• Vous animez depuis 1998 la revue Contre-allées,
pourriez –vous nous raconter la naissance de cette aventure littéraire
?
La revue Contre-allées émane à
l’origine d’un groupe d’amis, et c’est donc
avant tout, dès le début, une aventure collective. Amandine
Marembert, Emmanuel Flory et moi-même nous rencontrons en septembre
1995 au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, où
nous entrons en classe d’hypokhâgne. Amandine est originaire
de l’Allier, Emmanuel du Cantal et moi du Puy-de-Dôme. Ce
trio sera à le point de départ de l’aventure, bientôt
rejoint par Marie Laroche, rencontrée à la fac en 1996
et Aurélien Perret, rencontré en 1997. L’équipe
d’origine de la revue est en place. Le premier numéro de
la revue paraît à l’automne 1998 ; nous avons vingt
et un ans. Au départ, il s’agit de donner à lire,
d’une part, des inédits d’auteurs reconnus, de grandes
voix de la poésie française, et dans un même temps,
par un effet d’entraînement, de faire découvrir de
jeunes auteurs prometteurs.
• Quelle vision de la poésie avez-vous
envie de partager à travers cette revue ?
Contre-allées semble constituer aujourd’hui,
dans l’esprit de beaucoup, une sorte de groupe informel, aux frontières
perméables. Aucun dogme théorique cependant, aucune convention
stylistique, aucun programme précis. Il ne s’agit pas d’une
école, encore moins d’un courant. Ce qui est en revanche
sûr, c’est que la notion de « voix » revêt
pour nous une importance considérable. Elle démarque Contre-allées
des deux grandes tendances de la poésie actuelle : rejet d’un
lyrisme à l’ancienne, dans laquelle les clichés
métaphysico-mystiques s’enfilent comme des perles, et rejet
de l’impassibilité technico-objectiviste, dans laquelle
l’expérience sensible disparaît au profit de dispositifs
textuels plus ou moins intéressants. Finalement, nous privilégions
ce qui nous surprend ou participe, dans notre esprit, d’une avancée
de la poésie vers la nouveauté.
• Comment s’organise chaque numéro
?
Près de quatre-vingt-dix pages de poèmes,
de poètes connus, méconnus ou encore inconnus pour commencer,
suivies d’une petite trentaine de pages de chroniques sur les
livres de poésie, les revues, les sites internet marquants de
la dernière année écoulée. C’est assez
basique comme formule, mais c’est efficace d’après
les retours qu’on reçoit des lecteurs.
• Depuis 2005, vous organisez au mois
de juin, un festival de poésie, Poètes au potager, pourriez-vous
nous en dire quelques mots ?
Pour être plus précis, Contre-allées
est partenaire du festival « Poètes au potager ».
La maison d’édition publie chaque année des inédits
des quatre poètes invités au sein d’une collection
bien distincte. L’association Poètes au potager est gérée
par nos amis Dominique Fournil et Malek Sebahi. L’idée
du festival, c’est de rendre visible et audible des voix de la
poésie contemporaine, domaine clandestin auprès du grand
public qui a la chance, le temps d’un week-end, d’avoir
accès à des livres qui échappent au circuit médiatique,
de rencontrer les poètes qui écrivent la poésie
d’aujourd’hui, de passer des moments hors du temps où
l’écoute et la lecture des textes dans des lieux agréables
permettent de ré-envisager le monde qui nous entoure. Mais le
mieux, pour se faire une idée et s’imprégner de
l’esprit du festival, reste encore d’aller visiter le blog
tenu par Dominique Fournil : http://www.poetesaupotager.over-blog.com/
• Quels sont les poètes qui vous ont influencés
et vous ont aidé à trouver votre propre voix ?
Amandine : j’ai beaucoup lu, aimé
et digéré (j’espère un peu) les poèmes
de Bernard Delvaille (entremêlement des végétaux,
du sexe, du voyage, de l’errance), de Vénus Khoury-Ghata
(puissance des métaphores, folie de l’imaginaire, cuisine
des mots, versets), de Valérie Rouzeau (rythme cascadant, fondu
enchaîné des phrases sans coupure, sans ponctuation), de
James Sacré (gaucherie volontaire de la grammaire, traitement
de la mémoire, rendu des rapports affectifs amicaux ou amoureux),
de Sophie Loizeau (érotisation de la langue). Mais cette question
est difficile, n’appelle pas une réponse figée.
L’écriture ne cesse de se nourrir de la lecture d’autres
écritures que l’on aime et découvre au fur et à
mesure, il me semble. Aussi je lis avec beaucoup de plaisir (je m’y
retrouve) des écritures comme celles de Thierry Le Pennec, de
Sophie G. Lucas, de Christian Degoutte et j’en oublie un certain
nombre.
Romain : le poète à l’origine
de ma « vocation », quand j’étais lycéen,
c’est Verlaine. Sa façon très fine d’exprimer
ses sensations et impressions, assortie à une prosodie avant-gardiste
pour son temps, a éveillé un écho profond en moi,
et même si je me situe aujourd’hui dans une autre réalité
socio-historique, si j’appartiens bien à mon époque,
son écriture a laissé des traces dans la mienne. Au fond,
il m’a fait comprendre en quoi la poésie – celle
que je défends et apprécie, s’entend – est
intimement liée au vécu d’une subjectivité,
et comment cette dernière, à travers son problématique
rapport au monde, ce monde qu’elle tente de s’approprier
sans jamais y parvenir, trace un chemin dans la langue commune pour
s’en inventer une. J’ai ensuite été marqué
par les poèmes en vers libres de Laforgue, qui m’ont naturellement
amené aux poètes du début du vingtième siècle.
Apollinaire, Cendrars, Larbaud et les poètes dits de «
l’esprit nouveau », ont en effet été mon deuxième
choc poétique. Mon troisième choc poétique, c’est
la découverte vers l’âge de dix-neuf ans de la poésie
qui a éclos suite à mai 1968, cette nébuleuse de
poètes qu’on a rangés alors sous l’étiquette
du « Nouveau réalisme ». Je pense particulièrement
à deux d’entre eux dont l’œuvre m’a fait
définitivement basculer dans la poésie contemporaine :
Bernard Delvaille (disparu récemment) et Patrice Delbourg. Enfin,
comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, j’ai
reçu de plein fouet le Pas revoir de Valérie
Rouzeau et les livres de Jean-Pascal Dubost, qui ont eu un peu l’impact
¬– il me semble – des Alcools d’Apollinaire,
ouvrant des possibles dans lesquels s’engouffrer à l’heure
où la poésie française, dans son ensemble et en-dehors
de courageuses et lumineuses exceptions, semblait se débattre
entre textualisme suffocant et lyrisme éculé. Voilà
pour les grandes lignes. Ceci dit, je ne pense pas que ce que j’écris
est directement influencé par tel ou tel poète. Je suis
plutôt une « éponge », qui va retenir, plus
ou moins consciemment, un détail dans l’univers de celui-ci,
une trouvaille dans l’écriture de cet autre. Et puis, en
tant que revuiste, je suis très attentif aux choses innovantes
qui émergent ici et là. Après, il est difficile
de citer pour moi des noms, ou alors je pourrais en citer tellement,
tant la poésie actuelle regorge de talents, pour peu qu’on
s’éloigne des grands axes et des gloires officielles, et
qu’on plonge les mains dans les broussailles. En vrac, en plus
des poètes évoqués précédemment,
j’aime beaucoup (j’en oublie) Franck Venaille, Guy Goffette,
Daniel Biga, James Sacré, Jude Stéfan, Pascal Commère,
Roger Lahu, Rémi Faye, Christian Degoutte, Thierry Le Pennec,
Antoine Emaz, Marcel Migozzi, Henri Droguet, Gilles Ortlieb, ou encore
des plus jeunes comme Sophie Loizeau, Christophe Lamiot ou Eric Sautou.
Et puis, sans parler d’influence, il y a les poètes de
mon âge dont les univers, les écritures me parlent, avec
qui j’ai l’impression de partager quelque chose comme l’expérience
de l’époque, et qui chacun de leur côté avancent
vers quoi, voix au milieu d’autres voix. Mais je ne vais pas en
faire la liste, il suffit de regarder un sommaire de la revue Contre-allées
ou un catalogue de nos éditions.
• A quel moment ( dès le début de l’écriture
du poème ou plutôt lors de la phase de réécriture)
apparaît la disposition dans l’espace ? Je pense Amandine
à ton recueil Elle(s) si tant est que ( Les carnets
du dessert de lune, 2005) où le haut et le bas de la page sont
investis en alternance, avec également un jeu avec les italiques.
Je pense, Romain, aux brefs poèmes aux vers courts de Négatif
photo de la muse ( Le chat qui tousse, 2007) ou au contraire aux
blocs de prose poétique d’Une ville allongée
sous l’épiderme ( Editions Henry / Ecrits des forges,
2008).
Amandine : la disposition définitive
du poème dans l’espace se fait d’ordinaire lors de
la phase d’informatisation des textes, étape qui vient
après celle de l’écriture manuscrite dans des cahiers,
où se trouve une première idée de placement des
poèmes dans l’espace. Pour Elle(s) si tant est que,
et contrairement aux autres livres, la disposition des poèmes
est venue uniquement au moment de la constitution du manuscrit en vue
de l’envoi à l’éditeur choisi.
Romain : La disposition du poème
dans l’espace, pour la plupart de mes recueils, apparaît
dès l’écriture du poème. Elle est souvent
liée au support utilisé, disons-le clairement, au format
du bloc note où j’écris. La forme peut sembler partir
chez moi d’un parti-pris, mais ce n’est pas l’aspect
contrainte qui m’intéresse. Les tentatives oulipiennes,
à mon avis, sont assez vaines et je n’apprécie guère
le retour du lyrisme à l’ancienne, avec ses formes mesurées,
la rime et tout le tralala. En fait, si les textes d’un même
ensemble ont la même forme, c’est que je cherche à
organiser dans la langue le monde qui m’entoure et qui m’apparaît
souvent comme un chaos. Il s’agit pour moi d’avoir une prise
sur la réalité, de la structurer, de la plier à
ma voix, mais aussi, d’un autre côté, de retrouver
l’émotion initiale qui m’a fait écrire le
premier poème de ce qui deviendra au fil du temps un livre. On
peut aussi considérer ça comme des séries, comme
on le dit de tableaux en peinture, écrites dans un temps donné,
une année scolaire par exemple. Le passage à la ligne
est souvent déterminé par le bord droit de la page de
mes carnets, créant ainsi quelque chose à mi-chemin de
la prose et du vers, ce qui me permet – je l’espère
– d’échapper à un vers libre un peu usé
aujourd’hui, sans pour autant tomber dans une prose trop linéaire.
Il s’agit de faire déborder la phrase d’elle-même,
de la court-circuiter par le vers, en jouant les effets de continuité-discontinuité,
de fondus et de ruptures que cela engendre.
• Comment vos inspirations se nourrissent-elles l’une
de l’autre ? Je pense à certaines images communes, par
exemple celle de la baignoire qui devient gare :
« je me prélasse dans la baignoire
aux pieds de lion / des trains la traversent à heure fixe/ m’emmènent
dans un wagon-lit où les passagers flottent/ chaque siège
est un savon sculpté(…) » (Amandine Marembert,
il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)
« la baignoire est un wagon où
je m’allonge quand les trains s’arrêtent dans la maison
me lance-t-elle après m’avoir appelé dans la salle
de bains afin que je la voie comme ça étendue sur sa banquette
de bulles(…) »( Romain Fustier, une ville allongée
sous l’épiderme, Editions Henry/Ecrits des forges,
2008)
Amandine : Nous partageons la même
intime actualité, traversons souvent les mêmes lieux, d’où
des thèmes et des traitements de thèmes qui peuvent être
communs jusqu’à se contaminer les uns les autres, le plus
souvent inconsciemment. Nous nous en rendons parfois compte lorsqu’on
relit le carnet de l’autre (chacun est le premier lecteur de l’autre,
le premier « sélectionneur de textes »), mais il
nous est arrivé de le remarquer encore plus fortement lors de
lectures publiques où l’on nous a invités tous les
deux ensemble (événements assez rares somme toute). Je
pense aux moments poétiques au théâtre d’Aurillac
en février 2008, organisés par Jean-Louis Clarac, où
le public avait très fortement ressenti ces interactions (notamment
concernant nos deux recueils publiés quasi simultanément
à la Porte, qui évoquent la naissance de notre fils).
Je repense aussi à une lecture-rencontre à la médiathèque
de Châtenoy-le-Royal au printemps 2008, organisée le collectif
Impulsions, où Claude Vercey, animateur de la soirée,
avait bien mis en lumière (il le reprend dans un Itinéraire
de Délestage du site de la revue Décharge) cette réalité
du couple d’écriture qu’induit forcément le
couple de poètes dans la vie, même si je crois que nos
écritures ont pris des chemins différents depuis 2001.
Romain : Je ne sais pas trop quoi ajouter.
J’écris essentiellement à partir du vécu,
des lieux que je traverse ou à propos des gens qui m’entourent
ou que je croise. Et je partage forcément le vécu immédiat
d’Amandine. Je crois également, qu’en-dehors de cette
intime actualité dont elle parle, je respire le même air
du temps qu’elle, et que d’autres poètes dont je
me sens proche. Alors ça crée des échos. Et puis,
en matière de poésie, j’essaie d’éviter
à peu près les mêmes choses qu’Amandine, les
mots trop généraux par exemple, l’abstraction un
peu vide dans laquelle se dilue encore trop souvent l’écriture
poétique, pour privilégier la juste expression, celle
qui traduira au plus près l’émotion ressentie, donc
je chasse un peu sur les mêmes terres. Cependant, je crois que
nous avons deux voix poétiques assez différentes. Amandine
est plus, il me semble, dans une sorte de flux sensible, quand je suis
moi plus syncopé, plus en boucles et en détours.
*Vous avez fait paraître en 2007 aux éditions
la Porte un recueil chacun au tour de la naissance de votre fils, Il
a plus qu’un papillon de nuit et Chambre 233. Ce
que je trouve intéressant dans ces regards croisés sur
l’arrivée d’un enfant, c’est qu’ils évoquent
aussi la naissance d’un père et d’une mère.
Tes poèmes, Amandine, me semblent dire l’émerveillement
devant le petit être venu au monde ainsi que le bouleversement
intérieur de la mère, alors que les tiens, Romain, me
semblent davantage centrés sur les nouveaux rituels, les soins
apportés à l’enfant, ainsi que sur la façon
dont l’espace se trouve changé.
« ses petits yeux bleus qui me regardent/
sa tête ovale dodelinant./ un air de grenouille étonnée
d’être sortie de l’eau. »
« la météo agit sur
moi comme un spleen/ j’ai l’esprit brumeux/ les pieds en
l’air/ suspendus au fil à linge/ trop de bouleversements/
suis renversée/ quand retrouverai-je la terre ferme »
Amandine Marembert, Il a plus qu’un papillon de nuit,
La Porte, 2007.
« dans l’eau content se rappelle du ventre de sa mère
armée d’un gant à son intention de bain rituel avant
l’enroulage dans la serviette dont un spécimen sèche
sur le fil à linge de la maison que j’ai quittée
ce matin »
« ai passé la nuit seul avec
la maison vide d’elle mis un seul bol sur la table du petit-déjeuner
preuve qu’il s’est produit quelque chose d’important
dans ma vie qui s’est remplie de lui à l’hôpital
où je les ai laissés pour une nuit étrange où
je me suis endormi papa »
Romain Fustier, Chambre 233, La Porte, 2007.
Amandine : oui, je crois que tu as visé
juste quant à l’atmosphère d’Il a plus
qu’un papillon de nuit. Deux mouvements, parfois contradictoires,
me semblent construire ce recueil : à la fois un émerveillement
du premier matin qui a le mérite de perdurer et un bouleversement
durable des repères intérieurs et extérieurs dans
la vie. Il s’agit de la naissance d’un enfant, mais aussi
de celle d’une mère, dans ce que cela a de doux et de violent
. La venue au monde est une expérience mêlée, me
semble-t-il, de sentiments et de sensations qui peuvent être très
antinomiques. C’est pour cela que c’est perturbant et que
cela suscite le poème.
Romain : J’écris toujours
à partir de lieux ou de personnes. Là, j’ai croisé
les deux. Le recueil a été composé en quatre jours,
dans une chambre de la maternité, qui est tout sauf un lieu «
poétique ». L’arrachement au lieu familier de la
maison est souvent un catalyseur d’écriture, en ce qu’il
tranche avec le continuum morne des jours, nous bouscule. Et quand on
ajoute là-dessus la naissance d’un premier enfant, il y
a de quoi être saisi d’un vertige. C’est finalement
l’impact de cette naissance sur une mère et un père,
dans le lieu clos de la chambre d’hôpital, plus que le thème
du nouveau-né, que j’ai dû vouloir traduire. Mais
l’écriture de ces textes m’est venue pour une fois
si spontanément, en des sortes de petites coulées verbales
sans ponctuation, et s’est refermée si rapidement, que
je n’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir à
tout ça.
• Dans vos univers, j’aime tout particulièrement
la façon dont le dehors et le dedans existent sans séparation.
Dans un de tes poèmes, Romain, il est dit d’ailleurs :
« le dehors pénètre à l’intérieur
» ( Emporté par le tsunami de la mélancolie
ordinaire, Encres Vives, 2004). A la lecture, je ressens une proximité
entre le poète et le monde, comme si celui-ci devenait un élément
de l’espace intime :
« avec le linge tu suspends un peu
de ciel bleu/ la pelouse prolonge la nappe/ le sable est à portée
de pieds/ la mer dort dans l’eau des fleurs. » ( Amandine
Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)
« elle a cueilli des grappes de lilas
dans le jardin et les a disposées dans un vase une manière
pense-t-elle de faire pénétrer le printemps de diffuser
ses arômes dans la maison dont elle a éteint les radiateurs
depuis qu’elle a tranché ces fruits violets qui assurément
n’en sont pas qu’elle a fait entrer dans un vase une manière
de printemps dont l’arôme arrose la maison du parfum d’une
baie de groseille couleur lilas »( Romain Fustier, Une
ville allongée sous l’épiderme, Editions Henry/Ecrits
des forges, 2008)
Amandine : Oui, c’est comme si
l’extérieur et l’intérieur étaient
d’un seul tenant. Je traverse ou habite les lieux de la même
manière que les sentiments et les sensations me pénètrent
un instant ou s’installent en moi. J’envisage le monde comme
un immense fil à linge où seraient suspendus les éléments
qui constituent l’espace au même titre que ceux qui composent
les êtres. Les poèmes seraient alors le liant, les pinces
à linge qui aideraient à relier ce dehors et ce dedans
qui apparaissent à première vue séparés
mais qui sont en fait intimement liés. Cela m’évoque
un travail en cours qui est une sorte de prolongement à mon livre,
Du baume stick dans la douceur, paru aux éditions La
yaourtière en mai 2009. Je m’attache à tenter de
dire l’implicite contenu dans le frôlement des peaux, des
corps. Les indices intimes à déchiffrer dans des pointillés
d’extériorité.
Romain : En effet, je cherche souvent
le moyen de faire s’interpénétrer dans le poème
le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur.
Cela correspond à quelque chose de fort en moi. J’aime
le sentiment qu’on a quand on est dans des espaces intermédiaires,
qu’il s’agisse d’une véranda, de la lisière
d’une forêt, de l’embouchure d’un fleuve, du
crépuscule, du moment entre la veille et le sommeil. Et puis
la poésie c’est peut-être ça, une suppression
des limites, des frontières, une intime extrémité,
une jonction en nous, par l’intermédiaire de l’observation
ou de la songerie, entre ce qui est proche et ce qui est lointain. Comme
une photographie où tout serait mis sur le même plan, les
collines au fond du paysage, et le rosier dont on pourrait toucher les
feuilles du bout des doigts. Ou un tableau dont on aurait supprimé
la perspective, les ordres de grandeur. Au final, écrire un poème
revient à faire entrer le monde dans une tête, puis dans
une forme. Du coup, le monde qui en ressort n’est pas le monde
tel qu’il est effectivement, mais le monde pris au filtre d’une
subjectivité. Il ne s’agit plus aujourd’hui de faire
des poèmes qui soient des natures mortes, mais sans verser dans
l’abstraction, qui est souvent une facilité et un écueil
redoutable en matière de poésie, de recomposer le monde
à sa guise, en montrant ses différentes facettes, les
différents angles de vue sous lesquels on peut simultanément
l’aborder. Mais Apollinaire et Cendrars avaient déjà
un peu illustré cela dès 1913-1914.
• Le jardin ne devient-il pas alors espace de rêve, d’intimité
et d’érotisme ?
« j’ai rêvé cette nuit d’allées
herbues où l’on faisait l’amour/ des passants nous
croisaient/ je courais après toi pour rattraper ton ombre »
( Amandine Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit,
Polder 131)
Amandine : Si, tout à fait, le
jardin cristallise l’intériorité positive : le rêve,
l’intimité, l’érotisme comme tu dis. Il offre
des lignes où lire les courbes des corps et les méandres
de la pensée qui vagabonde, où assembler les gestes et
les regards. Il s’agit alors, dans l’espace du poème,
de parvenir à rendre palpables la proximité de l’être
et du monde jusque dans ses détails les plus imperceptibles.
D’arriver à faire coïncider réalités
intérieure et extérieure en captant la bonne lumière
dans le miroir incliné juste ce qu’il faut.
Romain : Je ne crois pas en la séparation
entre le rêve et la réalité. Pour moi, le rêve
appartient à la réalité, c’est juste une
manière de la faire voler en éclats et de la recomposer
sous un jour différent. Au fond, on peut y voir un mouvement
de décomposition et de réécriture du monde. Le
jardin est à la fois ce que j’ai sous les yeux, avec son
lexique, ce bout de terrain particulier, mais aussi tous les songes
de jardin qu’on peut y faire, en superposant dans la tête
et le poème des images d’autres jardins, vus pour de bon
ou eux-mêmes imaginés à partir de la superposition
mentale d’autres images de jardin. Et puis le jardin se déborde
lui-même, en ce qu’il est un concentré de paysages
traversés ou imaginés à partir d’autres paysages.
C’est un monde miniature, à portée de carnet. D’où
son impact poétique, sa manière qu’il a de faire
se rencontrer, là encore, le proche et le lointain, l’instant
présent et le souvenir, le petit et le grand, et j’en passe.
Espace d’érotisme aussi, puisque faire l’amour nous
arrache à nous-mêmes, nous rend à nos corps, à
ce qui nous entoure, le vent dans les arbres derrière les persiennes
pendant l’étreinte, le bruit des animaux nocturnes, toute
une sensation du monde réactivée.
• Le jardin me semble aussi un monde en
miniature, une invitation au voyage à travers les sensations
qu’il procure et la rêverie qu’il suscite:
« le vent a une odeur de coquillage fantasme-t-on de varech
ou de cormorans selon le sens dans lequel il souffle au nord ou à
l’ouest les vagues ne sont pas les mêmes sous le tronc du
sorbier ou entre les branches des groseilliers(…) »
( Romain Fustier, Côté jardin, Encres Vives, 2006)
« là-bas des corps offerts
aux alligators sous des trombes d’eau/ les nôtres aux songes
entre les draps séchés au jardin/ quel anticyclone pourrait
effacer ces lignes de démarcation » ( Amandine Marembert,
il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)
Amandine : Le jardin a sa propre géographie
avec ses panneaux indicateurs en bambou (Toboggans des maisons,
L’idée bleue, mai 2009) comme seuls repères pour
le visiteur. Il possède pourtant ses propres rues et contre-allées,
chemins de traverse qu’il faut savoir emprunter pour s’ouvrir
au monde entier. Explorer le monde miniature qu’offre le jardin
revient à voyager dans l’univers. Le cordeau des semis
potagers est une route à suivre, la surface lisse d’un
caillou une peau à caresser, les nervures d’une feuille
les lignes d’une paume ouverte.
Romain : Le jardin est bien une invitation
au voyage dans des géographies, mais aussi une invitation à
un voyage à travers le temps, suivant le rythme des saisons.
Il nous permet de nous ravir à nous-mêmes, de nous extirper
de la glue quotidienne, avec ses déprimantes répétitions,
travail et consorts chaque matin. Il est en perpétuel mouvement,
et même si on peut parler de cycles de la végétation,
un arbuste n’aura jamais tout à fait la même allure
un mois de mai qu’au mois de mai précédent, la lumière
du ciel sur la pelouse ne sera pas la même d’un jour sur
l’autre. En cela, le jardin est une métaphore de l’écriture.
Elle aussi reprend des motifs et des techniques qui font un regard,
un imaginaire, un style, un ton, mais elle se doit aussi de se renouveler
sans cesse pour ne pas sombrer dans la routine, pour ne pas être
un pastiche d’elle-même. Chaque tentative d’écriture
d’un nouvel ensemble de textes est une mise en danger du peu de
certitudes qu’on a suite aux tentatives précédentes.
Ou alors, on entre dans la gestion d’une « carrière
», ni plus ni moins, asservissant la poésie à tout
ce qu’on déteste dans la vie sociale et professionnelle.
• Enfin le jardin apparaît comme
un lieu de fécondité pour le langage lui-même, de
nouveaux mots ou expressions sont créés : «
merdedemerde », « trois plantes qui miraclent ( Romain
Fustier, Côté jardin, Encres Vives, 2006) ou «
endors-matin, « réveille-soir » ( Amandine Marembert,
tout le jardin tient dans ta tête, Contre-allées)
Amandine : Dans la mesure où
les choses et les êtres, l’extériorité et
l’intériorité sont contigus et s’interpénètrent,
il arrive aux mots du poème de se faire l’amour et les
néologismes qui en résultent parfois seraient un peu comme
leurs enfants terribles.
Romain : La poésie me semble
un lieu de fécondité pour le langage lui-même, et
les mots ont tout intérêt à déborder d’eux-mêmes,
non pas pour le simple bonheur de la trouvaille – encore que la
chose a son charme – mais parce qu’on freine par là
leur usure. Et puis, en tant que poète, il m’arrive de
constater que certains termes reviennent comme des leitmotivs de recueil
en recueil. Puisqu’il m’est difficile de m’en débarrasser,
une des solutions pratiques, c’est de les déformer, de
les abréger, de les couper, de les coller entre eux ou à
d’autres, de les faire changer de catégorie grammaticale,
pour créer un effet de surprise. Après, qu’on parle
du jardin, de la ville, d’amour, de voyage, ça ne change
pas grand-chose. La seule exigence qu’il faut avoir envers soi-même,
c’est celle de se rappeler que le poème n’est la
simple traduction d’une émotion, même s’il
part souvent d’une émotion. Tout le monde éprouve
des émotions, pas seulement les poètes. Il y a bien quelque
chose d’autre – un art ? – qui fait que des lecteurs
peuvent se retrouver dans un texte écrit par quelqu’un
d’autre, à partir d’émotions de quelqu’un
d’autre. Voilà.