TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

L'arbre à parole
Gwen Garnier-Duguy,
entretien avec Matthieu Gosztola.

 

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- Peux-tu présenter aux lecteurs de Terre à ciel en quelques phrases (ou quelques paragraphes) Recours au Poème ?

Recours au Poème est un magazine international hebdomadaire de poésie. Il est né en mai 2012, des fruits d'une conversation de long cours avec mon ami Matthieu Baumier. Nous avons travaillé à construire un outil simple, avec le poème au centre d'un magazine métapoétique et métapolitique. Redonner la parole au poète avec d'abord ce qui le qualifie, c'est à dire ses poèmes, au sein d'un monde capitaliste et technique qui a, lui, disqualifié le poète d'une part, et le poème d'autre part. Le projet de Recours au Poème est d'asseoir le poème au centre de la vision d'un monde l'ayant reconnu comme étant son ennemi. Le poème, ici envisagé, est le cœur de la vie, le souffle, le sang, ce sans quoi aucune de nos respirations ne serait viable. Et parce que nous constatons que la respiration actuelle entame négativement l'existence du poème en tant que mystère de la vie elle-même, nous avons conçu cet espace de redéploiement, de requalification, ce Recours, au sens que lui donnait Ernst Junger, mais aussi Juarroz. C'est un espace qui espère apporter sa part de construction à la Refloraison du monde, pour emprunter à la pensée picturale de Roberto Mangú. Ce travail est mené tambour battant, avec le renouvellement du sommaire chaque semaine car il s'agit de se mettre au niveau de la rapidité de la machine et des informations qu'elle produit en flux tendu, cette accélération du Temps voulant notre peau à tous. Nous allons plus vite que la machine.
Notre travail, en outre, est d'aller chercher et d'exhumer les mondes poétiques dilapidés aux quatre coins de la planète, de les rassembler dans un lieu fraternel, quelles que soient les contradictoires qu'elles expriment.
Mais Recours au Poème, outre ces mondes poétiques que nous cherchons d'arrache-pied et passionnément, entend ouvrir un axe à un chemin poétique que certains collaborateurs et poètes forent comme des diamantaires, la poésie des profondeurs, théoriquement formulée par Paul Vermeulen, et poétiquement par toute une filiation de poètes pas nés de la dernière pluie. La poésie est aussi ailleurs que dans les recueils : on la trouve par exemple chez Jung ainsi que dans la pensée de la Deep Ecology.

- Le recours au poème est aujourd'hui plus que jamais nécessaire. A chaque instant. Quel est le visage de cette nécessité, sensible – d'une vie qui est à vif – à chaque pas que fait le temps dans nos vies ? Quels sont ses traits ?

Les traits de cette nécessité sont multiples. Mais l'axe principal relève de la modernité. La modernité actuelle, avec la suprématie totalitaire de sa loi progressiste considérée comme étant la seule loi à laquelle il nous est demandé d'obéir, d'autres lois ne pouvant pas avoir cours à ses yeux, cette modernité du progrès (sous toutes ses formes) et de la technique avoue chaque jour son échec à réaliser, non pas l'avenir de l'homme, car cet avenir se dessine comme condamné, mais d'ores et déjà le présent des êtres humains de ce temps. Cette modernité avec son rythme effréné, arrache à chacun le temps de penser, de vivre à l'aune des possibilités poétiques qui nous sont données par naissance, le temps de vivre en permettant à chacun de s'individuer, pour employer le langage jungien ou, pour le dire autrement, d'atteindre à la plénitude dans la sérénité. Plus personne n'a plus le temps. Plus le temps de s'intéresser à autre chose qu'à sa propre survie, passant par la rentabilité de notre propre personne humaine. C'est contre ce choix absolu de la première modernité que nous en appelons au Recours au Poème, en utilisant naturellement ses propres armes, car les situationnistes aussi étaient poètes au sens d’un état de l’esprit poétique. Ceci afin que survienne une autre modernité redéfinissant un nouveau rapport à la qualité de vie.

- Donner à entendre des voix du monde, et beaucoup de voix jusqu'alors inconnues ou très peu connues, est l'une des ambitions manifestes de Recours au poème. Faire du lointain géographique une proximité du regard, et de la sensibilité (proximité éprouvée constamment par le lecteur), était-ce une visée fondatrice : était-ce une visée qui a poussé (notamment) Recours à naître ?

Beaucoup des voix que nous faisons venir de l’étranger ne sont inconnues qu’en France ! Cela devrait d’ailleurs faire réfléchir à l’état du regard poétique français sur l’extérieur. Oui, il nous semblait que le poème était disséminé aux quatre coins du monde, comme le corps d'Osiris fut découpé et disséminé lui-même. Réunifier Osiris, avec ses membres disparates, voilà un pan de la mission que nous nous sommes assignés avec Matthieu Baumier. Nous découvrons ce que nous subsumions : tout le monde écrit de la poésie. Et ce fait n'est pas un signe anodin. Lorsqu'on ne reconnaît plus la loi de la modernité qui amoindrit nos vies, extérieures parce que d'abord intérieures, lorsqu'on cesse de croire au spectacle et au simulacre, alors les individus se tournent naturellement vers ce qui appelle en eux au sens et au merveilleux, à la beauté et à la grandeur. Cela se nomme la poésie. C'est une veine naturelle en l'homme. On reconnaissait jadis peu de poètes, mais ces poètes faisaient autorité. On ne reconnaît aujourd'hui aucun poète, mais tout le monde a des poèmes dans ses tiroirs. Ce travail, il faut le faire puisque nous en avons conscience. Il faut tâcher d'être à la hauteur de sa conscience, sans quoi on est peut-être un déserteur. Et donc rassembler le Dieu/Principe (choisissez la dénomination qui vous convient le mieux) dans la multiplicité de ses voix.

- Il se dégage une forme de fraternité entre les voix présentes, ainsi qu'entre les voix présentées, du moins entre beaucoup d'entre elles. En quoi la poésie est-elle pour toi justement fraternité ? Entre les peuples, entre les âmes ?

Ah ! La poésie étant donnée à l'homme avant même sa première respiration, il m'apparait qu'elle est la plus grande filiation de l'humanité, pour le dire avec les mots de Christophe Morlay. Cette filiation implique qu'un poète prolonge le poème des anciens. Le poème, dans cette perception, relie chaque poète aux origines. Cette origine se transmet, et chacun revisite les archétypes et les renouvelle, chaque poète inspirant le travail des successeurs. Cette filiation est en réalité une fraternité au-delà du Temps, mais elle est aussi une fraternité actuelle car il faut accueillir autant le contradictoire pour enrichir ou définir sa propre inspiration, que les œuvres qui nous parlent, porteuse d'autres rêveries.

- La poésie est-elle résonance aiguë des liaisons constantes existant entre les êtres, mais aussi entre toutes les réalités ?

Question complexe. La poésie, en tant que palpitation vitale, depuis le début relie les êtres aux êtres et aux choses. Ce lien peut aussi revêtir le vêtement de la Révolution ou de la guerre cependant. Il faut l'assumer. Cette "résonance aigüe des liaisons constantes" dont tu parles traduit l'écho de son essence. Or, puisqu'il faut s'avancer ici en donnant une définition de la poésie dont personne ne sait rien au-delà des poèmes eux-mêmes qui en sont l'incarnation, il me faut alors me risquer en disant que le Poème veut d'abord la vie puisqu'il est identique à la vie, il en est sa représentation imagée et fondatrice. Contre tout ce qui tente d'attenter à la vie, et notamment en notre époque de nihilisme, le poème se défend comme il s'est toujours défendu, pour continuer à vivre. Dans son âme, le poème est essentiellement un être de guerre sur le fil de l'incertitude et du désastre, capable, et c'est en cela qu'il est éblouissant, d'incarner à travers son essence guerrière l'établissement du merveilleux par le merveilleux, sans quoi il n'y a plus ce qu'on nomme traditionnellement la vie. Daumal avait déjà en son temps appelé à la « guerre sainte » intérieure.

- Tu es d'abord poète, et fais entendre une parole poétique qui donne prise à l'éblouissement de la peinture, à un travail très précis effectué sur le souffle (véritable sculpture de celui-ci), ou encore à la quête nécessaire du pardon et de l'amour par-delà les vicissitudes apparentes de l'Histoire, les brûlures du temps et les actes des hommes. Comment naît la parole poétique en toi ? Par bribes ? Est-ce le chant qui s'impose, dans son précipité de syllabes, et qui confère à un murmure du dedans la forme musicale de l'Unité ?

J'ai publié un roman à dimension poétique sur l'œuvre du peintre Roberto Mangú, un livre de poésie en 2011 et des poèmes dans les revues qui les acceptent. Le tout chez des éditeurs n'ayant pas pignon sur rue. Au regard des poètes que nous publions dans Recours au Poème, mon œuvre est mince et ne mérite pas qu'on s'appesantisse ainsi sur elle en son état actuel. Tu connais plusieurs de mes livres non publiés, et dans différents genres, parce que nous échangeons de manière privée. C'est aussi cela la fraternité du poème : trouver les compagnons. Partager de la main à la main. Converser. On se passe la poésie sous le manteau. Ce qui en révèle sa dimension dérangeante. C'est aussi le chemin du poème, qui n'emprunte pas aux lois du marché pour forer sa voie. C'est une marche intérieure dans un autre rapport au Temps. Fort heureusement, la quantité de la production n'assoit pas l'autorité d'une œuvre. Rimbaud et Baudelaire, pour citer deux noms à partir desquels la poésie ne pourra plus s'écrire comme avant leur présence, ont laissé une œuvre peu épaisse. Pour ce qui me concerne, elle est en cours, en quête d'une unité pressentie mais non réalisée, raison pour laquelle je publie peu et en général dans les revues qui me font rêver, telles Nunc, Phénix, Les Cahiers du Sens ou Le Bateau fantôme pour en citer quelques-unes.
Tu fais allusion à la peinture, et à mon roman, NOX, écrit à partir de la peinture d'un des plus grands peintres vivant, Roberto Mangú. La peinture de Mangú, sa pensée picturale, joue un rôle fondateur dans ma vie. Je devais écrire sur sa peinture. Et mes poèmes, malgré les influences des poètes que j'aime, malgré les inspirations à moi-même cachées, sont essentiellement inspirées par la peinture de Mangú. Je suis poète parce que Mangú est peintre et parce qu'un jour, j'ai rencontré ses tableaux. Je ne comprends ma poésie que dans le rapport à sa peinture. Lorsque mes poèmes sont réussis, je le lui dois. Lorsqu'ils sont ratés, je me le dois. Mon rêve serait d'atteindre une fois, par la composition d'un poème, la grandeur d'un de ses tableaux. Mangú est un grand peintre. Le grand peintre. Il donne à la peinture un rôle qu'elle n'a jamais eu jusqu'alors. Les implications de sa pensée picturale sont en train de redéfinir notre rapport au Temps, à la modernité, à l'Occident. Ce travail, beau et complexe (je ne veux pas dire "compliqué" mais "complexe", étymologiquement parlant), est en train de fonder une autre manière de vivre, basée sur la Permanence de ce que nous sommes, et, pour user de ses mots, "débarrassée des défauts du passé". Une pensée qui mettra du temps à nous parvenir, mais qui trouve sa résonance dès ici et maintenant.


- Ta poésie travaille en profondeur la notion d'Unité. Chaque poème, mais aussi chaque recueil dans sa structure ainsi que les différents recueils entre eux (qu'ils soient publiés ou non) répondent à cet "impératif" de l'Unité. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?

C'est difficile parce que c'est en cours. Je compose des ensembles plutôt que des recueils. Le recueil peut être le stade premier du livre. Il capte et formule l'inspiration qui vient. Mais ce recueil, fait d'éléments disparates, doit être à mon avis composé dans un ensemble pensé, en vue de devenir une œuvre. L'impératif de l'unité est à mes yeux important car il me semble plus difficile – je ne parle que pour ce que je vis – d'ordonner une vision, ce qui demande toute une vie, plutôt que de laisser l'inspiration aller où elle veut et n'en faire qu'une sorte de patchwork. D'aucun diront que le recueil est la forme la plus vraie du poème. Pour ce qui me concerne, je pense que le livre, composé, structuré sans bride sur le cou, est à la fondation de notre tradition occidentale. En faisant une œuvre, je tâche de me structurer moi-même, répondant à la structure humaine qui m'a été transmise et hors de laquelle je perds mon identité. C'est l'aventure d'une vie. Se construire en construisant. Au cœur d'une société voulant me prendre tout mon temps.


- Mais de quel "impératif" s'agit-il exactement ? Est-ce l'impératif de la vie, du divin, auquel tu donnes souffle en toi ?

C'est un impératif très simple. Dans l'Univers, tout est langage. Une musique est un langage. Une couleur est un langage. L'architecture est un langage, etc. Le plus évident des langages est le langage lui-même, littéralement, l'écriture, la parole. Il me paraît donc que le poème est la seule réponse qui nous soit permise pour donner un sens à l'Univers. Ce sens est sans cesse à construire, à renouveler, à revisiter afin de réinsuffler l'énergie vitale aux archétypes qui, par définition, sont éternels, mais par essence doivent être sujets à la métamorphose pour continuer à produire dans l'esprit humain la force vitale.

- L'écriture est chez toi très fortement réconciliation. Et liaisons. Et souffle. Mais aussi éblouissement. Chant de vie et pour la vie. Chant qui fait advenir la vie, et la beauté, par la chair du langage qui est l'émanation du souffle de Dieu. Peux-tu nous parler de la façon dont la foi irrigue en profondeur ton écriture ?

La foi s'oppose à la certitude. Je ne sais rien de certain au niveau de Dieu. Croire, c’est ne pas être sûr. L'actuel scientisme de notre époque révoque la foi au nom de l'impératif du doute matérialiste et de la formalisation scientifique. Ce que les scientifiques découvrent, ils le démontrent et alors y croient. Mais de découvertes en découvertes, nous demeurons dans l'incertitude quant à la notion du divin. Je ne puis, à ma petite échelle individuelle, qu'avoir foi, c'est à dire ne rien savoir. Nous savons que nous ne savons rien, la docte ignorance du Cusain ! Ma relation à la poésie se base sur cette incertitude, ce choix de foi, et sur cette profession de foi qu'est la composition d'une œuvre poétique, des signes se meuvent dans la nuit et la foi se transforme parfois en expérience du dedans.

- Peux-tu nous parler de l'importance du Verbe dans ta parole poétique ?

Lorsque tu parles du Verbe, tu fais référence à la Genèse et à l'Evangile de Jean. "Au commencement était le Verbe". Jean nous apprend que ce Verbe était Dieu. Il nous apprend que le langage est Dieu. Il nous dit ensuite que Dieu est la lumière et que sa mission à lui, Jean, est de rendre témoignage à la lumière. C'est dans cette tradition fondatrice que je m'inscris. Hors d'elle, je ne peux entendre le monde. Le Poème, c'est ainsi rendre témoignage à la lumière qui est, chez Jean, la vie. Selon cette compréhension, qui est la compréhension de nous autres, natifs d'Europe pour user du langage de Mangú, nous sommes donc dans le Verbe, mais non pas enfermés, nous y jouons notre capacité divine qui est le chemin.

- L'élément marin est important dans ton œuvre. Peux-tu nous dire en quoi cette force tout à la fois de courant et d'apaisement nourrit en profondeur ton travail ? Et peux-tu également, par la même occasion, nous parler de l'importance de la Bretagne dans ton écriture, et dans ta pensée, dans ton imaginaire ?

La mer d'abord. Je suis né à côté de la mer. Je puis me définir comme un homme du littoral, et non comme un marin. L'homme du littoral est celui qui marche sur la frontière entre la terre et la mer. Et cette frontière se meut avec les marées. Tout cela est entré de façon symbolique dans mon esprit, l'a façonné. La mer occupe donc dans mon inconscient une ouverture fabuleuse. Elle me renvoie à la possibilité d'évasion, celle d'un espace salvateur lorsque le simulacre du spectacle entend dominer toute la terre. La mer me renvoie également à l'espace du dedans, car bien que je sois breton, la mer, pour moi, c'est d'abord la méditerranée, c'est à dire la "mer entre deux terres", c'est à dire la mer intérieure. Cette aire est mon espace mental, celui dans lequel je me plonge pour puiser dans ses profondeurs et, comme les dauphins, jouer avec la surface pour y expirer les trésors parfois entrevus.
La Bretagne. Elle est ma terre natale, étrangement. J'y suis attaché, au-delà de la culture celtique, parce qu'elle me lie à la matière de Bretagne, la Légende, et la légende d'Arthur, Excalibur, la Table Ronde, la chevalerie héroïque tournée vers la Dame, les sept forêts dont parle Hugo dans Quatre-Vingt Treize, et Brocéliande. C'est une terre poétiquement tellurique, dont les ciels lumineusement chargés dialoguent dans une langue inconnue avec les sols sous lesquels se trame quelque indicible enjeu. Cette langue inconnue a donné lieu à des traductions défiant la raison même. Elle continue d'avoir sur moi cette attraction surnaturelle.

- Pour clore cet entretien, une question en apparence plus légère : quels sont tes premiers souvenirs relatifs à l'écriture ?

Des vers de forme classique, imitant les poètes que j'apprenais au collège, et transpirant les émois désastreux de l'adolescence.


dimanche 13 janvier 2013


 
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