TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Sophie Loizeau, La Femme lit, Flammarion, 2009.

 

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« les métaphores, de blessure et d'entaille pour décrire le sexe des
femmes, son feuilleté natif, m’énervent -
lui donc, ni dolore ni sanglante : parfaitement intègre »

La femme lit est l’occasion d’une exploration de la féminité, non pas loin des canons poétiques mais en les ré-explorant, en les re-visitant sans cesse (car il n’y a de création que re-création), façon d’autoportrait extrêmement singulier bien davantage, contrairement à ce qu’il pourrait sembler (à « diane » est inéluctablement rattachée l’idée d’une chasse perpétrée continument, en outre est-il question de repenser constamment l’arbitraire de la langue qui érige le « il » en roi au détriment du « elle »), déjà à la seule lecture du titre (prédominance du féminin sur le masculin, dans la lecture mais aussi dans l’écriture qui est, de façon sous-jacente, une modalité vécue intensément – avec un sens critique aigu qui confine au renouvellement constant des formes – de la lecture), qu’affirmation d’un féminisme jusque dans le cahotement du vers, même si toujours le singulier du féminin affleure, ce singulier qui n’est pas uniquement singulier de l’être mais aussi, et surtout, du corps, du corps inapprochable en définitive par le vers, les heurts de ce dernier résultant ainsi d’un empêchement à dire autrement que par le manque-à-dire, à dire autrement que dans le bris qui est autant silence – continuité empêchée – qu’affaissement, le bris ne laissant derrière lui que les ruines du dire lesquelles sont, paradoxalement et bellement, plus signifiantes que le dire lui-même, dont le fantasme castrateur hante alentour, comme dans toute poésie qui soit contemporaine.

Comment non pas dire mais décrire le singulier ? Car le singulier ne saurait être dit qu’en revêtant certaines spécificités qui permettraient de le figer dans un apparaître. Il peut ainsi seulement être décrit, laquelle description, seule, de par le temps de latence sur lequel elle se construit toujours, de par ses multiples détours, possiblement infinis même s’ils se révèlent dans leur brièveté, peut faire en sorte que nul savoir ne soit actualisé, et par conséquent fossilisé, ne serait-ce que dans un temps de la conscience et diversement suivant les unicités.

Comment décrire le singulier ? Telle est la question que se pose (et par conséquent nous pose, nous qui devenons « l’homme qui lit » ou « la femme qui lit », cette dernière étant d’abord l’auteur dans la façon qu’elle a d’ajouter, sans cesse, le corps étranger de paroles autres à son propre tissu poétique et prosodique – aussi sa création apparaît-elle bien souvent comme une lecture en situation d’écriture, c’est-à-dire comme le déploiement d’une chambre d’échos extrêmement singulière contenue dans les vers extraits de livres amis, vie, écriture et lecture se mêlant dans une seule volonté de dire le singulier : « l’instase désigne quelque chose d’approchant, de cette eau à mes yeux l’intensité d’intérêt de Poe le Graal de Lovecraft l’embellie de Gracq l’inscape de Hopkins »), sans cesse, en filigrane, Sophie Loizeau, question à laquelle elle répond au même instant, dans le mouvement du vers arraché à son assise formelle, à laquelle elle répond par ce mouvement justement, par le mouvement de ce vers défiguré car ôté à une beauté et à un lyrisme en lesquels il s’inscrit néanmoins (mais comme de côté) à chaque instant, sans que cette réponse apportée soit un élément de résolution, et donc façon de suspendre la question. Sans que cette réponse, non pas aphoristique mais fragmentaire – par conséquent secouée de mystère et non le recherchant –, soit à même d’empêcher le geste ample bien que fragmenté par quoi le poème se construit.

Le poème continue d’être empreint de narrativité et de se tenir ainsi en liens profonds avec la prose, le mouvement narratif sur lequel il se construit se confondant avec le mouvement du presque-questionnement – lequel n’en est pas réellement un, puisqu’il n’appelle nulle réponse – qu’il convoque. Ce mouvement qui trouve son empreinte dans le temps du conditionnel, qui est lui-même suspension par essence : « bois-énormité où l'on est poreuse mon sexe ce serait les fumets ».
Sophie Loizeau cherche à faire parler la féminité une qui est celle de l’auteur (d’où une certaine distanciation recherchée jusque dans l’utilisation des pronoms personnels), l’auteur tâchant de trouver la façon la plus immédiatement native de dire quelque chose de ce qu’elle reconnaît comme la différenciant, comme la rendant non pas autre mais faite de cette altérité qu’elle distingue comme lui appartenant autant que lui échappant (non uniquement parce qu’elle a trait à la psyché – il s’agit d’abord, comme nous l’avons signalé en ouverture, de l’altérité du corps), brutalement lui échappant comme part de non soi – c’est-à-dire, paradoxalement, comme nœud de soi plus pur ne répondant pas au principe par quoi en soi tout ce qui n’est pas soi est assimilé par soi (mais qu’est ce « soi » au juste ? Semblable question, Sophie Loizeau nous la pose sans cesse en filigrane) pour devenir soi –, alors même que l’auteur peut se résumer, dans le regard d’autrui, à cette altérité, le regard d’autrui distinguant mal ou autrement, du reste. Alors même que l’auteur, en outre, peut se penser comme se tenant au centre de cette altérité (et tenant, dans le même temps, cette altérité en son centre), comme se tenant au centre de ce qui échappe. À tous niveaux.

Aussi faut-il trouver les mots à dire pour rapprocher son altérité de soi, car l’altérité l’est toujours de façon frappante constate sans cesse l’auteur, y compris en nous-mêmes alors que je est censé, étant la « femme qui lit » (c’est presque une formule lexicalisée pour désigner l’autre féminin, lequel est réputé tenir les rênes universelles de la lecture, depuis le dix-neuvième siècle), la revêtir.

Le description du féminin est permise par le geste qu’a la prose de venir ajouter des intempéries dans le vers, la prose qui met en péril le vers, ajoutant à l’épiphanie qui caractérise le poème la trame inaliénable d’une narrativité, la prose étant, en outre, cela-même qui fait pencher, fortement pencher (jusqu’à la possibilité de chute) l’évocation du côté du réel, c’est-à-dire du côté de ce qui n’est pas entièrement approchable par l’intermédiaire du chant poétique, lequel procède toujours par élans interdits au moment où ces derniers surviennent, comme si le poème, pour dire quelque chose du réel en lequel il s’inscrit autant qu’il le fait advenir dans sa vérité première (qu’est le réel sinon un langage par quoi nous catégorisons le visible ? – principalement le visible –), ne pouvait qu’être pas de deux de prose et de poésie.

« où l’on trouverait incorporées aux vers des phrases, ce n’est donc
pas tout à fait la même femme
toutes les ressources de la prose »

La prose est bien ce qui empêche le poème de se cristalliser dans son épiphanie en tant que vérité de la forme, le rendant toujours incomplet et comme brusqué dans son défilement progressif, lequel avoue sa propre incapacité à être autre chose qu’un défilement de fortune (prenant fait et cause de la dénaturation des sociétés et de l’Histoire – du fait des grands conflits qui ont fait le XX° siècle – laquelle ne saurait pas ne pas être envisagée, jusque dans ce qui a trait le plus explicitement et le plus essentiellement à la beauté et, en ce qui concerne spécifiquement ce recueil, à l’antique) cherchant à ce que le réel soit là où on ne l’attend pas (et où néanmoins il ne peut que se trouver), précisément dans le dit.

En outre la prose est-elle, de par la façon qu’elle a d’être indubitablement rattachée au réel, ce qui pénètre le texte proprement, l’accaparant, puisque le propre du réel est justement d’être ce qui ne peut pas ne pas être (et, dans le même temps, ce qui ne peut se dire vraiment tout en ne pouvant ne pas se dire, puisque, encore une fois, le seul réel est constitué des catégorisations que permet le langage), jusque dans les replis muets de l’épiphanie, là où il semblerait pouvoir être tenu à distance. Elle dote le poème d’un mouvement inlassable (car il ne s’agit jamais pour Sophie Loizeau de figer ce dernier sous la forme d’une posture formelle – le poème semble sans cesse en mouvement, semble parvenir à ne jamais se tenir clos dans une forme) de pénétration ayant lieu au sein même du corps textuel (« il faut qu’il y ait effort de / pénétration du texte » : ce vers apparaît comme portant en lui tout le programme poétique de l’auteur) en même temps que l’augmentant d’un corps qui n’est pas le sien (la narrativité propre au tissu prosodique, la présentation de la situation des poèmes, les réminiscences de l’Antiquité – au travers de la figure de Diane devenue « diane », et ce n’est nullement anecdotique car cette destitution de la majuscule signifie en soi tout le mouvement de l’œuvre laquelle cherche à reprendre le passé, tout le passé poétique et antique, en le confrontant au présent qui est vacillement de la langue, de l’Histoire, et impossibilité de ne pas tenir compte des charniers et de l’apocalypse intime par quoi le monde suit, invariablement, son cours –, les éclats de prose et les citations émanant d’autres auteurs…), et le rendant autre que ce qu’il est, le poème devenant un corps-textuel-poétique-pénétré-d’un-substrat-de-prose, et non plus seulement un corps textuel (en l’occurrence poétique). Poème entaché de prose.

« douillets dès qu'il s'agit du sexe, les je hypersensibles de Bosco
qu'un rien vers le nu des femmes leur profondeur, qu’un seul franc
contact foudroient : attentes tensions, frôles luttes furtives ondes
parfums voix
une frustration magnifique préside à ces rencontres en ma présence
plusieurs fois avant qu'il pénètre - il faut qu'il y ait effort de
pénétration du texte »

En outre ce mouvement de pénétration mime-t-il l’acte amoureux dont il est question avec l’inlassable d’une ferveur poétique nouvelle, dans ce beau recueil comme se tenant dans un effort constant tout à la fois d’appropriation et de mise en péril de la forme.
Il s’agit pour l’auteur de parler du corps féminin tel qu’il se vit aussi dans l’amour physique, en somme dans sa spécificité physique qui le rend inapte à être apprivoisé au moyen de concepts, quels qu’ils soient, ces derniers se tenant toujours dans une immuabilité.
Il s’agit pour l’auteur de parler (sans discourir) du corps féminin (dans sa plus pure et impure – l’auteur travaillant sans cesse ces notions apparaissant dans une dualité ne pouvant être remise en question – matérialité) qui se confond avec le poème (le corps féminin apparaissant socialement et intimement – ce qui revient au même – féminin à hauteur de la possibilité, quant à autrui qu’est « il », d’accaparement de l’invisible, dans ce qu’il a en propre, à hauteur de cette possibilité d’accaparement, en somme de pénétration) puisque ce dernier est corps pénétré par la prose (qui n’est pas seulement le fait des citations ramenées au tissu originel du poème, telles celles d’Henri Bosco – dans L’épervier, dans sa correspondance, dans Le jardin de Hyacinthe – ou de Lovecraft –dans La Maison maudite), pénétré de prose (les vers émanant de l’altérité, qui tient également à la relative méconnaissance que l’on peut en avoir – tels ceux de René Ghil – et au fait qu’ils émanent d’une époque autre, intégrés à l’ensemble du tissu poétique et prosodique originel deviennent, tels ceux de Pierre-Jean Jouve ou Paul Valéry, fragments de prose dans la façon qu’a l’auteur de jouer avec eux pour leur donner toute leur place de corps invariablement étranger – il ne s’agit jamais de les fondre dans l’ensemble du poème, auquel cas il n’y aurait plus ni mouvement de pénétration au sein du texte – jamais figé sous une forme qui interdise le mouvement continu de la forme vers elle-même, ne s’atteignant jamais dans une finalité – ni pour ce qui est du texte identité d’un corps textuel pénétré et non plus identité d’un seul corps textuel, car toujours les emprunts sont signalés avec force), par l’altérité linguistique aussi, jusque dans le genre des mots, qui est mis en perdition dans son unicité déjà perdue, au genre qui devient comme ontologiquement incertain (« mon désir sexuelle pour l’écrivain mort, pour son âme excitante », ou encore « elle neige / elle y a / elle faut que j’aille troublante inhabituelle »), le corps textuel pénétré devenant non pas uniquement un répons du corps féminin qu’il signifie en soubassements (le corps féminin apparaissant d’abord féminin, comme nous l’avons évoqué, de par la possibilité de l’acte sexuel qui lui donne toute sa résonnance en tant que corps pouvant être pénétré et manifestant sa singularité de corps, sa singularité faisant le féminin, en actualisant cette possibilité qui autrement n’est que virtualité – quand bien même cette dernière est de l’ordre du réel), mais un corps textuel qui, dans la façon qu’il a d’être pénétré par la prose et par l’étrangeté du langage, devient une chimère, faisant se réunir les genres, les signifiants, les temps et les formes dans une même posture vacillante d’étreinte, dans un équilibre précaire qui est le propre de toute posture amoureuse quand elle confine au physique et qui est la définition la plus nue, pour l’auteur, du poème seul vraiment poème, c’est-à-dire du poème augmenté d’un vacillement de prose.


Matthieu Gosztola ~ juillet 2011

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