TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Poèmes de Czernovitz, douze poètes juifs de langue allemande
traduits et présentés par François Mathieu, Editions Laurence Teper, collection Bruits du temps

 

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Czernovitz, c’est en Bucovine, le pays des hêtres. Ville aux portes de l’Asie, qui a sauté les frontières au gré de l’histoire, désormais en Ukraine. Un forte communauté juive l’habitait, en raison des libertés professionnelles octroyées là par l’empereur d’Autriche au 18 ème siècle. Histoires et langues mêlés : ruthène, roumain, allemand, polonais, hongrois, yiddish, la ville connaissait une effervescence culturelle intense, les jeunes étudiant juifs se passionnaient pour la philosophie et la littérature. La coercition commence lorsque la ville devient roumaine après la première guerre mondiale. Pendant la deuxième guerre mondiale, la ville est occupée d’abord par les russes puis par les troupes du dictateur roumain Antonescu allié aux nazis après la rupture du pacte germano-soviétique. Une partie de la population juive (les « ennemis de classe ») est déportée par les soviétiques en Sibérie, ensuite commencent sous l’occupation nazi la déportation et les camps, vers la Transnitrie, le long du fleuve Boug, dans la cariera de piaträ, camp de travail et de mort derrière le front de guerre, qui revient avec force dans les poèmes. Ce sont destins, de mort, ou de survie et d’émigration.

Le livre de François Mathieu est précédé d’une passionnante introduction, il présente quelques photos anciennes sepia de la ville, les beaux portraits des poètes, comme ceux de Rose Ausländer, Paul Celan, Ilana Shmueli, Selma Meerbaum-Eisinger.

Les poètes réunis dans ce livres ont écrit en allemand, (certains jusqu’au bout comme Paul Celan), langue de l’émancipation et de la culture pour les juifs au sein de l’empire austo-hongrois, langue souvent maternelle, de la mère, devenue langue des exterminateurs, langue à briser, à reprendre, à insuffler de mots yiddish, hébreux, à faire résonner de l’écho d’autres langues en elle.

Les textes choisis disent la nostalgie des lieux de l’enfance, de la vie dans la « jeune Czernovitz », la Bucovine, le « pays des hommes et des livres », puis la brisure de l’abandon, du ghetto, de la déportation, la mort.

Mais ce qui monte des profondeurs, au-delà des styles, de la beauté des textes, c’est la perte, de soi, de l’homme, de la vie. Le néant pour ceux qui sont morts :

« c’est le plus difficile : se donner en présent/
et savoir que l’on est inutile,
se donner entièrement et penser
que l’on se dissout comme la fumée dans le néant »
(Selma Meerbaum-Eisinger)

« dommage que tu n’es pas voulu me dire adieu, la vie est rouge /la vie est mienne (Selma Meerbaum-Eisinger)

Pour ceux qui ont survécu, la perte de soi, perte d’être, d’être resté avec les morts, la poussière, dépossédé de l’autre, des siens, de la vie vraie, la vie rouge, dans un cercle, sans nom :

« pourquoi vous gens pressés/ et nous ici seuls/ avec les pierres »(Rose Ausländer)
« même si tu devrais m’appeler à ta façon/comme après la chute des premiers hommes/ où es-tu ? je ne serai plus »
(Manfred Winckler)
Les bourreaux étaient-ils des hommes ? oui. Et nous les victimes, qui sommes-nous ? pourquoi à nouveau la vie et pourquoi à nouveau les hommes ? Peut-on, faut-il être de cette vie, parmi ces hommes ?

Ils ne se retrouvent pas. Ils ne sont personne : « à présent les sans dieu nous traversons la terre d’un pas lourd/et ne portons en secret l’image de personne » (Immanuel Weissglas)

« loué sois-tu, Personne.
Par amour de toi nous
Voulons fleurir.
A ton encontre. »
(Paul Celan)

Il faut reprendre le monde, la vie, renaître, il faut « reprendre son souffle/ nommer/les choses par leur nom premier » (Ilana Shmueli). Cela la poésie le peut, c’est à dire tout « le travail de la personne sur elle-même » (Yves Bonnefoy), reprendre le nom des arbres, des couleurs, d’un sentiment, de l’autre, disparu ou présent, prononcer le détail, la subtilité, l’individu, l’insecte, l’inutile, repartir de l’infinitif des choses et des êtres, et décliner tous les temps.

Il faut les mots, la difficulté des mots et de la langue, et s’il faut, comme si c’était plus fort que celui qui écrit, que leur écho, et les blancs entre eux, parlent, de la difficulté de pouvoir tout dire, de la difficulté aussi de dire juste, cette histoire :

« il me manque un manteau / car ici aussi j’ai froid, déjà le plus léger pourrait me servir : / Mot, reviens, avec l’haleine de ton âme, /me protéger de la chaleur de ce pays. » (Moses Rosenkranz)

« j’ai des mots que je ne prononce pas/parfois, quand je me tais, ils parlent à haute voix » (Alfred Margul-Sperber)

Peut-être, grâce à la poésie, à cet engagement, est-il possible de renaître à soi-même, de vivre, même si n’est plus « le pays des hommes et des livres », ainsi que Martin Buber nommait la Bucovine.

Oui, « ce qui est en jeu, dans ce combat, ce n’est rien moins que le sens qu’on peut conférer à la vie afin qu’elle vaille d’être vécue » (Yves Bonnefoy- Ce qui alarma Paul Celan).

Ils ont écrit avec la force de leur nom, souvent modifié, transformé lui aussi, remodelé de cette nouvelle langue et de la mémoire, mais réaffirmé, comme Ulysse après avoir échappé au Cyclope.

« qui suis-je
quand je n’écris pas »
(Rose Ausländer)

Leur nom : Rose Ausländer, Klara Blum, Paul Celan, David Goldfeld, Alfred Gong, Alfred Kittner, Alfred Margul-Sperber, Selma Meerbaum-Eisinger, Moses Rosenkranz, Ilana Shmueli, Immanuel Weissglas, Manfred Winckler.

 

Par Dominique TISSOT

 

 
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