Présentation :
Attendre un enfant. Puis : miracle de fragilité
et de force qui éclot à la naissance et avec lui une impression
terrassante de bonheur sans retour, élan de tout l’être
vers le devenir inscrit en filigrane dans ce corps-monde que l’on
tient dans ses bras, planète en l’orbe de laquelle on s’inscrit
définitivement. Alors : on a un élan d’attention
vers le moindre frémissement glissé de la naissance en
ce corps dont les yeux sont des appels à s’inscrire en
eux.
Chaque amour est tenir une naissance et l’après-naissance.
D’où les lignes (de la main) que vous allez lire ici, déroulées.
Matthieu Gosztola
DEUX LETTRES A D.
Récemment je suis retombé amoureux de toi
une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un
vide dévorant que ne comble que ton corps serré
contre le mien
(André Gorz, Lettre à D., « Histoire d’un
amour »)
13 août 2010
Cher D.,
J’ai oublié, déjà, ce temps
d’avant-toi, et l’ombre de ses lunes, la couleur de ses
planètes ; j’ai oublié tout ce que j’ai aimé
adoré, et ces milliers de vies qui me peuplaient ? comme si tout,
d’ici, m’était désormais, et infiniment, ir-resaisissable.
Il y a eu pourtant une enfance du monde ce temps de mes premiers yeux
surtout Où je me penchais quelquefois au balcon pour y respirer
le jasmin le chèvrefeuille les roses même Où je
cherchais souvent à m’écraser contre les vitres
de la fenêtre à ouvrir les lucarnes toutes pour laisser
entrer les espaces pour laisser un passage aux atmosphères du
ciel Où je me lançais parfois dans la rue dans les champs
sur les routes sur les chemins pour sentir l’odeur du foin en
été celle de la pluie aussi ou encore celle fleurie du
feu de bois des plages d’enfants des pierres de vestiges des marchés
villageois des Mais j’ai tout oublié, déjà,
donnant offrant ce que j’avais ? toutes ces impossibles perspectives
? à une mémoire impénétrable : comme si,
de toujours, tu avais été ma courbe de lumière
ma sphère de soleil ; comme si j’avais découvert
dans tes silhouettes, dans tes inflexions, dans tes gestes un rayon
flamboyant un astre du visible un chemin de chaleur un chemin éblouissant.
Il a existé pourtant cet amont de l’éblouissance
avec toutes ces villes tous ces toits tous ces regards désormais
méconnaissables Toutes ces collines aussi toutes ces vallées
desquelles sortaient jaillissaient des paysages aujourd’hui inaccessibles
Mais rien, néanmoins, ne peut précéder ces espaces
lovés dissimulés enfouis dans l’espace de ton visage
: ces reliefs, ces creux, ? tous ?, de tes sourires ; cette obscurité,
ces mille obscurités, de tes bouches ; cette fuite ? merveilleuse
? de tes lèvres ; et surtout ces passages derrière tes
yeux de lumière, ces passages resplendissants. Alors oui je peux
bien ce jour cette nuit rechercher dans mon corps dans la mémoire
de mon corps comment en arrière de nous-mêmes je basculais
au bord du monde Je peux même chercher derrière le visible
derrière tout ce visible cette autre cette ancienne respiration
du ciel pour m’y enfoncer m’y engloutir m’y étouffer
le nez la bouche dans l’espérance déraisonnée
que cette respiration ne me reviendra pas seulement comme un imaginaire
ni même comme un impossible Mais je ne sais plus, ici, ce que
signifie « était » ni « avoir été
» : parce qu’il y a tes doigts, tes champs, de lumière
? et ce vertige dans les ruelles, aujourd’hui radieuses, aujourd’hui
flamboyantes ; ce vertige immense qui frappe les chaussées les
passants les passages, tous. J’essaie pourtant encore de m’enfoncer
dans cet autre temps dans ce temps sans autre où mes mains leurs
matières leurs tangibles tiraient vers tes mains comme des lieux
d’espérance Pour saisir ressaisir ressentir ce qui a bien
pu changer se modifier se métamorphoser ainsi d’un temps
à l’autre de l’avant à l’aujourd’hui
Pour déchiffrer décrypter délivrer mon amour mon
adoré mon immensité cette transfiguration cette altération
éclatante étincelante é
12 septembre 2010
Cher D.,
J’ai essayé, plusieurs fois une infinité
de fois, d’en revenir d’en repartir ? de cette lettre impossible
: c’était comme un soleil poussant de la mer, nous poussant
à fleur de mer. Mais c’est d’abord, à chaque
fois, le monde qui a surgi ? le monde en amont de toute trace de toute
écriture possibles derrière toi derrière moi derrière
ce que nous fûmes innombrables innommables derrière encore
tous ces vestiges enfouis ensevelis engloutis : le monde par ton monde,
ainsi donné offert dé-livré ? et l’espérance
aussi, le désir, de ce voyage de flammes de braises C’est
qu’il aurait fallu, sans doute, monter au piano suivant, là
où d’autres pianos s’ouvrent, collants à la
langue, aux lèvres et finalement au visage : c’est que
j’aurais dû te dire te souffler, d’un mot d’un
souffle, "Mareluna" ; vouloir, plutôt, la mer et la
lune l’une dans l’autre ? la mer, seule, dans la lune, prise
dans la boue dans les arborescences dans les feuillages de la lune.
Mais je n’ai pas su plonger dans ces végétations
luxuriantes, et encore moins m’immerger dans la chair de ces pierres
colorées de ces mosaïques mille fois découvertes
décortiquées réécrites J’ai seulement
pu jouir du pied, du seuil, du premier piano et, d’ici, t’offrir
te lancer à la volée, tout entière, cette terre,
et ses sentiers pavés de gris de noirs : te donner, même,
à toucher à étreindre à brûler autant
de pavés sans couleurs ? pour que tes mains, pour que tes doigts,
étreints, naissent de cette brûlure. J’aurais voulu,
pourtant, dans ce geste, te tendre plus que les seules marches du soleil
: j’aurais voulu, oui, de toutes mes bouches, te livrer aux racines
du feu et t’esquisser te dessiner, immense, une traversée
dans la lumière rougeoyante ? pour passer, ivre, au-delà
du monde au-delà de ses allées de ses couloirs de ses
gorges. Mais nous avons brûlé l’un l’autre
l’un de l’autre : nous avons brûlé, de fièvre
de folie, dans ce pays du Sud, dans ce pays de chaleurs d’étincelles
dans ce champ d’incandescences ? escaladant arpentant adorant
les bras du soleil et ses vallées et ses sommets et ses cimes
et ses
Noémie Parant