C'est quoi un texte de poésie? C'est quoi un poète?
David Foster Wallace n'est pas considéré comme un poète.
Plutôt un nouvelliste, une sorte de romancier, un essayiste, un
philosophe (il est philosophe de formation). On aura beau faire quelques
recherches, pas l'ombre du mot poète accolé au nom de
Wallace. Pourtant. Pourtant la première fois que j'ai eu entre
les mains « Bref entretien avec des hommes hideux »
en 2005, j'ai pensé que je découvrais là un
foutu poète. Des nouvelles déglinguées, un phrasé
peu ordinaire, une narration éclatée, et surtout, ses
digressions, ses notes de bas de pages. David Foster Wallace, c'est
un mélange de Laurence Sterne, James Joyce et Thomas Pynchon.
Qui, n'en déplaise, sont, selon moi, aussi de grands poètes.
Génial, hors-norme, drôle, il a l'art de « couper
les phrases comme les cheveux en quatre » (Jonathan Franzen).
Ses livres dénoncent la violence du monde avec ironie. Aux Etats-Unis,
il est devenu culte avec « Infinite Jest » en 1996.
En France, ont été traduits « Brefs entretiens..
», « Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra
pas » (essais) et tout récemment « La fonction
du balai » (roman), « La fille aux cheveux étranges
» (nouvelles). Tous aux éditions du Diable Vauvert.
Et on attend « Oblivion : stories » paru en 2004
aux USA, contre la consommation, la publicité.
Pour exemple, dans « Un truc... »,
voilà le genre de phrases que l'on trouve chez Wallace :
« Mais surtout, le vent. Rien ne détermine
plus la qualité de la vie en plein air dans le centre de l'Illinois
que le vent. Plus de blagues locales que je ne pourrais en citer parlent
de girouettes tordues et de granges penchées. Plus de sobriquets
ont été donnés au vent dans le sud de notre Etat
qu'à la neige dans le Grand Nord. Le vent avait une personnalité,
un (sale) caractère et, apparemment, des desseins propres. Il
chassait les feuilles d'automne en lignes imbriquées et arcs
de forge si régulières qu'ils auraient pu illustrer un
cours sur les formules de Cramer et la façon de tracer la normale
au point d'intersection de deux courbes gauches. (..). La plupart des
habitants de Philo ne se coiffaient pas, à quoi bon. (..) Le
vent, le vent, etc., etc. »
C'est peut-être à ça que l'on reconnaît
un poète : cette manière décalée de regarder
le monde, de le décrire. Et d'inventer sa propre langue pour
dire ce monde.
En 2005, David Foster Wallace fit une allocution devant des étudiants
de Kenyon College. Cela a donné ce texte « C'est de
l'eau ». Ce ne pourrait être qu'un simple discours.
Et on peut le lire comme tel. Mais c'est autre chose. Comment dépasser
son égocentrisme pour se projeter dans l'autre? Comment faire
sens? C'est un petit bijou qui nous livre, sans moralisme, une leçon
de vie arrachée au quotidien.
Et comme pour mieux dégager le texte, aérer le propos,
il y a une phrase par page.
« Et c'est tout sauf une coïncidence
si les adultes qui se suicident avec une arme à feu se tirent
presque toujours dans... la tête.
/
Et la vérité est que la plupart de ces suicidés
sont déjà morts bien avant de presser la détente.
/
Et j'avance que, au-delà des conneries, la véritable valeur
d'une éducation aux sciences humaines devrait être la suivante
: comment faire pour traverser votre vie d'adultes à l'aise,
prospères et respectables sans être morts, inconscients,
serviteurs de votre esprit et de la configuration par défaut
qui vous veut solitaires, royalement seuls, jour après jour après
jour ».
« Et regardez-les, ils sont presque tous moches
dans la file d'attente, avec leur air bête et bovin, l'oeil vide,
à peine humains, et ils sont pénibles et mal élevés,
ces gens qui hurlent dans leur téléphone au milieu de
la file, et tout ça c'est une injustice profonde et personnelle
: j'ai travaillé dur toute la journée, je meurs de faim,
je suis fatigué et je ne peux même pas rentrer chez moi
pour manger et me détendre à cause de tous ces connards
de gens.
/
Ou je peux choisir de me forcer à envisager la probabilité
que tout le monde dans la file d'attente au supermarché connaisse
le même ennui et la même frustration que moi et que certaines
de ces personnes aient en réalité des vies plus difficiles,
plus pénibles que la mienne.
/
Et ainsi de suite. »
On ne lit pas de la poésie. On lit un poète.
David Foster Wallace est mort à 46 ans, en 2008.
Il s'est suicidé.
Il disait « On ne peut pas être au monde sans vivre
dans la douleur ». Ses livres témoignent aussi de
cela.
sophie g. lucas (novembre 2010)