« Ceux qui exhumaient les morts
devaient faire attention :
ne laisser ni cheveux ni morceau d’os
ni même un morceau de papier
tout devait être brûlé
de façon que personne ne sache qu’il y
avait eu une tombe là.
Le tas de mort atteignait parfois deux mille corps,
mais un compte exact était fait du nombre de
corps brûlés ;
Le soir ceux qui y travaillaient devaient rapporter
le
nombre au commandant responsable –
et ne devaient le dire à personne d’autre.
Si l’un d’eux était questionné,
même par l’homme qui
tenait le compte,
« combien de corps ont été brûlés
hier ? »
il répondait toujours , « j’ai oublié.
»
Autrement, son corps était ajouté à
ceux des morts. »
Lisez Holocauste, de Charles
Reznikoff, le poète-scribe. C’est le poème, le récitatif
précis du mécanisme de l’inhumanité, de l’apocalypse
organisée et déchaînée par de très
nombreux individus, contre des millions d’hommes. Charles Reznikoff
est un poète objectiviste américain, qui a publié
ce texte un an avant sa mort en 1975, en s’appuyant sur les témoignages
publiés dans les minutes des procès de criminels de guerre
nazis. Paul Auster le dit : Charles Reznikoff se fait invisible, son
ambition « est de permettre aux événements de
parler par eux-mêmes.». Lisez, on est pris à
la gorge, par cette composition sans aucune métaphore, aucun
lyrisme, aucune émotion directe, mais portée par l’enchaînement,
le rythme et la précision poétique, qui viennent frapper
et frapper notre sensibilité. Oui, c’est poésie,
haute, chemin de lucidité. La poésie est multiple. Relisez,
après, Paul Celan, et puis franchissez à nouveau le gué
et reprenez le livre de Charles Reznikoff.
(NB : le livre comprend également
une très belle introduction du traducteur-poète, Auxeméry,
et un entretien passionnant avec Charles Reznikoff , paru dans Europe
en 1977).
Par Dominique TISSOT