Noémie
Parant, 3 lettres à D. présenté par Matthieu Gosztola
Dans le dernier numéro
de la revue Triages s’est levé un grand soleil, l’écriture
entremêlée de Denis Ferdinande et de Noémie Parant,
qui donne à voir, à respirer l’amour sur le versant
de l’éblouissement d’une journée romaine par
un grand soleil tout chahuté d’oiseaux ; ces caresses musicales
à quatre mains – laissant sur leurs passages de savantes
et précises circonvolutions d’encre éblouie de retenue
et de générosité folle, de désir et de respect
– répondant en tous points, et de merveilleuse façon,
à l’injonction rimbaldienne comme quoi « l’amour
est à réinventer ».
Les textes inédits que vous pouvez lire ci-dessous prolongent
l’enchantement de la lecture de Triages. Ils sont l’occasion
de respirer l’écriture seule de Noémie Parant qui
est en réalité tout sauf une écriture solitaire,
une écriture sans, parcourue qu’elle est en son plus intime
par les frémissements de l’aimé, toute habitée
des syllabes de son corps, comme peut être présent l’être
aimé quand il est pris, pris pour être gardé, pour
être rendu sauf, dans les bras que peut devenir une phrase lorsqu’elle
est tendue – comme peut l’être l’intensité
(corde de harpe pincée par le souffle d’un baiser) d’une
écoute, toute à l’inouï de l’autre. Renaissante.
Rendue à sa naissance.
Matthieu Gosztola
Trois lettres à D.
17 juillet 2011
Cher D.,
Je ne saurais pas non plus, d’ici de ce jour,
revenir à ta peau : non à celle qui surgit se dresse dans
la lumière, mais à celle, autre, qui vit dans les plis
du monde ? invisible au soleil.
Il y a cependant ton corps encore juste derrière mon corps
immédiatement tangible sur lequel je peux me retourner dont même
je peux arracher la matière les reliefs les aspérités
Mais j’en ai perdu, déjà, toute préhension
possible : parce que l’infini lui-même en a avalé
?de ce côté-ci du monde ? l’épaisseur la densité
et, dans ce geste, la possibilité d’une caresse d’un
toucher d’une saisie ; parce que tes tissus, quoiqu’immenses
quoique fabuleux, restent toujours ces-corps-autres-à-mon-corps
? irréductiblement cachés sous des couches sous des feuillets
de mondes ; parce que je ne parviens pas, surtout, ? depuis ce visage
du ciel ?, à tisser ta chair dans ma chair. Alors je cherche,
toujours, le champ de ta peau, le toucher de son grain : son visage
parmi tous les visages ? dans le désir, rêvé, de
l’étreindre jusqu’au fond.
Dans la conscience aussi presque imaginaire qu’elle m’est
déjà donnée chaque jour à chaque instant
ainsi sous les doigts elle et ses pigments et ses teintes et plus loin
son monde son soleil son infini
18 juillet 2011
Cher D.,
Je voudrais descendre ce jour de juillet au fond
de tes vallées basculer depuis le sommet de ton monde jusque
dans ses creux Non que ce possible ne me soit pas donné mais
qu’il ait pris déjà les formes du désir non
que je ne sache pas dessiner ce geste mais que je dévale déjà
dans ce jour immense d’été les échelles vertigineuses
de ton monde que je glisse d’ici le long de tes cavités
de tes brèches traversant ainsi tes frontières et ta terre
depuis à nouveau tes cimes du haut toujours des arêtes
des crêtes de ton monde
27 juillet 2011
Cher D.,
Je repense, aujourd’hui, à tous ces jours
passés dans ton corps : à ce temps, déjà
impalpable, qui nous précède qui nous suit ? plongeant,
depuis cette pensée qui s’enfonce, qui se retourne, dans
la possibilité du souvenir ; remontant, de ce jour, dans ces
jours, dans tous ces jours.
Revenant, surtout, dans les allées du monde ? dans ces paysages
ces lieux qui sont nés, infinis, sous nos corps.
Et c’est comme si ces espaces s’étaient infiltrés,
tous, dans les couloirs de la mémoire : comme s’ils étaient,
les uns les autres, devenus des tranches de souvenirs. Le monde entier,
alors, me revient (« le monde » : non tel qu’il
est, dans tous les yeux, mais comme fond, seul, de nous-mêmes,
comme reste, seul, en arrière de nous-mêmes : comme trace
de nos visages ? ainsi qu’il a brillé, et rien autre, dans
nos visages ; ainsi qu’il s’est reflété, et
rien autre, au fond de nos visages, puis derrière, à jamais,
dans l’espace la sphère du souvenir) : sous la couleur,
immense, de la réminiscence ? la mémoire, humus de nous-mêmes,
se changeant presque en Terre ; la Terre elle-même, surtout, découvrant
sa possibilité de ressouvenance (ainsi de ses régions
fondues dans nos corps : de tous ces jours à Argentan, et à
Lille autrefois ; de ces passages dans tous les villages d’ici,
alentour ? plus loin, de ces voyages à Houlgate, à Caen,
à Rouen, à Chartres, à Paris, à Naples et
infiniment en amont, derrière, même, la couche l’épaisseur
sans fin du ciel).
Plus que le monde alors, il reste ici la réversibilité
du monde : possibilité s’ouvrant d’une flexion d’une
déclinaison de lui-même ; d’un retournement de son
espace en espace de la mémoire (« possibilité
» [plus immense encore] : de devenir autre à lui-même,
d’oublier jusqu’à son visage, jusqu’à
la tournure la silhouette de son visage, pour fléchir du côté
de nos corps, seul reflet en arrière ? dissimulé dans
les profondeurs dans les souterrains du tangible, sous les strates,
opaques, [démesurées], de notre chair, là où
l’un et l’autre sommes plus que l’obscurité
plus que la nuit : plus que la nuit, seule, dans le ciel, en haut du
ciel).
Mais je n’oublie pas pourtant, de ce jour, malgré ce basculement
du monde en souvenir, malgré l’irruption du monde entre
ce que nous sommes et ce que nous fûmes ? l’apparition aussi,
immense, de son espace et de ses lunes de ses planètes ; je n’oublie
pas : ce que nous avons été, terreau de ce que nous sommes,
ni tes yeux ni ta bouche d’autrefois, qui me traversent, d’ici,
comme une lumière comme un feu ? plus forts que le monde entier,
plus souterrains que ses champs infinis. Alors me reviennent, mon amour,
comme des bouffées de couleurs : tes visages dans le ciel d’Italie,
tel jour, sous un premier soleil, dans les rues colorées de telle
ville du monde ; me reviennent : ces images comme des corps traversant
mon corps, passant au travers de mon corps comme la foudre et la nuit
ensuite le noir l’invisible (« l’invisible »
? Qui ne désigne pas ce qui n’est pas visible ? mais ce
qui se tient derrière le ciel au loin tout au bout : mais ta
chair [son rayonnement] dans l’espace, comme un pont de soleil
Alors le monde peut continuer d’être, et tous ceux qui,
tout autour, y voient le jour avant la nuit : tant que me reste que
me revient cette passerelle ensoleillée et ses couleurs ? radieuses
? et ses étoiles ; tant que me remonte, ainsi ? PAR EVOCATIONS
PAR ECLAIRS ?, la voûte ravie de ton corps ; tant, donc, qu’elle
pousse du passé, souveraine ? à travers l’écoulement
du temps, comme une résurgence (presque une apparition),
ici, en ce jour de lumière, au fond (derrière le fond)
de mes yeux.
Alors surtout : te voici en ce jour italien toi tout entier comme
tu ne seras jamais plus porté à chaque pas par une silhouette
qui semble arriver surgir JAILLIR de l’infini te voici majestueux
dans cette chair retournée fuyant toujours au-delà de
la ligne d’horizon courant au devant de moi le long de la Via
dei Tribunali cherchant par-delà toi-même ce qui brille
ce qui flambe de l’or et du soleil à nouveau te voici mon
amour en amont et plus loin que ce jour où je t’écris
tel que je t’ai vu à cet instant ce mercredi de septembre
Mais as-tu réellement couru, pourtant, dans ce visible
que je retrouve : ton corps est-il ainsi parti vers l’avant, au-devant
du (dans le) soleil ? (Car c’est depuis le rêve, ici,
et depuis toutes ses sphères d’espérance, que je
viens t’écrire ? aspirant, plus qu’à ce souvenir,
immense, ECLATANT, revenu comme du fond du monde, à la soif,
presque ivre, de ce souvenir : souhaitant, plus que de te retrouver
dans cette Italie, T’IMAGINER, TE REVER [« te rêver
» : non pas dans le sommeil, ni même dans les yeux ouverts,
mais dans ce qui échappe à l’un comme à l’autre,
dans ce qui reste après la nuit, après le jour, et les
images de la Terre, et l’obscurité au fond de toutes les
paumes, et l’éblouissance de la mer aussi
Noémie Parant