TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

L'arbre à parole

 

Retour à l'arbre à parole

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 


Entretien avec Sophie g. Lucas par Cécile Thibesard

Comment es-tu venue à l’écriture ?

C'est peut-être un lieu commun que de le dire, mais j'ai écrit assez tôt. J'ai adoré lire très jeune. Les livres étaient un moyen de m'échapper. Et je pense que j'ai prolongé ce besoin d'histoires en en écrivant moi-même. Pas gênée, je récrivais ce que j'avais lu. Je changeais la fin si cela ne me plaisait pas ou je rajoutais des événements. Je fabriquais des petits livres. J'ai fait ça jusqu'à l'âge de dix-onze ans. Et puis j'ai découvert la poésie... Le poids, la couleur, les images des mots. La force d'évocation de la poésie. J'en lisais, ne comprenais pas tout, mais je sentais qu'il y avait là du chamboulement. Pendant des années j'ai écrit des nouvelles, un ou deux romans, beaucoup beaucoup de poésie dans le plus complet secret. Une honte presque. Sans doute parce que cela n'était pas permis dans le milieu d'où je viens. Le rapport aux livres, à l'écrit, était compliqué. En gros, « ce n'était pas pour nous ».Vouloir écrire c'était trahir d'une certaine manière. Et j'ai trahi.

Quels sont les auteurs qui t’ont aidée à trouver ta propre voix ? Y-a-t-il eu des rencontres décisives avec certains textes ?

Mon premier choc a été « Les mémoires d'outre-tombe » de Chateaubriand vers l'âge de quinze ans. J'ai été transportée par sa langue, ses tourments intérieurs, comme chez Rousseau. Racine a aussi beaucoup compté. La beauté, le rythme de ses vers. Et aussi Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Mais les auteurs qui ont provoqué un bouleversement chez moi ont été ceux que l'on n'étudiait pas au collège ni au lycée. Il y avait une telle sacralisation de la littérature française, à la maison comme à l'école, que j'ai éprouvé le besoin d'aller voir ailleurs. Ça a été Kerouac, Ginsberg, Henry Miller, Bukowski et dans un autre genre Carver, Faulkner. J'ai été fascinée par leur liberté. Je suis revenue à la littérature française par le biais des poètes français dits « du quotidien ». Mon deuxième bouleversement a été la lecture de Valérie Rouzeau, Jean-Pierre Georges, Jean-Pascal Dubost, Antoine Emaz. (j'en oublie). Ce sont à la fois des poètes et des prosateurs qui m'ont influencée. Ma voix (si j'en ai une) est faite de cette marmite, en même temps que de musique et de cinéma. Je n'arrive pas à cloisonner les influences. Celles qui seraient mineures, celles qui seraient majeures.

Tu as commencé à publier en revue ? Comment est né ton premier recueil ?

Les revues sont très importantes. Y être publié(e) ou non te permet d'y voir plus clair, de te situer dans une famille de poètes. C'est Louis Dubost (Le Dé Bleu) qui m'avait conseillé d'envoyer des textes à des revues, en prenant soin de m'indiquer lesquelles. C'est comme ça que j'ai pu être publiée au tout début chez Décharge, Spered Gouez, Contre-allées, Verso... J'ai envoyé « ouh la géorgie » au comité de lecture des revues Décharge et Gros Textes qui publient la collection Polder. Je crois qu'à l'époque je venais de perdre un travail, j'avais du temps et je me suis enfermée trois semaines pour écrire (ça fait cliché mais c'est vrai). Cela a donné « ouh la géorgie ».

Est-ce que tu travailles autour d ’un fil conducteur ?

Oui, c'est une manie. Une obsession même. Je suis incapable d'écrire un ou deux poèmes, comme ça, un peu en dilettante, que je mettrais de côté. Et puis d'autres encore sur d'autres sujets. Et le tout formerait un recueil. Non. Quand l'écriture s'impose, c'est qu'un sujet, un thème me travaille que je veux explorer. Plutôt qu'un recueil, c'est un livre de poèmes qui forme un tout. « ouh la géorgie » aborde le retour au pays d'une fille, « Nègre blanche », le rapport père-fille, « Sous le ciel de nous », le couple, « Panik » la dépression.

Est-ce que tu as des rituels d’écriture ( prise de notes, lecture d’auteurs qui t’accompagnent…) ?

Le travail d'écriture commence bien avant l'écriture elle-même. Ça se travaille à l'intérieur. Ça macère. Je prends beaucoup de notes. Des mots, des bouts de phrases. Et comme c'est obsessionnel, je prends des notes partout, n'importe où, n'importe quand, sur des bouts de papiers que j'ai sous la main. Ensuite je reporte ces notes dans un carnet noir d'un certain format. Je remplis les pages. Et quand vient le moment de l'écriture, je reprends ces mots. Je me souviens toujours dans quel sens j'entendais ces mots, quelles couleurs ils avaient. A partir du mot ou de l'ensemble de mots, j'écris le poème. Il donne le ton. Il déclenche le poème. En revanche, j'évite de lire des poètes pendant l'écriture du livre. Pour éviter des courts-circuits, des influences. Et ne pas être tentée de tout jeter.


As-tu l’impression que ta langue évolue de recueil en recueil, que tu cherches quelque chose de nouveau ?

L'écriture, c'est comme dans sa propre vie. On cherche à avancer, à mieux se connaître. Mais dans l'écriture comme dans la vie, on ne devient pas forcément meilleur(e) avec le temps. Je me méfie du mot « évoluer », on l'entend de manière positive. Je ne crois pas qu'on avance en ligne droite et en progressant; On zigzague plutôt. Je ne cherche pas à tout prix quelque chose de nouveau. En même temps, je n'ai pas envie de faire toujours la même chose. J'explore. Je tâtonne. J'expérimente. Donc, je me plante aussi. Je suis guidée par le sujet. Mon prochain recueil est écrit dans une langue très simple. Et ce que je travaille en ce moment me surprend, il s'agit de fragments. Je n'ai pas cherché à écrire ainsi. Cela s'impose.


En 2005, paraît ton premier recueil, ouh la georgie, aux éditions Décharge et Gros textes. Comment est venu ce titre ?

Pour être honnête, je n'en sais rien. Au détour d'une phrase lue ou entendue que j'aurais déformée. Cela m'arrive assez souvent de ne pas entendre les mots, les phrases comme il faudrait les entendre. Le temps d'arriver à moi, ça se déforme en chemin. Ça rencontre d'autres mots auxquels je pense, qui sont là, à un moment donné. Et d'ailleurs, quand j'ai eu ce titre, beaucoup de poèmes se sont déclenchés à partir de lui. La grand-mère qui vient de Géorgie est une grand-mère réinventée à partir de mes deux grands-mères que j'ai peu connues. Elles avaient un point commun : elles ont vécu une partie de leur vie à l'étranger. L'une aux Etats-Unis lors de son enfance. L'autre en Afrique de l'ouest. C'est propice à beaucoup d'imagination, de fantasmes. Je fabrique à partir de mon histoire. Je suis obligée de la réinventer, de combler les manques. Pour en finir avec ce titre, j'ai relu quelque part qu'Aragon avait écrit un livre intitulé « Hourrah l'Oural ». Peut-être avais-je gardé le souvenir de ce titre, et que je l'ai recréé sans même le savoir.


Dans ce recueil, il est question entre autres des souvenirs d’enfance. Dans Nègre blanche, la fille qui veille son père est amenée aussi à se souvenir d’une enfance douloureuse. Et dans Sous le ciel de nous, il me semble qu’il plane un esprit d’enfance, je pense à des gestes comme faire de la buée sur les vitres ou tracer des sillons dans la purée. Est-ce que l’enfance est un thème d’écriture important pour toi ? Un territoire d’écriture que tu as envie de continuer à explorer ?

Je fuis la littérature, la poésie, le cinéma qui évoquent l'enfance de manière nostalgique. Ça me barbe. Pour moi, l'enfance est tout sauf nostalgique. Et pourtant elle est sans cesse présente dans ce que j'écris. Elle est comme un loup aux abois. Je ne pense pas en avoir terminé avec l'enfance dans mon écriture, et sans doute n'en aurai-je jamais terminé. Belle ou moche, de toute façon, elle vous talonne toute votre vie. Comme tout le monde.


Le recueil évoque aussi la solitude de la narratrice, comme si revenir sur ce lieu d’enfance, c’était aussi mesurer le temps passé( p27 : vide VIDE la plage est vide le sable tout retourné de tant de solitude et soleil blanc)…


Ce que tu soulèves est, je crois, propre aux « je » de mes poèmes : cette solitude. Dans « ouh la géorgie », la narratrice revient sur les lieux de son enfance, en quête de quelque chose, de réponses, qu'elle n'obtient pas. En retour c'est du vide.


J’aime beaucoup le poème autour de la mémé, et cette façon que tu as de faire un portait par petites touches, ici la blouse de nylon, les mèches dépassant du fichu. Dans Nègre blanche, le bleu de travail, les poings serrés sur la couverture évoquent la figure du père. Une manière d’évoquer quelqu’un à travers des détails signifiants, quelque chose de l’ordre de la suggestion…

Je suis très attachée à ça, aux objets, aux décors. A sa pauvreté même. Car tout parle. Surtout si on ne parle pas. On cherche autour ce qui peut se dire. Et j'aime nommer ces choses, même si cela ne fait pas joli dans un poème. C'est Charles Reznikoff, un poète du groupe des objectivistes américains qui disaient « Nommer, nommer, toujours nommer » quand les symbolistes disent « Nommer c'est détruire ». William Carlos Williams avait cette phrase aussi « No ideas but in things » c'est-à-dire, « aucune idée sinon dans les choses ».

Le recueil Nègre blanche( L’idée bleue, 2007) évoque les derniers jours d’un père, veillé par sa fille, mais aussi le lien qui unit cette fille à son père, malgré une enfance violente.
La citation de Jean-Pascal Dubost en épigraphe, évoque une séparation violente d’avec l’enfance : De l’enfance prendre congé d’aussi féroce force que possible et qu’assez, il faut la désastrer sans courtoisies l’enfoncer trois pieux de l’ail dans le cœur(…)


J'adore ce texte de Jean-Pascal Dubost. C'est extrait des « Nombreux » (Le Dé Bleu). C'est d'une très grande puissance. Qu'ajouter sinon que lorsque j'ai lu cette phrase, j'ai pensé qu'elle avait été écrite juste pour moi...

On a l’impression que ce père ne va jamais mourir ( p 23, mais quand donc mourra-t-il) mais aussi que le cauchemar de l’enfance ne s’effacera jamais (p55, même mort je nous chercherai sous son corps), pas plus que le lien qui unit cette fille à son père ( p62, des kilomètres de marche entre lui et moi mais des années-lumière ne suffiraient pas à rompre le lien).
Un recueil sur d’impossibles deuils ?

Tout ce que tu dis est très juste. Plus que la mort elle-même, il me semble que le deuil dont il est question ici est celui d'un père qui n'a jamais été, et ne sera jamais un père. C'est le deuil de quelqu'un qui est déjà mort. Le deuil d'une relation qui ne viendra jamais, malgré le lien. C'est ce que j'ai voulu explorer dans « Nègre blanche » : comment être la fille d'un homme qui a été un sale type ? Je crois, oui, qu'il existe des deuils impossibles. Comme il existe des pardons impossibles. On n'est pas obligé de tendre l'autre joue.

Le recueil est baigné de silence ( les mots silence et se taire reviennent au fil des pages), la communication semble impossible entre le père et la fille, mais l’écriture apparaît peut-être comme un recours dans ce trop plein de silence: p7, sur un bout de papier tords mes mots, p37, nous accordons sur les bords d’anciens journaux pour écrire trois petites lignes.
Comme une manière d’exister aussi peut-être, d’échapper à la dissolution, la disparition de soi-même qui semble menacer la fille ( p30, aller jusqu’au bois me faire avaler, p35, m’absenter sous ses yeux, p53, et moi égarée dans son enclos attendant qu’il me tranche la gorge, p51, me fondre dans les énormes fruits de la tapisserie)…


Je suis fascinée par la question de la disparition. Dans ma famille, des personnes ont volontairement disparu. Elles se sont échappées de leur existence. La vie de mon père est elle-même jalonnée de disparitions/réapparitions. Cela hante mon histoire. J'aime bien ce mot que tu emploies : « dissolution ». C'est ce qui menace la fille. Elle pourrait être dissoute dans son histoire familiale. Mais il y a l'écriture. C'est ce qui sauve. C'est ce qui fait exister. C'est ce qui fait du bruit dans tout ce silence.

L’écriture pourrait être aussi un lien entre le père et la fille, puisqu’elle écrit sur lui, mais le père nie finalement jusqu’à ce lien : me redit tu es ma nègre puisque c’est moi que tu écris tu signes ma vie à ma place mort et sans défense mais même vivant cela ne me touche pas.

Il nie l'existence même de sa fille. Il ne peut que nier ce qui l'anime, l'écriture, d'autant qu'elle fait exister ce père dans l'écriture. Et lui ne demande qu'à disparaître, toujours.


Les poèmes ici sont de petits blocs de prose de quelques lignes, comme pour dire l’étouffement du huis clos entre père et fille. Est-ce que la forme du poème s’impose d’emblée quand tu écris?

Comme je le disais plus haut, c'est toujours le thème qui impose la forme. Je ne peux pas avancer si je n'ai pas même la forme physique du poème. J'ai besoin de savoir comment il se place sur la feuille, s'il aura une forme carré, rectangle, s'il aura de la ponctuation. Cela commande tout le reste. Je peux tourner longtemps autour de cette question avant d'aller plus loin. Les petits blocs serrés de « Nègre blanche » sont là pour souligner l'enfermement. On ne respire pas.

Je trouve que certains éléments du recueil rappellent l’univers des contes : la figure du père, comme un ogre ( p48, le colosse de l’enfance, p43, triple rire d’ogre ), l’évocation d’une disparition possible dans la forêt ( p31, aller jusqu’au bois me faire avaler)…

Tout à fait. Et je m'en suis rendu compte beaucoup plus tard. C'est l'exemple de petites choses qui nous échappent lors de l'écriture.

En 2007, tu as publié aussi un livret aux éditions Contre-allées, Sous le ciel de nous.
Des poèmes en vers cette fois-ci, qui évoquent la vie à deux.
Des lieux familiers ( le jardin, la cuisine, le lit, l’escalier, le parc…), des moments tout simples ( la préparation d’un repas, la promenade, le déjeuner). Est-ce que le quotidien est une source d’inspiration importante pour toi ?


La poésie se niche partout! Je suis sensible aux petits riens. C'est là qu'est la vie aussi et surtout.

J’aime beaucoup la pudeur dans ce recueil, les sentiments se devinent à travers des gestes…: te regarder descendre sombre l’escalier/remarquer ce petit trou à l’épaule/tee-shirt/sans mot dire/chair de poule et sommeil/un lait chaud/tu pour nous deux…
C’est important pour toi ce minimalisme, cette manière de suggérer l’émotion ?


Je suis très sensible aux textes qui disent beaucoup avec peu de mots. Où l'on décrit un geste, un objet. Où l'on suggère sans appuyer. C'est l'essence même d'un poète que d'être attentif à ces petites choses, à ces moments-là. Tu l'auras compris, je ne suis pas tendance « lyrique ». C'est William Carlos Williams (encore lui) qui disait qu'il fallait « éviter le trop de poésie ». Je suis plutôt d'accord.

J’ai l’impression d’une tension dans ce recueil entre la douceur du quotidien partagé et une angoisse qui plane ( p8, ne pas trouver paix, p14, et mon corps/incapable/à la fenêtre, p15, moi plomb dans mes ailes). Tu fais référence directement à Carver dans un des poèmes et justement je trouve que cette tension s’apparente à celle qu’on retrouve dans les nouvelles de Carver, la simplicité du quotidien et en même temps une faille, une angoisse qui affleure…

Ah Carver... Justement, tu évoquais le minimalisme. On l'a souvent rangé dans cette boîte. C'est un grand auteur pour moi. Un poète également. C'est bien pour ça que j'ai eu envie de le citer au détour d'un poème. Dans « Sous le ciel de nous », il y a la vie à deux évoquée par une narratrice un peu en perdition, c'est vrai. Elle est tenue par l'autre. Cette tension dont tu parles est assez typique de ce que j'écris. Il y a très rarement un ciel tout bleu. Les nuages ne sont jamais très loin.


Panik, paru en 2008 aux éditions du Chat qui tousse évoque l’effondrement d’une femme, qui semble s’absenter de son propre corps, devenir un fantôme : p5, sa vie ne fait plus aucun bruit, p16, l’empreinte de son corps dans le sable glissant sur bords et l’eau qui ne parvient pas à la remplir, p15, le corps presque immobile…

Quelqu'un qui s'absente de son corps.. oui.. On pourrait définir la dépression ainsi. Il y a une sorte de déréalisation, de détachement de soi. En même temps, c'est une manière de sauver sa peau. Un instinct de survie. On s'extrait, on se protège de l'extérieur parce que tout est pénible à vivre. Ensuite, il faut parvenir à recoller les morceaux, à se reconstruire. Les textes de « Panik » sont des moments de cet état d'effondrement.


Dans ce recueil il me semble qu’il y a une opposition entre le dedans étouffant, une vie de travail qui écrase, et le dehors, la nature qui semble apporter un oxygène, une liberté possible ( l’océan, le vol des martinets)…


C'est juste. Cela rejoint ce que je te disais précédemment. Le monde extérieur est vécu comme une agression (le travail, la ville, les relations humaines), quelque chose d'insupportable. Seule la Nature semble être un moment de consolation, de contemplation, de réconciliation avec soi. C'est une vision sans doute assez simpliste, « rousseauiste »mais je l'assume. J'ai mes moments de misanthropie.


Est-ce que ce titre, Panik, n’est pas une manière de souligner l’énergie créative propre au langage, quelque chose qui finalement pourrait sauver de ces petites morts dont parle l’épigraphe, citation de Jacques Reda : « Comment j’avance maintenant, c’est par une succession de mille petites morts de justesse évitées » ?


Je ne sais pas. Je ne saurais pas répondre de manière générale. Me concernant, j'ai le sentiment que la création c'est le moment pendant lequel que je me sens la plus vivante. Ça a cette force-là pour moi. Mais ce n'est que moi.


Récemment est paru un petit livret, On est les gens, publié par la maison de poésie de Haute-Normandie, à l’occasion du festival Mars en poésie, est-ce que tu peux nous dire quelques mots de ce festival ?

C'est animé par une équipe formidable, bénévole, passionnée, dont le poète Eric Sénécal. Ils font, notamment, un gros travail auprès des scolaires, avec la volonté de rapprocher la poésie du grand public. Mais, ai-je eu le sentiment, sans renier le fait que la poésie,cela peut être aussi parfois difficile, et qu'il faut faire un petit effort pour aller vers elle. Thoreau a cette jolie phrase, « qu'il faut parfois se tenir sur la pointe des pieds pour lire ». C'est un peu l'esprit. En mars, la maison de la poésie, abritée dans un très beau local en plein centre-ville de Dieppe, organise des lectures, des rencontres, publie des petits ouvrages de poètes invités, travaille en partenariat avec des écoles, des collèges, des lycées. Ils rendent la poésie comme elle est : vivante.


Est-ce que les lectures publiques, les rencontres avec les lecteurs te nourrissent ? J’imagine que c’est comme une respiration aussi par rapport au travail assez solitaire d’écriture ?

Quand j'ai commencé à publier, je n'ai pas imaginé une seule seconde rencontrer des lecteurs, faire des lectures publiques, aller dans des écoles. Et lorsque c'est arrivé, j'étais terrorisée. Je pensais rester seule dans mon coin, à continuer à écrire, sans rien demander à personne et sans que personne ne me demande quoi que ce soit. Donc, au début, non, ce n'était pas une respiration, c'était une épreuve. Cela a fini par devenir un plaisir. On rencontre des lecteurs touchés par l'un de tes textes, des poètes, des personnes passionnées de poésie, d'écriture. Dans ces rencontres, tu comprends mieux aussi ta poésie, puisque ta poésie ressemble à tes lecteurs. Et puis tu mesures la responsabilité de ce que tu écris.


C’est intéressant le choix de ce pronom impersonnel, on. Ce peut être quelqu’un, et en même temps un groupe, chacun et tout le monde…Pourquoi le choix de ce pronom impersonnel comme sujet des poèmes ?

C'est toute une histoire ce « on »... J'avais en tête un recueil. J'en cherchais la forme, la meilleure façon d'exprimer ce qui me travaillait. J'ai essayé le « tu », mais ça ne fonctionnait pas. Puis le « on » ma paru évident. J'ai commencé à écrire des textes. Et j'ai bloqué. Parce que « on », pour moi, c'est « émazien » (Antoine Emaz). Il est, pour moi, l'un des plus grands poètes contemporains, et je soupçonnais son influence sur moi. Quoique son « on » est presque un « je », et le mien est plutôt collectif. Mais bon, j'ai réglé mon problème en écrivant quand même ces textes, huit, pour en finir avec mon obsession du « on ». Peut-être que j'y reviendrai un jour... Avec un peu plus d'assurance.


Il y a dans ces poèmes l’évocation d’une réalité oppressante ( (…)on fait un/tour dans la galerie marchande/on a envie de/ rien, on respire mal/ de toute façon on n’a pas/ l’argent), d’un monde hostile ( on écoute la guerre, on sent le poids de/ la neige sur le toit). En le lisant je me suis dit que du coup il n’y avait plus de place, plus de force pour la personne, pour le monde intérieur; peut-être aussi ceci explique-t-il le on ? Comme une menace de chacun dans son intériorité…


Nous vivons dans un monde assez paradoxal. D'un côté, nous sommes extrêmement individualistes, mais en même temps, l'individu est sommé de se dissoudre dans la masse, la standardisation, l'adaptation au monde. On vit en permanence cette dichotomie, ceci expliquant peut-être l'énorme mal-être de nos sociétés. C'est très bien expliqué dans ce livre « L'insurrection qui vient » (oups, est-ce que le fait de posséder cet ouvrage dans ma bibliothèque fait de moi une terroriste?...). Les auteurs évoquent la personnalisation de masse, l'individualisation des conditions de vie, de travail... Il y a cette phrase, toujours dans ce livre qui dit que « nous sommes devenus les représentants de nous-mêmes ». Mais quand sommes-nous nous-mêmes? Avec nous-mêmes? C'est un peu de ça dont je parle dans « On est les gens », d'une manière beaucoup plus simple. Cette sorte d'impuissance quotidienne.


J’aime beaucoup le dernier poème, il me semble qu’il annonce un renouveau possible, une reconnexion avec soi, qui passe par le corps, par le plaisir retrouvé de sensations simples: on attend la pluie et/ quand elle/tombe/on ne rentre pas on ne/ sait pas danser/mais on danserait bien en/vérité on ne sait pas/grand-chose sur grand-chose/ juste qu’on voudrait/bien danser sous la pluie/parce qu’on aime/la pluie/ qu’on aime rentrer le/corps transi se/réchauffer/le feu sous la bouilloire/puis regarder de l’intérieur/l’eau glisser/sur les carreaux…


C'est tout à fait ça. Un retour à soi. Et sans faire grand-chose d'extraordinaire. Cela demande de se détacher un peu du fracas monde.


• Pour finir cet entretien, je voulais te demander si d’autres parutions sont prévues prochainement…

Il y a un recueil, « Prendre les moineaux par les cornes » qui sortira en 2010 au Chat qui tousse. Il n'y est question que de liberté, d'émancipation

 

Cécile Thibesard et Sophie g. Lucas, juin 2009

 

 
Textes et photos - tous droits réservés