TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Entretien avec Romain Fustier et Amandine Marembert


• Vous animez depuis 1998 la revue Contre-allées, pourriez –vous nous raconter la naissance de cette aventure littéraire ?

La revue Contre-allées émane à l’origine d’un groupe d’amis, et c’est donc avant tout, dès le début, une aventure collective. Amandine Marembert, Emmanuel Flory et moi-même nous rencontrons en septembre 1995 au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, où nous entrons en classe d’hypokhâgne. Amandine est originaire de l’Allier, Emmanuel du Cantal et moi du Puy-de-Dôme. Ce trio sera à le point de départ de l’aventure, bientôt rejoint par Marie Laroche, rencontrée à la fac en 1996 et Aurélien Perret, rencontré en 1997. L’équipe d’origine de la revue est en place. Le premier numéro de la revue paraît à l’automne 1998 ; nous avons vingt et un ans. Au départ, il s’agit de donner à lire, d’une part, des inédits d’auteurs reconnus, de grandes voix de la poésie française, et dans un même temps, par un effet d’entraînement, de faire découvrir de jeunes auteurs prometteurs.

• Quelle vision de la poésie avez-vous envie de partager à travers cette revue ?

Contre-allées semble constituer aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup, une sorte de groupe informel, aux frontières perméables. Aucun dogme théorique cependant, aucune convention stylistique, aucun programme précis. Il ne s’agit pas d’une école, encore moins d’un courant. Ce qui est en revanche sûr, c’est que la notion de « voix » revêt pour nous une importance considérable. Elle démarque Contre-allées des deux grandes tendances de la poésie actuelle : rejet d’un lyrisme à l’ancienne, dans laquelle les clichés métaphysico-mystiques s’enfilent comme des perles, et rejet de l’impassibilité technico-objectiviste, dans laquelle l’expérience sensible disparaît au profit de dispositifs textuels plus ou moins intéressants. Finalement, nous privilégions ce qui nous surprend ou participe, dans notre esprit, d’une avancée de la poésie vers la nouveauté.

• Comment s’organise chaque numéro ?

Près de quatre-vingt-dix pages de poèmes, de poètes connus, méconnus ou encore inconnus pour commencer, suivies d’une petite trentaine de pages de chroniques sur les livres de poésie, les revues, les sites internet marquants de la dernière année écoulée. C’est assez basique comme formule, mais c’est efficace d’après les retours qu’on reçoit des lecteurs.

• Depuis 2005, vous organisez au mois de juin, un festival de poésie, Poètes au potager, pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

Pour être plus précis, Contre-allées est partenaire du festival « Poètes au potager ». La maison d’édition publie chaque année des inédits des quatre poètes invités au sein d’une collection bien distincte. L’association Poètes au potager est gérée par nos amis Dominique Fournil et Malek Sebahi. L’idée du festival, c’est de rendre visible et audible des voix de la poésie contemporaine, domaine clandestin auprès du grand public qui a la chance, le temps d’un week-end, d’avoir accès à des livres qui échappent au circuit médiatique, de rencontrer les poètes qui écrivent la poésie d’aujourd’hui, de passer des moments hors du temps où l’écoute et la lecture des textes dans des lieux agréables permettent de ré-envisager le monde qui nous entoure. Mais le mieux, pour se faire une idée et s’imprégner de l’esprit du festival, reste encore d’aller visiter le blog tenu par Dominique Fournil : http://www.poetesaupotager.over-blog.com/


• Quels sont les poètes qui vous ont influencés et vous ont aidé à trouver votre propre voix ?

Amandine : j’ai beaucoup lu, aimé et digéré (j’espère un peu) les poèmes de Bernard Delvaille (entremêlement des végétaux, du sexe, du voyage, de l’errance), de Vénus Khoury-Ghata (puissance des métaphores, folie de l’imaginaire, cuisine des mots, versets), de Valérie Rouzeau (rythme cascadant, fondu enchaîné des phrases sans coupure, sans ponctuation), de James Sacré (gaucherie volontaire de la grammaire, traitement de la mémoire, rendu des rapports affectifs amicaux ou amoureux), de Sophie Loizeau (érotisation de la langue). Mais cette question est difficile, n’appelle pas une réponse figée. L’écriture ne cesse de se nourrir de la lecture d’autres écritures que l’on aime et découvre au fur et à mesure, il me semble. Aussi je lis avec beaucoup de plaisir (je m’y retrouve) des écritures comme celles de Thierry Le Pennec, de Sophie G. Lucas, de Christian Degoutte et j’en oublie un certain nombre.

Romain : le poète à l’origine de ma « vocation », quand j’étais lycéen, c’est Verlaine. Sa façon très fine d’exprimer ses sensations et impressions, assortie à une prosodie avant-gardiste pour son temps, a éveillé un écho profond en moi, et même si je me situe aujourd’hui dans une autre réalité socio-historique, si j’appartiens bien à mon époque, son écriture a laissé des traces dans la mienne. Au fond, il m’a fait comprendre en quoi la poésie – celle que je défends et apprécie, s’entend – est intimement liée au vécu d’une subjectivité, et comment cette dernière, à travers son problématique rapport au monde, ce monde qu’elle tente de s’approprier sans jamais y parvenir, trace un chemin dans la langue commune pour s’en inventer une. J’ai ensuite été marqué par les poèmes en vers libres de Laforgue, qui m’ont naturellement amené aux poètes du début du vingtième siècle. Apollinaire, Cendrars, Larbaud et les poètes dits de « l’esprit nouveau », ont en effet été mon deuxième choc poétique. Mon troisième choc poétique, c’est la découverte vers l’âge de dix-neuf ans de la poésie qui a éclos suite à mai 1968, cette nébuleuse de poètes qu’on a rangés alors sous l’étiquette du « Nouveau réalisme ». Je pense particulièrement à deux d’entre eux dont l’œuvre m’a fait définitivement basculer dans la poésie contemporaine : Bernard Delvaille (disparu récemment) et Patrice Delbourg. Enfin, comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, j’ai reçu de plein fouet le Pas revoir de Valérie Rouzeau et les livres de Jean-Pascal Dubost, qui ont eu un peu l’impact ¬– il me semble – des Alcools d’Apollinaire, ouvrant des possibles dans lesquels s’engouffrer à l’heure où la poésie française, dans son ensemble et en-dehors de courageuses et lumineuses exceptions, semblait se débattre entre textualisme suffocant et lyrisme éculé. Voilà pour les grandes lignes. Ceci dit, je ne pense pas que ce que j’écris est directement influencé par tel ou tel poète. Je suis plutôt une « éponge », qui va retenir, plus ou moins consciemment, un détail dans l’univers de celui-ci, une trouvaille dans l’écriture de cet autre. Et puis, en tant que revuiste, je suis très attentif aux choses innovantes qui émergent ici et là. Après, il est difficile de citer pour moi des noms, ou alors je pourrais en citer tellement, tant la poésie actuelle regorge de talents, pour peu qu’on s’éloigne des grands axes et des gloires officielles, et qu’on plonge les mains dans les broussailles. En vrac, en plus des poètes évoqués précédemment, j’aime beaucoup (j’en oublie) Franck Venaille, Guy Goffette, Daniel Biga, James Sacré, Jude Stéfan, Pascal Commère, Roger Lahu, Rémi Faye, Christian Degoutte, Thierry Le Pennec, Antoine Emaz, Marcel Migozzi, Henri Droguet, Gilles Ortlieb, ou encore des plus jeunes comme Sophie Loizeau, Christophe Lamiot ou Eric Sautou. Et puis, sans parler d’influence, il y a les poètes de mon âge dont les univers, les écritures me parlent, avec qui j’ai l’impression de partager quelque chose comme l’expérience de l’époque, et qui chacun de leur côté avancent vers quoi, voix au milieu d’autres voix. Mais je ne vais pas en faire la liste, il suffit de regarder un sommaire de la revue Contre-allées ou un catalogue de nos éditions.


• A quel moment ( dès le début de l’écriture du poème ou plutôt lors de la phase de réécriture) apparaît la disposition dans l’espace ? Je pense Amandine à ton recueil Elle(s) si tant est que ( Les carnets du dessert de lune, 2005) où le haut et le bas de la page sont investis en alternance, avec également un jeu avec les italiques.
Je pense, Romain, aux brefs poèmes aux vers courts de Négatif photo de la muse ( Le chat qui tousse, 2007) ou au contraire aux blocs de prose poétique d’Une ville allongée sous l’épiderme ( Editions Henry / Ecrits des forges, 2008).

Amandine : la disposition définitive du poème dans l’espace se fait d’ordinaire lors de la phase d’informatisation des textes, étape qui vient après celle de l’écriture manuscrite dans des cahiers, où se trouve une première idée de placement des poèmes dans l’espace. Pour Elle(s) si tant est que, et contrairement aux autres livres, la disposition des poèmes est venue uniquement au moment de la constitution du manuscrit en vue de l’envoi à l’éditeur choisi.

Romain : La disposition du poème dans l’espace, pour la plupart de mes recueils, apparaît dès l’écriture du poème. Elle est souvent liée au support utilisé, disons-le clairement, au format du bloc note où j’écris. La forme peut sembler partir chez moi d’un parti-pris, mais ce n’est pas l’aspect contrainte qui m’intéresse. Les tentatives oulipiennes, à mon avis, sont assez vaines et je n’apprécie guère le retour du lyrisme à l’ancienne, avec ses formes mesurées, la rime et tout le tralala. En fait, si les textes d’un même ensemble ont la même forme, c’est que je cherche à organiser dans la langue le monde qui m’entoure et qui m’apparaît souvent comme un chaos. Il s’agit pour moi d’avoir une prise sur la réalité, de la structurer, de la plier à ma voix, mais aussi, d’un autre côté, de retrouver l’émotion initiale qui m’a fait écrire le premier poème de ce qui deviendra au fil du temps un livre. On peut aussi considérer ça comme des séries, comme on le dit de tableaux en peinture, écrites dans un temps donné, une année scolaire par exemple. Le passage à la ligne est souvent déterminé par le bord droit de la page de mes carnets, créant ainsi quelque chose à mi-chemin de la prose et du vers, ce qui me permet – je l’espère – d’échapper à un vers libre un peu usé aujourd’hui, sans pour autant tomber dans une prose trop linéaire. Il s’agit de faire déborder la phrase d’elle-même, de la court-circuiter par le vers, en jouant les effets de continuité-discontinuité, de fondus et de ruptures que cela engendre.


• Comment vos inspirations se nourrissent-elles l’une de l’autre ? Je pense à certaines images communes, par exemple celle de la baignoire qui devient gare :

« je me prélasse dans la baignoire aux pieds de lion / des trains la traversent à heure fixe/ m’emmènent dans un wagon-lit où les passagers flottent/ chaque siège est un savon sculpté(…) » (Amandine Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)

« la baignoire est un wagon où je m’allonge quand les trains s’arrêtent dans la maison me lance-t-elle après m’avoir appelé dans la salle de bains afin que je la voie comme ça étendue sur sa banquette de bulles(…) »( Romain Fustier, une ville allongée sous l’épiderme, Editions Henry/Ecrits des forges, 2008)

Amandine : Nous partageons la même intime actualité, traversons souvent les mêmes lieux, d’où des thèmes et des traitements de thèmes qui peuvent être communs jusqu’à se contaminer les uns les autres, le plus souvent inconsciemment. Nous nous en rendons parfois compte lorsqu’on relit le carnet de l’autre (chacun est le premier lecteur de l’autre, le premier « sélectionneur de textes »), mais il nous est arrivé de le remarquer encore plus fortement lors de lectures publiques où l’on nous a invités tous les deux ensemble (événements assez rares somme toute). Je pense aux moments poétiques au théâtre d’Aurillac en février 2008, organisés par Jean-Louis Clarac, où le public avait très fortement ressenti ces interactions (notamment concernant nos deux recueils publiés quasi simultanément à la Porte, qui évoquent la naissance de notre fils). Je repense aussi à une lecture-rencontre à la médiathèque de Châtenoy-le-Royal au printemps 2008, organisée le collectif Impulsions, où Claude Vercey, animateur de la soirée, avait bien mis en lumière (il le reprend dans un Itinéraire de Délestage du site de la revue Décharge) cette réalité du couple d’écriture qu’induit forcément le couple de poètes dans la vie, même si je crois que nos écritures ont pris des chemins différents depuis 2001.

Romain : Je ne sais pas trop quoi ajouter. J’écris essentiellement à partir du vécu, des lieux que je traverse ou à propos des gens qui m’entourent ou que je croise. Et je partage forcément le vécu immédiat d’Amandine. Je crois également, qu’en-dehors de cette intime actualité dont elle parle, je respire le même air du temps qu’elle, et que d’autres poètes dont je me sens proche. Alors ça crée des échos. Et puis, en matière de poésie, j’essaie d’éviter à peu près les mêmes choses qu’Amandine, les mots trop généraux par exemple, l’abstraction un peu vide dans laquelle se dilue encore trop souvent l’écriture poétique, pour privilégier la juste expression, celle qui traduira au plus près l’émotion ressentie, donc je chasse un peu sur les mêmes terres. Cependant, je crois que nous avons deux voix poétiques assez différentes. Amandine est plus, il me semble, dans une sorte de flux sensible, quand je suis moi plus syncopé, plus en boucles et en détours.

*Vous avez fait paraître en 2007 aux éditions la Porte un recueil chacun au tour de la naissance de votre fils, Il a plus qu’un papillon de nuit et Chambre 233. Ce que je trouve intéressant dans ces regards croisés sur l’arrivée d’un enfant, c’est qu’ils évoquent aussi la naissance d’un père et d’une mère. Tes poèmes, Amandine, me semblent dire l’émerveillement devant le petit être venu au monde ainsi que le bouleversement intérieur de la mère, alors que les tiens, Romain, me semblent davantage centrés sur les nouveaux rituels, les soins apportés à l’enfant, ainsi que sur la façon dont l’espace se trouve changé.

« ses petits yeux bleus qui me regardent/ sa tête ovale dodelinant./ un air de grenouille étonnée d’être sortie de l’eau. »

« la météo agit sur moi comme un spleen/ j’ai l’esprit brumeux/ les pieds en l’air/ suspendus au fil à linge/ trop de bouleversements/ suis renversée/ quand retrouverai-je la terre ferme » Amandine Marembert, Il a plus qu’un papillon de nuit, La Porte, 2007.


« dans l’eau content se rappelle du ventre de sa mère armée d’un gant à son intention de bain rituel avant l’enroulage dans la serviette dont un spécimen sèche sur le fil à linge de la maison que j’ai quittée ce matin »

« ai passé la nuit seul avec la maison vide d’elle mis un seul bol sur la table du petit-déjeuner preuve qu’il s’est produit quelque chose d’important dans ma vie qui s’est remplie de lui à l’hôpital où je les ai laissés pour une nuit étrange où je me suis endormi papa » Romain Fustier, Chambre 233, La Porte, 2007.

Amandine : oui, je crois que tu as visé juste quant à l’atmosphère d’Il a plus qu’un papillon de nuit. Deux mouvements, parfois contradictoires, me semblent construire ce recueil : à la fois un émerveillement du premier matin qui a le mérite de perdurer et un bouleversement durable des repères intérieurs et extérieurs dans la vie. Il s’agit de la naissance d’un enfant, mais aussi de celle d’une mère, dans ce que cela a de doux et de violent . La venue au monde est une expérience mêlée, me semble-t-il, de sentiments et de sensations qui peuvent être très antinomiques. C’est pour cela que c’est perturbant et que cela suscite le poème.

Romain : J’écris toujours à partir de lieux ou de personnes. Là, j’ai croisé les deux. Le recueil a été composé en quatre jours, dans une chambre de la maternité, qui est tout sauf un lieu « poétique ». L’arrachement au lieu familier de la maison est souvent un catalyseur d’écriture, en ce qu’il tranche avec le continuum morne des jours, nous bouscule. Et quand on ajoute là-dessus la naissance d’un premier enfant, il y a de quoi être saisi d’un vertige. C’est finalement l’impact de cette naissance sur une mère et un père, dans le lieu clos de la chambre d’hôpital, plus que le thème du nouveau-né, que j’ai dû vouloir traduire. Mais l’écriture de ces textes m’est venue pour une fois si spontanément, en des sortes de petites coulées verbales sans ponctuation, et s’est refermée si rapidement, que je n’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir à tout ça.


• Dans vos univers, j’aime tout particulièrement la façon dont le dehors et le dedans existent sans séparation. Dans un de tes poèmes, Romain, il est dit d’ailleurs : « le dehors pénètre à l’intérieur » ( Emporté par le tsunami de la mélancolie ordinaire, Encres Vives, 2004). A la lecture, je ressens une proximité entre le poète et le monde, comme si celui-ci devenait un élément de l’espace intime :

« avec le linge tu suspends un peu de ciel bleu/ la pelouse prolonge la nappe/ le sable est à portée de pieds/ la mer dort dans l’eau des fleurs. » ( Amandine Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)

« elle a cueilli des grappes de lilas dans le jardin et les a disposées dans un vase une manière pense-t-elle de faire pénétrer le printemps de diffuser ses arômes dans la maison dont elle a éteint les radiateurs depuis qu’elle a tranché ces fruits violets qui assurément n’en sont pas qu’elle a fait entrer dans un vase une manière de printemps dont l’arôme arrose la maison du parfum d’une baie de groseille couleur lilas »( Romain Fustier, Une ville allongée sous l’épiderme, Editions Henry/Ecrits des forges, 2008)

Amandine : Oui, c’est comme si l’extérieur et l’intérieur étaient d’un seul tenant. Je traverse ou habite les lieux de la même manière que les sentiments et les sensations me pénètrent un instant ou s’installent en moi. J’envisage le monde comme un immense fil à linge où seraient suspendus les éléments qui constituent l’espace au même titre que ceux qui composent les êtres. Les poèmes seraient alors le liant, les pinces à linge qui aideraient à relier ce dehors et ce dedans qui apparaissent à première vue séparés mais qui sont en fait intimement liés. Cela m’évoque un travail en cours qui est une sorte de prolongement à mon livre, Du baume stick dans la douceur, paru aux éditions La yaourtière en mai 2009. Je m’attache à tenter de dire l’implicite contenu dans le frôlement des peaux, des corps. Les indices intimes à déchiffrer dans des pointillés d’extériorité.

Romain : En effet, je cherche souvent le moyen de faire s’interpénétrer dans le poème le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur. Cela correspond à quelque chose de fort en moi. J’aime le sentiment qu’on a quand on est dans des espaces intermédiaires, qu’il s’agisse d’une véranda, de la lisière d’une forêt, de l’embouchure d’un fleuve, du crépuscule, du moment entre la veille et le sommeil. Et puis la poésie c’est peut-être ça, une suppression des limites, des frontières, une intime extrémité, une jonction en nous, par l’intermédiaire de l’observation ou de la songerie, entre ce qui est proche et ce qui est lointain. Comme une photographie où tout serait mis sur le même plan, les collines au fond du paysage, et le rosier dont on pourrait toucher les feuilles du bout des doigts. Ou un tableau dont on aurait supprimé la perspective, les ordres de grandeur. Au final, écrire un poème revient à faire entrer le monde dans une tête, puis dans une forme. Du coup, le monde qui en ressort n’est pas le monde tel qu’il est effectivement, mais le monde pris au filtre d’une subjectivité. Il ne s’agit plus aujourd’hui de faire des poèmes qui soient des natures mortes, mais sans verser dans l’abstraction, qui est souvent une facilité et un écueil redoutable en matière de poésie, de recomposer le monde à sa guise, en montrant ses différentes facettes, les différents angles de vue sous lesquels on peut simultanément l’aborder. Mais Apollinaire et Cendrars avaient déjà un peu illustré cela dès 1913-1914.


• Le jardin ne devient-il pas alors espace de rêve, d’intimité et d’érotisme ?


« j’ai rêvé cette nuit d’allées herbues où l’on faisait l’amour/ des passants nous croisaient/ je courais après toi pour rattraper ton ombre » ( Amandine Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)

Amandine : Si, tout à fait, le jardin cristallise l’intériorité positive : le rêve, l’intimité, l’érotisme comme tu dis. Il offre des lignes où lire les courbes des corps et les méandres de la pensée qui vagabonde, où assembler les gestes et les regards. Il s’agit alors, dans l’espace du poème, de parvenir à rendre palpables la proximité de l’être et du monde jusque dans ses détails les plus imperceptibles. D’arriver à faire coïncider réalités intérieure et extérieure en captant la bonne lumière dans le miroir incliné juste ce qu’il faut.

Romain : Je ne crois pas en la séparation entre le rêve et la réalité. Pour moi, le rêve appartient à la réalité, c’est juste une manière de la faire voler en éclats et de la recomposer sous un jour différent. Au fond, on peut y voir un mouvement de décomposition et de réécriture du monde. Le jardin est à la fois ce que j’ai sous les yeux, avec son lexique, ce bout de terrain particulier, mais aussi tous les songes de jardin qu’on peut y faire, en superposant dans la tête et le poème des images d’autres jardins, vus pour de bon ou eux-mêmes imaginés à partir de la superposition mentale d’autres images de jardin. Et puis le jardin se déborde lui-même, en ce qu’il est un concentré de paysages traversés ou imaginés à partir d’autres paysages. C’est un monde miniature, à portée de carnet. D’où son impact poétique, sa manière qu’il a de faire se rencontrer, là encore, le proche et le lointain, l’instant présent et le souvenir, le petit et le grand, et j’en passe. Espace d’érotisme aussi, puisque faire l’amour nous arrache à nous-mêmes, nous rend à nos corps, à ce qui nous entoure, le vent dans les arbres derrière les persiennes pendant l’étreinte, le bruit des animaux nocturnes, toute une sensation du monde réactivée.

• Le jardin me semble aussi un monde en miniature, une invitation au voyage à travers les sensations qu’il procure et la rêverie qu’il suscite:


« le vent a une odeur de coquillage fantasme-t-on de varech ou de cormorans selon le sens dans lequel il souffle au nord ou à l’ouest les vagues ne sont pas les mêmes sous le tronc du sorbier ou entre les branches des groseilliers(…) » ( Romain Fustier, Côté jardin, Encres Vives, 2006)

« là-bas des corps offerts aux alligators sous des trombes d’eau/ les nôtres aux songes entre les draps séchés au jardin/ quel anticyclone pourrait effacer ces lignes de démarcation » ( Amandine Marembert, il pleut dans la chambre cette nuit, Polder 131)

Amandine : Le jardin a sa propre géographie avec ses panneaux indicateurs en bambou (Toboggans des maisons, L’idée bleue, mai 2009) comme seuls repères pour le visiteur. Il possède pourtant ses propres rues et contre-allées, chemins de traverse qu’il faut savoir emprunter pour s’ouvrir au monde entier. Explorer le monde miniature qu’offre le jardin revient à voyager dans l’univers. Le cordeau des semis potagers est une route à suivre, la surface lisse d’un caillou une peau à caresser, les nervures d’une feuille les lignes d’une paume ouverte.

Romain : Le jardin est bien une invitation au voyage dans des géographies, mais aussi une invitation à un voyage à travers le temps, suivant le rythme des saisons. Il nous permet de nous ravir à nous-mêmes, de nous extirper de la glue quotidienne, avec ses déprimantes répétitions, travail et consorts chaque matin. Il est en perpétuel mouvement, et même si on peut parler de cycles de la végétation, un arbuste n’aura jamais tout à fait la même allure un mois de mai qu’au mois de mai précédent, la lumière du ciel sur la pelouse ne sera pas la même d’un jour sur l’autre. En cela, le jardin est une métaphore de l’écriture. Elle aussi reprend des motifs et des techniques qui font un regard, un imaginaire, un style, un ton, mais elle se doit aussi de se renouveler sans cesse pour ne pas sombrer dans la routine, pour ne pas être un pastiche d’elle-même. Chaque tentative d’écriture d’un nouvel ensemble de textes est une mise en danger du peu de certitudes qu’on a suite aux tentatives précédentes. Ou alors, on entre dans la gestion d’une « carrière », ni plus ni moins, asservissant la poésie à tout ce qu’on déteste dans la vie sociale et professionnelle.

• Enfin le jardin apparaît comme un lieu de fécondité pour le langage lui-même, de nouveaux mots ou expressions sont créés : « merdedemerde », « trois plantes qui miraclent ( Romain Fustier, Côté jardin, Encres Vives, 2006) ou « endors-matin, « réveille-soir » ( Amandine Marembert, tout le jardin tient dans ta tête, Contre-allées)

Amandine : Dans la mesure où les choses et les êtres, l’extériorité et l’intériorité sont contigus et s’interpénètrent, il arrive aux mots du poème de se faire l’amour et les néologismes qui en résultent parfois seraient un peu comme leurs enfants terribles.

Romain : La poésie me semble un lieu de fécondité pour le langage lui-même, et les mots ont tout intérêt à déborder d’eux-mêmes, non pas pour le simple bonheur de la trouvaille – encore que la chose a son charme – mais parce qu’on freine par là leur usure. Et puis, en tant que poète, il m’arrive de constater que certains termes reviennent comme des leitmotivs de recueil en recueil. Puisqu’il m’est difficile de m’en débarrasser, une des solutions pratiques, c’est de les déformer, de les abréger, de les couper, de les coller entre eux ou à d’autres, de les faire changer de catégorie grammaticale, pour créer un effet de surprise. Après, qu’on parle du jardin, de la ville, d’amour, de voyage, ça ne change pas grand-chose. La seule exigence qu’il faut avoir envers soi-même, c’est celle de se rappeler que le poème n’est la simple traduction d’une émotion, même s’il part souvent d’une émotion. Tout le monde éprouve des émotions, pas seulement les poètes. Il y a bien quelque chose d’autre – un art ? – qui fait que des lecteurs peuvent se retrouver dans un texte écrit par quelqu’un d’autre, à partir d’émotions de quelqu’un d’autre. Voilà.

 

Cécile Thibesard, janvier 2010


 
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