Pour
aborder les rives de la parole poétique de Mathieu Brosseau,
partons en Egypte. Ce bandeau mis sur vos yeux, oui, c'est indispensable.
Voilà, vous y êtes, vous pouvez le retirer. Oui.
« C'est (ce n'est pas moi qui
parle, c'est votre guide : Aline Kiner) une tombe creusée au
bord du désert, dans la nécropole de Taposiris Magna,
près d'Alexandrie. Le soleil tombe à la verticale, tout
est blanc – les marches de calcaire, et le sable, qui s'est glissé
jusqu'à l'embrasure de la porte. Quelques pas, vous voici dans
l'obscurité de la sépulture. Au fond, un puits. Il faut
se mettre à genoux, tâtonner des pieds dans le noir, descendre
encore, se pencher, et là, tout près de votre visage,
vous découvrez deux momies, couchées flanc contre flanc
depuis près de 2000 ans. Si proches que vous avez envie de tendre
la main pour les toucher. Mais inaccessibles ».
Les deux momies se touchant, ce sont
le signifiant et le signifié.
Elles demeurent inacessibles. A jamais.
Mais si ardentes pour notre imaginaire. Tellement proches d'un geste
de nous qui, par surprise presque, les effleurerait.
Et, pour qu'elles soient touchées,
c'est à un détour par le souffle qu'il faut se livrer.
Corps et âme. Âme et corps.
Ce que fait Mathieu Brosseau, très bellement, dans Uns.
Par le souffle précisément
ouvragé (et jusque via une utilisation frappante de
certains signes typographiques), Mathieu Brosseau arpente l'immensité
des vocables, travaillant au corps – avec une singularité
sans pareille, qui emprunte au jazz ses rythmes et sa souplesse, et
se situe quelque part entre Artaud et Novarina – le régime
de la polysémie, tel qu'entendu par Barthes dans « Une
problématique du sens » (Cahiers Média,
I, Bordeaux, Centre régional de documentation pédagogique,
1970) : « Le régime de la polysémie est
la forme de langage, au sens très large du terme, des sociétés
qui acceptent le langage mythique, ce que Hegel appelait « le
frisson du sens ». Hegel disait que les anciens Grecs attribuaient
des sens multiples à tous les phénomènes naturels
et humains : aux bois, aux sources, aux forêts, aux fleuves, tout
était doué de sens et, par conséquent, la nature
entière apparaissait à l'homme, et apparaît à
l'homme mythique, comme animée par une sorte de frisson du sens.
»
La nature entière ; bien sûr,
jusqu'à « l'animalité, bras armés des plus
délicieux fruits du vivre ».
Ce « frisson du sens »,
on le ressent pleinement à la lecture de Uns. Il parcourt
toute notre échine.
Ecoutez plutôt :
« Juste au bout de mes doigts
: là, dans le prolongement de mes ongles, tous les animaux s'élancent,
ils crient sans colère, ils chantent sans musique, < ils sont
l'inhumain de mon corps >, seule leur expression est la mienne, seule
féroce et complice, ils sont l'inhumain de mes jambes et de mes
veines :::: là, juste au bout de mes doigts, homme libre, tu
vivras, tu verras ces animaux relâchés,
renards, saumons, pies à tête de buffle,
oie à cou de serpent, regarde, cet homme à tête
de biche, il est un animal, tous ceux-là, tu les verras à
toute allure, courant, nageant, formation assurée de ton corps,
ta vie soutiendra ici tout son sens, un mur en action, un mur de panthères
feulant avec la voix incluse dans ton corps, un mur avançant
avec ton corps en mutation, ce mur te tient et te constitue : toi qui
formes une excroissance incertaine au milieu des reliquats du vivre,
tu l'aimeras, tu aimeras cette vie, cette folle traversée sans
travers, sans amer, sans l'idée de perte, entre les temps, l'idée
du refuge s'oppose aux mains trop pleine d'animaux, de l'identité,
oui, de l'identité nous en verrons l'ensemble, mon nom sera le
cri sans colère, le hurlement simple de la vie, le cri sans musique,
tous ces animaux rugissant, aimant, filant, de ma vie, je jette
les chats, les hurleurs et les loups, sans point pour se repérer,
je parlerai à la vie antérieure, du hibou parleur au ventre
parlant, homme libre, je te parlerai car je serai ton accident merveilleux,
nous nous aimerons, tu verras que l'immensité, dans l'espérance,
apparaît comme offrande, de la joie qui ramène aux cendres
perpétuelles, la bave du chien, oui, la bave du chien
sur la poussière, coulant, tu verras que le changement se fait
dans ton corps, respire, oui !, sens cette âme
: sens au fond de ton ventre cette troupe de chimpanzés rigolants
et courants, dans ton ventre la vie s'étend,
point sans fin, point sans forme, de la joie qui tend la toile et souffle
sur la fumée, signe de la brûlure, le bois encore chaud,
à peine disparu, l'animal viendra, doux et fort, émancipé,
après l'arche, le berger viendra nous chercher il n'aura plus
de bête, elles seront nôtres ! Le berger,
dans son corps se trouveront les bêtes, les mains parlantes s'ouvriront,
coriaces et fortes, féroces et impies, une gourde trop pleine,
l'émancipé n'aura plus à écrire, pour ne
plus écrire, il ne faut plus écrire, mes mots auront le
sens de la joie unique, son corps s'écrira dans la trace, sa
salive dira les mots et les morts renoncés car il faut
renoncer à l'idée de départ, ours réfléchissant
puis marchant sur le tremblement, je serai l'effet !, dans les nœuds
des secondes, au creux des vagues, au creux des temps, entre les reins
ma folie s'évapore, les animaux sont le signe de ton existence,
nous nous aimerons, l'idée sera toujours seconde, le reste est
folie, cette folie t'enivre et au cœur de ton cœur les échos
se répondent et ta voix prend l'allure d'une armée de
chiens furieux, l'émancipé prendra ce vent vertueux soufflé
par l'éclair ténu mais possible de la joie, la seule chose
possible demeure en cet instant, en cette vie donnée, < tu
es l'accident ! >, là, juste au bout de mes doigts : là,
dans le prolongement de mes ongles, tous les animaux s'élancent,
tu es l'accident, les animaux dans ta main viendront boire cette eau
faite par la déchirure, ils viendront te boire et tu les enivreras,
tu seras l'accident, pauvre félin à qui je ne donnais
plus aucune eau, tu te rassasies, là, dans mes membres, tu seras
simple, nous nous aimerons, tu n'aimeras plus la déchirure, fille
de la joie, les animaux puissants aborderons la vie, les rives d'un
ailleurs imposé, mon délicieux amour, tu sauras qu'il
n'est pas, qu'il n'est plus nécessaire de se rendre au délicat
tremblement de l'espérance, les postures dans l'animalerie n'auront
que le sens de la fiction, celle qui est toujours seconde,
mes mains tendues passeront leur temps, se développeront comme
une croissance animale, intérieurs parmi les extérieurs,
il n'y aura plus d'espérance, les dauphins du Nil : imaginons-les,
il ne sera plus nécessaire d'être aidé, la joie
pleinement parlera dans ta voix, mille sifflements, l'avancée
sur le chemin, les dauphins dans le prolongement de tes bras,
sorts jetés à tout va, l'animalité !, oui, l'animalité,
bras armés des plus délicieux fruits du vivre, mon amour
délicieux, nous verrons que la dignité perce tous les
voiles du temps séparateur, tu accepteras le noir, l'ébène
mystique, tu sauras que d'espoir, il n'y en a qu'un, celui d'entrevoir
la possibilité du choix, homme libre, ce qui te prendra ne pourra
plus être la mort car dans l'image, il n'y aura plus aucun désespoir,
dans l'image tu verras les renards, les bisons, les hermines, tous ces
animaux courant à pleine vitesse, ta voix prendra un ton étrange,
celui de l'infortune et du hasard ! tu feras sans cesse l'apologie de
cette vie, non la tienne mais celle qui demeure, la persistante dans
l'économie sereine des corps et des âmes, tu jappes et
bourdonnes, sautes et frappes, musculeux dans l'économie sereine
de tes dépenses, de la proximité que tu entretiens avec
le fleurissement des végétaux éternels, tu seras
garant de la dignité restaurée, tu seras l'amant
des ressources et des possibilités d'un ailleurs toujours
à respecter, tu seras l'expression même du devenir joyeux,
mon amour délicieux, il sera partout question de l'autre insondable
car la liberté ne peut embrasser que la joie, homme libre, tu
verras l'immensité toute tendue contre le cœur des uns et
des autres mêlés, tu seras parents des temps concentrés
dans l'expression des vies, tu seras l'âne et le corbeau puissant,
l'aigle et le vers disgracieux, de jugement tu n'auras
que celui qui absorbe tes mouvements dans la joie, les chatouillements
et les vacillements du corps seront rejetés comme diable en aval,
la parole donnée sera source de rafraîchissement, les mains
fortes donneront à boire, non dans la charité, seulement
dans l'expression du vivre là dans ça, en son corps, en
son temps, homme libre, tu ne craindras plus l'accident, tu
seras l'accident, l'éclair de l'accident. Et nous nous
aimerons quand bien même il serait trop tard. »
Uns, préface de Jean-Luc
Nancy, dessins de Winfried Veit, le Castor astral, 2011, p. 95-98.
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Bibliographie de Mathieu Brosseau
:
- L'Aquatone, Charlieu, la
Bartavelle éd., collection Modernités, 2001, 163 pages,
120 francs.
- Surfaces, « journal perpétuel », frontispice
par Évelyne Léautrou-David, Paris, Éd. Caractères,
collection Caractères ; 731, 2004, 123 pages, 15 euros.
- Dis-moi, livre d'artiste, Éditions La Canopée
/ La Rivière échappée, 2008.
- La Nuit d'un seul, Dinge, la Rivière échappée,
2009, 137 pages, 17 euros.
- L'Espèce, éditions Mots tessons, 2009.
- Et même dans la disparition, Rennes, Wigwam, collection
Wigwam ; 80, 2010, 15 pages, 5 euros.
- La Confusion de Faust, éditions Le Dernier Télégramme,
2011.
- Uns, préface de Jean-Luc Nancy, dessins de Winfried
Veit, Bègles, le Castor astral, 2011, 101 pages, 12 euros.