Retour aux bonnes feuilles
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Patricia Cottron-Daubigné, dans son dernier ouvrage CROQUIS-DEMOLITION
(édition La Différence / Collection politique / 2011) nous
livre une chronique, celle du démantèlement de l’entreprise
K. S. F. de Fontenay le Comte.
Le processus habituel, d’abord on ment, on ment tellement qu’on
dément, on dément-tellement, qu’en douce on démantèle
: « (…) des hommes qui travaillent, on dit qu’ils
sont des variables d’ajustement » dirait un
D.R.H. On joue aux Dés avec des vies, on eRre avec ton job, on
Hache des liens (on) t’écarte, on t’écartèle
/ / / Derrière les chiffres, il y a des hommes, il y a des femmes
– Patricia Cottron-Daubigné est l’une d’entre
elles et cette histoire la touche de très près,
« les ouvriers devant leurs machines me demandent un livre, espèrent
les mots, ce qui resterait d’eux et de l’usine, […]
une trace quand ici tout serait fini (…) ».
Aussi avec pudeur, elle va accompagner ces corps, ces otages, elle va
nous parler de leur(s) peau(x), de leur(s) chair(s) qui deviennent grises,
de leur(s) teint(s) / de corps qui s’éteignent / d’une
mémoire qui pourrait complètement s’éteindre
même. Elle « cherche les mots, la manière
pour rendre compte du lieu, (…) tout semble ici d’un autre
siècle (…) il faudrait une langue nouvelle »
dit-elle « ou simplement donner les mots bruts parce
qu’ici le lieu est brutal, c’est du bruit, de l’enchevêtrement
de métal et de l’odeur des liquides qui giclent partout et
puent (…), je recule (…) ne pas se sentir mal, il faut que
je touche / la machine / le travail qui fait vivre et mourir je me dis
[…]».
Ce sont des gestes, leur(s) gestes(s) qu’on leur enlève,
leur(s) vies(s), leur souffle qu’on nie d’un seul coup. D’habitude,
il n’y a pas de témoins, certes il y a bien des images, celles
que l’on montre aux journaux télévisés, de
plus en plus souvent / ici, on occupe l’endroit, on brûle
des palettes de bois, des pneus, ailleurs ce sont des ouvriers en colère
qui brandissent comme ils le peuvent des menaces, la menace de tout faire
sauter.« […]le travail, sa perte, / […]
vivre sans et vivre avec, dans cette violence, je ne sais pas comment
» continue t’elle « (…) les mains sont restées
serrées dans les poches, on disait rien. L’un après
l’autre, les noms sont tombés »
D’habitude, dans le lot il n’y a pas de compagne qui écrit,
personne pour raconter le rapt (le vol, le viol ?), l’enlèvement
« (…). Pourtant, le boulot on le faisait, la production
on la faisait, on dépassait le chiffre même souvent »
Quels mots pour désigner ce qui arrive aux corps,
aux êtres lorsqu’on leur enlève leur savoir, leur faire,
leur savoir être, leur lieu d’être ? Quels mots lorsqu’on
les défenestre, lorsqu’on les fout à la porte ? Ce
qui reste des corps, du corps de l’être cher, de sa chair,
ce qu’il (on) devient, (je) jour après nuit, nuit après
jour (nous) si on en revient « (…) corps absent
au treillage d’un parking, les mots écrits sur des t-shirts
vides. Je marche sur le trottoir, je longe l’usine, c’est
l’été et tout est funèbre (...) l’inventaire
de la perte, linge sale suspendu (…) welcome à la voyoucratie
financière (…) Et merde toujours les mêmes qui trinquent
(…) délocalisation pour plus de profit ». On
ne peut être que touché par ce témoignage. Patricia
Cottron-Daubigné (nous) offre là sa voix, ses mots, son
ventre, accompagne ces douleurs, cette douleur. Pour eux, elle emploiera
les mots qui ne trichent pas, qui ne travestissent pas la réalité
: « je dirai usine (…) pour l’enfance, pour
le père dont elle a pris le corps(…) »,
pour le père qu’elle a usé.
Cependant réduire CROQUIS-DEMOLITION uniquement au récit
d’une fermeture serait passer à côté de lignes
extrêmement puissantes, d’une atmosphère où
l’auteure mêle les lieux, les ravissements, les instants,
enlace la vie, malgré tout, ainsi page 9 « (…)
le temps (…) qui vient sera peut être un temps mort. La lumière
est belle sur les champs, sur la ville au loin / (…) Des paysans
ont gardé ce geste ancien de placer des épouvantails dans
les champs. J’aime cette trace triste, les corps en croix plantés
dans l’espace. Je roule soudain vers la petite ville dans les larmes
avec des épouvantails dans le regard (…) »
ou encore page 61, l’intime en tenue de dehors, ce moment très
sensuel / « (…) l’envahissement des pommes
tombées et leur odeur d’enfance douce, ou (…) dans
l’odeur des lilas, des cassis en fleurs (…) ta tenue d’ouvrier,
quand je la détache du fil, la pose sur mon épaule[…]
une dernière fois.»
Autant de marques de reconnaissance à ceux qui d’ordinaire
en ont peu, les travailleurs manuels, les exclus, les gitans, dont elle
se sent proche et auxquels elle rend hommage souvent. Si également
vos yeux brillent en la lisant, n’en soyez pas surpris, c’est
le cadeau de ce livre troublant qui parvient avec ces textes d’une
grande simplicité à nous émouvoir par l’humanité
des échanges qui s’en dégage / et qui de surcroit
nous laissent entrevoir une belle solitude. Juste ajouter qu’au
fil de ses écrits et parutions, se dessine le contour d’une
auteure singulière, sensible et discrètement engagée,
une présence. Elle est une femme qui nous parle, qui parle du nous,
autant dire qu’elle est nécessaire en cette période
troublée.
Bruno Normand
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