... Je reviens, je suis là où j’étais
en commençant, le jour m’enveloppe de sa clarté
pâle, le chêne et la clôture m’attendent depuis
toujours
je suis près de la porte, entre entrer et sortir,
juste sur le seuil, là où ce qui vient s’en va où
ce qui va s’en vient où rien ne vient ni ne s’en
va
j’écoute les voix celles qui m’ont
toujours accompagné, leur rumeur indistincte, j’essaye
de les reconnaître
celles du grand maigre et du p’tit gros, du voyou
et du saint, celles de Pierre et de Jean,
celles de Luis, Yannis, William, Vicente, Samuel, celles
de l’aveugle et du binoclard
celle de l’homme à la pipe, aux trois gilets,
aux deux manteaux, front contre la vitre traquant le spectre clair
celle de l’autre les yeux au ras du ponton à
guetter quoi entre nénuphar et mousseline blanche
et lui, je l’entends encore au bout du fil, «
je suis devenu une merde » dit-il,
je veux lui parler, mais seuls résonnent ses
derniers mots, « une merde », « une merde »
et la tonalité uniforme du vide
alors, oui, je vais me taire, j’assiste au drame
de vivre, immobile, transpercé par l’ombre d’un piquet
avec le couperet du ciel, les trottoirs déserts,
les rues vides où chaque pas court après son écho
avec le désespoir et ses yeux sans regard, il
vient vers moi, je m’écarte et il passe
je regarde une fois encore la beauté qui n’est
pas, le jour plein de lui-même, le chêne et la montagne,
la lumière immobile
je regarde la chute arrêtée du bleu, la
table, le seringua, les géraniums et le fauteuil
je regarde les ombres et entre, ton pied, le mien, cette
intimité d’un écart jamais comblé
j’écoute le silence, les claquements intermittents,
les grincements, ce qui fait la profondeur de cet instant
mes yeux s’en vont, touchent l’herbe, l’écorce,
la pierre de la montagne, s’en vont et reviennent, tirant les
fils de espace
ramenant quoi au juste, bourres, plumes, papillons,
poussière, quelques noms, la même image recommencée
le même oubli vivant, le même adieu sans
larmes
et, malgré tout, je sais qu’il me fallait
revenir, qu’il n’y aurait pas d’autre chance
je traverse les mêmes lieux, mêmes chambres,
mêmes rues, mêmes chemins
je croise les mêmes visages, je frôle les
mêmes corps mais je ne reconnais rien
il y a une soirée, des rires, des cris, la lumière
arrêtée sur les mains, la montagne dans l’ombre,
il y a
les morts comme des grains de sable et c’est une
dune qui cache le soleil et c’est la nuit
il y a tout ce qui me vient, me traverse, me défigure,
m’arrache langue et nom, cette parole qui me fait, me défait
elle met le matin dans le soir, le chaud dans le froid,
dans la douceur la douleur
elle renverse et met debout, ouvre ce qu’elle
ferme, perd ce qu’elle trouve et c’est pourquoi je suis
perdu
c’est pourquoi revenir c’est ne plus comprendre
et pourtant être là comme jamais
et c’est toujours la première fois, un
oui plus vaste que tous les non, la traversée du jour avec des
yeux de nuit
la vibration de l’infime, et l’infini réverbéré,
et rien qui bouge et rien qui s’arrête
août 2007-août 2008
Ode au recommencement, Lettres Vives,
2013.