TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Jacques Roman, une langue sans repos par Sabine Chagnaud


Il y a chez Jacques Roman de l’excès. La langue jaillit sans égards pour celui qui la reçoit. La phrase a ses méandres imprévisibles, syntaxe étirée qui détruit autant qu’elle construit. C’est une langue qui « va », sans trop d’arrêts ; car l’arrêt, c’est la mort. Ainsi écrit-il, dans Je vous salue l’enfant maintenant et à l’heure de notre mort :

« Tu avances, tu ne sais où, et tu traces. Avancer n’est pas le mot juste, tu ne crois en aucune arrivée. Ce sont des stations, des arrêts où étrangement tu te trouves »

Dans ce livre où il évoque, entre autres choses, la déchirure qui a façonné son existence, on trouve plus loin cette définition de ce qu’est pour lui l’écriture :

« Ecrire en dépossédé, planté dans la chance ouverte par la cruauté, foyer de la réalité. Ecoute, puis murmure maladroit, non pas cela charmeur, enchanteur, baume pour âme sensible et étrangère à l’humaine misère, mais cela désirant évoquer la présence mystérieuse d’une force encore ignorante de la forme, cet écrin où, déposée, elle reposera vive, loin de tout obstacle, sur la voie la plus humble, aux humbles accueillante.
Tenté par cela même qui te secourut sans que tu l’appelles, tenté de t’en emparer, tu t’en retournes où dépossédé, à ton tour peut-être secourant ce qui doit être secouru absolument. »

Ainsi la déchirure, « chance ouverte par la cruauté », permet-elle à la réalité d’advenir. L’écriture est au service de cette urgence. Lancée dans le vide pour s’éloigner des mensonges, elle désire rejoindre l’humanité. S’il affirme, ce n’est pas tant sa position de sauveur « peut-être secourant », mais la nécessité du secours.

La course qui est la sienne ne lui permettant pas d’arrêt, Il écrit L’ouvrage de l’insomnie.
Bien que ce livre se présente comme une somme de notes prises au fil des jours, il déconstruit peu à peu cette forme, traquant sa propre image pour la défaire. Son ami Bernard Noël qui en signe la préface analyse : « En fait, tout est poussé au bord – amitié, solitude, etc. - , sur le bord particulier qui l’excède… Jacques Roman, pour cela, s’acharne à rompre avec lui-même : il veut casser le reflet dont la note écrite lui tend le piège. Voilà pourquoi son livre n’est pas un journal bien qu’il en emprunte le genre. »


Extraits de L’ouvrage de l’insomnie, L’Aire bleue, 2001*

Je me suis guéri de l’espoir d’être lu, en cessant moi-même de relire ce que j’avais – à ce qu’il paraît – écrit. Je ne suis lié par aucune autre promesse que celle de la mort.

***
Une paire de chaussures : à perdre ; une paire de chaussettes : à perdre ; une paire de pieds : pour se perdre ; une paire de jambes : à perdre ; une paire de pantalons : à perdre ; une paire de couilles : à perdre ; une paire de bras : à perdre ; une paire de mains : à perdre ; une paire de poumons : à perdre ; une paire d’oreilles et une de perdue ; une paire d’yeux : à perdre ; une paire d’amygdales perdues. Un cerveau, une langue, en pure perte, une chemise à mouiller.
***
Il n’y a pas à dire vrai de travail sur la langue, c’est la langue qui me travaille, me travaille dès lors que je n’explique pas, ne m’explique pas et donc, ici, il n’y a pas de langue à l’état pur, il y a le moins de la pensée ou est-ce le trop, une tristesse à traverser comme une bande de désert pour l’oasis, une tristesse à réécrire sous l’empire des mots qui l’efface.

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Saisissez le tourment de la main gauche et tenez-le à bout de bras le plus éloigné possible de votre tête, puis de la main droite saisissez votre stylo et écrivez. Ensuite ouvrez la main gauche, le tourment reprendra sa place de lui-même. Recommencer plusieurs fois l’opération. Attention ! Il arrive que l’on ne puisse se saisir du tourment. Pratiquée dans un souterrain l’expérience vous conduira à une situation d’avenir.

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La solitude, c’est se reconnaître objet d’un travail, d’une opération dont l’objectif dépasse l’entendement ; on dit la haïr ou l’aimer : c’est sans importance.

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Chaque fois qu’après avoir fait l’amour l’amante me demande (réclame) si je l’aime, j’ai la désagréable impression d’apprendre que je viens de jouer une pièce dans le décor d’une autre.

Avant même de l’avoir conjugué, ou alors secrètement à l’impératif, les amants s’empressent de l’adopter au présent de répétition et bientôt au futur, le chargeant d’une promesse lourde et étrangère à sa nature légère, énigmatique, ce verbe aimer qui n’était que le nom du chemin menant au seuil du secret où nulle parole mais le souffle, écho en la jouissance.

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Révélé, à l’enfant, dans la terreur, le sens de cette route en lacets plongeant dans le lac vers le village noyé : l’effroi devant toi seul est la seule route à prendre.
Aujourd’hui encore.

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De l’excès du désir, s’émanciper de la souffrance née de l’imaginaire affamé, avaler l’un et l’autre, désir et imaginaire : proche, venir au toi au loin du moi.

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S’engager est un acte qui ne saurait avoir d’autre finalité suprême que la liberté intérieure de chacun.

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Raturer et raturer les phrases de hargne qui ne sont pas de pure colère.

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Je n’aime pas voir la métaphore mettre des manteaux aux saisons les plus nues et écorchées.

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Parler d’écrire c’est après tout ne parler que de coups répétés à la porte.

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Les forces, si j’en ai, ne sauraient venir que de la connaissance des territoires où s’avancer veut dire déposer les armes. La littérature commence là !

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Seul, je ne suis pas livré à moi-même mais au monde, c’est à dire à la solitude du monde de tous.

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C’est toujours in extremis que ça s’écrit, comme apparaît la beauté.

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L’angoisse de cette nuit jusqu’à l’épouvante et l’asphyxie. Je gage qu’elle est l’effet de mon abrutissante macération solitaire. Je n’ai pour la repousser que cette attente démesurée au travers de pauvres petits papiers, témoins ingrats de toute expédition en meurtrissure et qui jamais n’auront la grâce des larmes coulant au long des joues – que je n’ai pas pleurées.
Comment me faire confiance ?

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La solitude qui me voit attablé, seul et écrivant, en un lieu public de cette ville, me rassure quant à cette idée de réussite dont certaines personnes veulent me voir entouré et qui pour moi reste toujours emprunte de louche proximité. Solitude, hors de portée de l’échec et de la réussite…

* A noter que pour ce livre, Jacques Roman a reçu le Prix Edouard-Rod



 
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