Oui, c'est ça.
C'est exactement cela.
Ce goût, dans la bouche, de larmes pâteuses.
Sous les pieds, une sensation de tapis de poussière.
Poussière d'hier, un hier strié des hurlements
d'usines, des hurlements de femmes.
De femmes aux tabliers tachés ; aux chaussures
ressemelées, portées avec le tailleur du dimanche.
Je me souviens de ce tailleur de maman, comme je m'en
souviens ! Marron chiné, pour strier d'un soupçon de fantaisie
ce monde si gris, et cette fausse broche brillante - pourtant si fascinante
à mes yeux d'enfant - en manière d'escargot, qui regardait
s'écouler les ans, si lents, si longs, si lourds...
Et les "schnecks"... Avez-vous déjà
goûté des "schnecks" ? Ces brioches à
la crème, délicieusement enroulées sur elles-mêmes,
et piquées de raisins secs ?
Comme j'étais fière, et heureuse, en première année
d'allemand, de comprendre que ce mot, réservé à
la gourmandise des gosses de Lorraine, venait de "Die Schnecke"
- l'escargot précisément - et que ce qu'on s'amusait à
appeler "les gogottes", et à attraper en courant autour
du lavoir de Jœuf, c'était justement les bêtes à
bon dieu, Oh mein Gott !
Mais Dieu devait rarement passer par la Lorraine, sans
ciel, sans sous, avec seul son sous-sol et ses soucis - les seules fleurs
qui l'inondaient, d'ailleurs - mais leurs corolles, pourtant si vives,
ne suffisaient pas à faire sourire toutes ces femmes souffrant,
et s'adonnant en rêve au soleil d'Italie ou d'Algérie.
Femmes mères, femmes amères, les yeux
au loin, là-bas, où l'on parlait des mots que leurs enfants
ne verraient jamais, et diraient si peu, et en tout cas si mal ; sans
livre de chevet, pourquoi se faire encore plus de mal ?, et pour dernier
geste du soir, ces gouttes, savamment comptées, de valium, l'eau
miraculeuse, le Léthé de Lorraine, absorbées pour
absorber l'ennui profond, pour recoudre les gouffres, pour que s'abîment
enfin leurs abymes de sang et de cendres.
Italiennes bien coiffées, Italiens courageux
et ingénieux ; Polonaises fines pâtissières, Polonais
fort astucieux ; Algériennes cachées, Algériens
attelés ; Portugaises bonnes couturières, Portugais cerbères
; et tous ces Romagnols, Toscans et Vénètes, ces Andalous
et Castillans !
"Combien, m'avez-vous dit ?
- Vingt-trois, rien qu'à Homécourt."
En une si petite ville !
Vingt-trois pays de provenance, vingt-trois langues
dansant la valse, vingt-trois consonances de noms, et tant de prénoms
accommodés au goût du jour, tant de jours de départs,
tant d'heures d'attente, tant de mois d'angoisses, tant d'années
de patience. Tiens, au fait, les impatientes ne poussent pas en Lorraine...
Ciel gris, nuages qui en ont gros sur le cœur,
et qui s'épanchent sans pudeur au moindre vent complice ; sol
gris, foulé et refoulé par des foules de semelles qui
refoulent, et se défoulent après huit heures de nuit,
au fond du trou, ou après toutes ces heures de bruit et de fureur,
au pied des gigantesques laminoirs. Et pour seule cathédrale,
les hauts fourneaux...
Nuits sombres et froides, striées de coulées
de fonte - oh ! certainement pas la lave flamboyante et dense des volcans
poétiques - mais une fonte pathétique, nourrissant de
sa chaleur et de ses couleurs les bouches énormes des usines,
et les bouches des douces Mélusines, nées par hasard sous
de tels cieux, mais qui déjà en détournent les
yeux... Moi, quand je serai grande !
Mais - heureusement - il y a la neige.
Blanche, mais si blanche, cette neige, sous le toit soudain si bleu,
que plus rien ne strie.
Enfin, on rit.
***
Gabriella Zimmermann vit et travaille à Venise,
sa ville d'élection.
Elle a enseigné la langue française à
l'université Ca' Foscari pendant près de vingt ans et
continue son activité de traductrice à partir des langues
italienne, allemande et persane. La traduction du roman de Tahar Lamri,
Les soixante noms de l'amour, et le recueil de poèmes de Majid
Raf'ati, Rien de spécial, sont actuellement sous presse.
Elle a publié aux éditions Pimientos un
diptyque vénitien, composé d'un guide littéraire,
Venise au fil des mots, et d'une histoire émotionnelle de la
Sérénissime, Venise au fil des temps.
Son goût très marqué pour les paysages
et la culture du Moyen-Orient lui ont inspiré une anthologie
itinérante dans les mondes islamiques, intitulée Voyages
en Orients, en instance de publication.