
Coma, paru chez La Porte :
je pense / encore / à toi / avant
de / m’endormir / dans ta / chambre / d’hôpital /
là-bas / avec qui / donc / pour / te veiller
les infos / à la radio / je ne les / écoute pas / seule
/ m’importe / une / possible / amélioration / de ton état
bonheur / de te voir / renaître / plus grand / encore / que ta
/ naissance / m’a confié / ta mère
Ce peuvent être des espaces flous auxquels on
ne peut adjoindre de véritable délimitation, comme ceux
propres aux paysages, à une entité géographique,
à la campagne…, Romain Fustier parvenant dans le dernier
numéro de la revue Triages (in Dans
nos intérieurs) publiée chez Tarabuste à
faire en sorte que la végétation, les sédiments,
l’assise du ciel…, dans leurs formes imprécises,
trouvent néanmoins une assise précise dans le poème
:
le jardin sous la pluie semble avoir ce
soir une odeur d’épices, / de filet de bœuf au bengali,
un parfum de macération, / feuilles de thé après
infusion, de décomposition végétale / dans l’allée
que tu viens de remonter, quelque part en asie / que tu imagines ainsi,
sous une pluie pénétrante qui cingle / les lignes électriques,
qui trempe les cheveux des passants, / dégouline sur les tôles
ondulées des échoppes, des restaurants / sur la rue ouverts,
et dont les cuisines dégagent une odeur / d’épices
comme celle que tu perçois ce soir, dans le jardin / de notre
maison d’europe battue par la pluie, remontant / une allée
parsemée de feuilles avariées donnant du goût à
la nuit
Ainsi, si la poésie de Romain Fustier se veut
à l’écoute de l’espace dans ses différentes
acceptions, dans ses diverses définitions, c’est pour faire
ressentir véritablement la géographie propre à
cet espace, sa matérialité, faisant apparaître ses
structures sous-jacentes, quand bien même l’espace approché
ne se tient face à nous que dans un flou indéfinissable.
C’est pourquoi la poésie de Romain Fustier
se veut aussi attentive à la forme du poème, extrêmement
précise quant à sa structure, qui est seule à même
de permettre au regard d’être en prise avec les différents
espaces : celui évoqué par le poème mais également
celui instauré par la forme du poème.
Chaque texte redécoupe l’imprécision de la page
en formes extrêmement précises que le regard peut habiter,
comme s’il s’agissait d’un lieu où vivre.
Néanmoins, il ne s’agit pas pour l’auteur
d’instaurer à chaque fois la même forme poétique
qui se veuille l’écho le plus net possible des structures
géographiques au sein desquelles Romain Fustier inlassablement
déambule.
Parce que chaque recueil renvoie à un univers et à une
visée différents, chaque livre manifeste une façon
d’être au monde brillant dans son unicité. Chaque
ensemble témoigne d’une volonté du poète
d’habiter la terre autrement. Et à chaque fois différemment.
C’est pourquoi l’auteur invente pour chaque
ensemble une forme différente, forme qu’il décline
invariablement du début à la fin, rendant à ce
point les textes solidaires entre eux qu’ils deviennent les fragments
indivisibles d’un même espace que le lecteur est invité
à parcourir avec son émotion, sa sensibilité, son
jeu.
Dans Les yeux assis sur la plage (Editions
de l’Atlantique) par exemple, la forme poétique renvoie
tout aussi bien au carré de la plage, à celui du drap,
au rectangle de la serviette posée sur le sable etc. :
elle rêverait de sortir son lit sur
la plage le matin pour elle seule quand le soleil se lève après
une nuit passée sur fond de clapotis et les mouettes lui serviraient
en déjeuner le jus d’orange de l’aube coulant de
la falaise les palmiers en tartine de la confiture d’ifs elle
rêverait de s’éveiller dans un lit déposé
sur le sable où son sommeil serait flottant comme les bouées
qu’elle montre au large
Cette assimilation entre la serviette et la page est d’autant
mieux rendue que le très beau papier sur lequel les poèmes
ont été imprimés est constellé d’une
myriade de petites poussières de soleil, grains de sable éblouis
par le ressac de la mer très près – comme c’est
le cas pour tous les livres parus aux éditions de l’Atlantique.
Et il n’y a pas volonté chez l’auteur
de faire en sorte que la forme renvoie précisément à
une réalité au mépris des autres car le lecteur,
en reconnaissant avec son ipséité l’espace qu’il
découvre par sa lecture, peut inventer constamment, avec une
fantaisie débridée, une liaison entre les lieux, entre
les espaces, devenant par là-même un voyageur au sein de
la page qui, en s’appropriant l’espace d’une forme
poétique, se remémore quantité d’espaces,
intimes ou grandiloquents, qu’il a pu traverser.
L’espace instauré par la forme de son dernier
recueil paru aux éditions des Etats Civils, des fois
des regrets comme, est d’une grande force car il
ne se tient pas en bloc face au regard du lecteur, comme une réalité
existant de fait qu’il serait permis d’observer, ou d’imaginer.
Cet espace est inséparable de la traversée qui en est
faite, de la progression du regard qui le fait se matérialiser
au fil de la lecture, de l’avancée imaginaire des yeux
du lecteur dans le réceptacle de la page.
En effet, il n’y a pas d’espace qui existe
en soi, mais l’espace ne peut exister que dans sa traversée
possible pour Romain Fustier. Si la forme poétique instaurée
dans ce recueil est indéfectiblement liée à l’idée
de progression du regard, de la marche du promeneur, c’est parce
que les strophes au fur et à mesure vont en s’attachant
à chaque fois un vers supplémentaire – façon
qu’a le lecteur de davantage prendre possession de l’espace
–, séparées qu’elles sont, toujours, par un
unique vers qui est comme un refrain, qui est comme la respiration du
marcheur, qui est comme le point d’orgue sur la partition musicale,
d’une fugue qui ne cesse de croître.
Cette idée de progression tient aussi à
l’utilisation que fait Romain Fustier des incises, perturbant
l’aspect linéaire de la lecture en faisant en sorte que
le sujet parfois ne trouve pas sa résolution sous forme d’un
verbe avant que des éléments lui étant apparemment
étrangers – mais en réalité il n’en
est rien – lui soient d’abord donnés.
Si la progression n’est pas linéaire, c’est parce
que le geste du lecteur prenant possession de l’espace formel
ne peut être que tâtonnant, audacieux, persévérant
dans son être :
la buanderie prend une odeur / de chaud
à cette époque / quand marche le sèche-linge //
vapeur repassage à la vitre // en buée de presque novembre
/ une odeur t’affirme-t-elle / de pressing lavage & essorage
/ comme si changeait le climat // que l’humidité les murs
// traversait jusqu’à ns flambée / de branchages
à l’heure / où les gelées blanches froidissent
/ & que blanchit le jardin / en coton viscose & acrylique
Romain Fustier invite ainsi chaque lecteur à
réinventer sa lecture, c’est-à-dire l’appropriation
de l’espace instauré par les formes poétiques, en
cassant la linéarité qui la fonde le plus souvent.
Il n’y a pas de lecture qui soit linéaire, nous chuchote
inlassablement Romain Fustier, puisqu’il n’y a pas de découverte
de l’espace qui puisse être telle.
Ainsi, outre l’idée de progression rattachée
à la forme, dans l’augmentation progressive des strophes
et l’utilisation d’incises déstructurant la linéarité,
Romain Fustier transforme-t-il par exemple « nous » en «
ns » pour faire en sorte que le regard se trouve toujours pris
dans la toile de ces lettres, réinventant le sens, « nous
» distillant un sens qui ne va jamais de soi, ou colle-t-il les
mots entre eux afin de rendre davantage visibles les liaisons s’opérant
entre deux réalités ou encore utilise-t-il le signe &
pour « et » afin de rendre palpable la matérialité
cette fois esthétique de l’espace, le poème devenant
visibilité autant que sens, comme toute étendue approchée
par le regard de l’architecte qui cherche à la rendre belle
et esthétique autant que fonctionnelle, fonctionnelle, c’est-à-dire
porteuse de sens.
Romain Fustier est ainsi architecte de la forme poétique,
nous permettant de l’habiter autant que rendant visible ses spécificités
esthétiques, qui tiennent à la beauté du signe
et à celle de l’espace que découpe symétriquement
le poème, invariablement au fil des pages.
Dans la lignée des poètes donnant corps
aux grands espaces avec une infinie singularité, comme Stéphane
Bouquet dans Nos amériques (chez Champ
Vallon) ou James Sacré dans America solitudes
(chez André Dimanche), Romain Fustier compose une poésie
attentive à l’immédiatement lointain qui n’est
pas séparée néanmoins, et ce à aucun moment,
du lyrisme du quotidien.
Donner corps au lyrisme du quotidien par le poème
est permis par l’utilisation aigüe de la musicalité,
dans la lignée d’Apollinaire ou de Verlaine, poètes
auxquels l’auteur a pu par ailleurs être très attaché.
Romain Fustier a composé un mémoire de maîtrise
sur l’érotisme chez Apollinaire, ce qui manifeste son désir
d’établir des liens, des ponts entre la musicalité
et le plus précis du lyrisme du quotidien à savoir l’évocation
amoureuse, et même érotique.
Cela est particulièrement sensible dans Habillé
de son corps, paru aux éditions Rafaël de
Surtis en 2010, où l’évocation de la jouissance
amoureuse devient cascade lyrique et formelle, jamais réfrénée
par le cadre qui pourrait sembler l’emprisonner, et qui lui permet
au contraire d’exploser dans sa plus intense liberté libre
:
elle a eu peur de lui avoir cassé
le corps, de l’avoir brisé en mille lambeaux de chair,
trente-six osselets, tellement elle l’a serré fort contre
son corps, parvenant à retenir sa jouissance qui est quand même
venue alors qu’elle le saisissait à pleines mains, qu’elle
le ramenait à sa taille, qu’elle passait son corps par
le sien, s’en traversait jusqu’à ce qu’il la
libère, la ralentisse, l’arrête au bord de la falaise,
sauve enfin, le corps encore entier, comblée de l’envie
qu’il ait envie d’elle, dans cette aventure printanière
& nue sur le lit, à cette heure où les cassissiers
de leur jardin bourgeonnent, où il reste du linge à plier
quand leurs corps empilés se déplient
Le cadre poétique instauré par la forme
n’est ainsi nullement espace ceint de frontières mais permet
au contraire la liberté, les plus grandes audaces poétiques
possibles, toute liberté ne pouvant s’exprimer qu’à
partir d’un espace existant en propre.
Une liberté s’affranchissant du cadre poétique
grâce à celui-ci, telle est la poésie de Romain
Fustier, qui résonne ainsi longuement en nous comme un appel
constant à réinventer nos espaces de vie, les plus infimes
et ceux qui nous entourent au quotidien.
Il s’agit ainsi d’être à l’écoute
de l’appel, et de glisser ses pas dans l’invention débridée
pour permettre à notre regard de s’ouvrir pour la première
fois face à ce que l’on croyait connaître.
Matthieu Gosztola (juillet 2011)