TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

L'arbre à parole
Jacques Ancet ~ Extrait de Ode au recommencement
à paraître en mars 2013 chez Lettres Vives

 

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   ... Je reviens, je suis là où j’étais en commençant, le jour m’enveloppe de sa clarté pâle, le chêne et la clôture m’attendent depuis toujours

   je suis près de la porte, entre entrer et sortir, juste sur le seuil, là où ce qui vient s’en va où ce qui va s’en vient où rien ne vient ni ne s’en va

   j’écoute les voix celles qui m’ont toujours accompagné, leur rumeur indistincte, j’essaye de les reconnaître

   celles du grand maigre et du p’tit gros, du voyou et du saint, celles de Pierre et de Jean,

   celles de Luis, Yannis, William, Vicente, Samuel, celles de l’aveugle et du binoclard

   celle de l’homme à la pipe, aux trois gilets, aux deux manteaux, front contre la vitre traquant le spectre clair

   celle de l’autre les yeux au ras du ponton à guetter quoi entre nénuphar et mousseline blanche

   et lui, je l’entends encore au bout du fil, « je suis devenu une merde » dit-il,

   je veux lui parler, mais seuls résonnent ses derniers mots, « une merde », « une merde » et la tonalité uniforme du vide

   alors, oui, je vais me taire, j’assiste au drame de vivre, immobile, transpercé par l’ombre d’un piquet

   avec le couperet du ciel, les trottoirs déserts, les rues vides où chaque pas court après son écho

   avec le désespoir et ses yeux sans regard, il vient vers moi, je m’écarte et il passe

   je regarde une fois encore la beauté qui n’est pas, le jour plein de lui-même, le chêne et la montagne, la lumière immobile

   je regarde la chute arrêtée du bleu, la table, le seringua, les géraniums et le fauteuil

   je regarde les ombres et entre, ton pied, le mien, cette intimité d’un écart jamais comblé

   j’écoute le silence, les claquements intermittents, les grincements, ce qui fait la profondeur de cet instant

   mes yeux s’en vont, touchent l’herbe, l’écorce, la pierre de la montagne, s’en vont et reviennent, tirant les fils de espace

   ramenant quoi au juste, bourres, plumes, papillons, poussière, quelques noms, la même image recommencée

   le même oubli vivant, le même adieu sans larmes

   et, malgré tout, je sais qu’il me fallait revenir, qu’il n’y aurait pas d’autre chance

   je traverse les mêmes lieux, mêmes chambres, mêmes rues, mêmes chemins

   je croise les mêmes visages, je frôle les mêmes corps mais je ne reconnais rien

   il y a une soirée, des rires, des cris, la lumière arrêtée sur les mains, la montagne dans l’ombre, il y a

   les morts comme des grains de sable et c’est une dune qui cache le soleil et c’est la nuit

   il y a tout ce qui me vient, me traverse, me défigure, m’arrache langue et nom, cette parole qui me fait, me défait

   elle met le matin dans le soir, le chaud dans le froid, dans la douceur la douleur

   elle renverse et met debout, ouvre ce qu’elle ferme, perd ce qu’elle trouve et c’est pourquoi je suis perdu

   c’est pourquoi revenir c’est ne plus comprendre et pourtant être là comme jamais

   et c’est toujours la première fois, un oui plus vaste que tous les non, la traversée du jour avec des yeux de nuit

   la vibration de l’infime, et l’infini réverbéré, et rien qui bouge et rien qui s’arrête

août 2007-août 2008

Ode au recommencement, Lettres Vives, 2013.

 
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