« les métaphores, de blessure et d'entaille pour décrire
le sexe des
femmes, son feuilleté natif, m’énervent -
lui donc, ni dolore ni sanglante : parfaitement intègre »
La femme lit est l’occasion
d’une exploration de la féminité, non pas loin des
canons poétiques mais en les ré-explorant, en les re-visitant
sans cesse (car il n’y a de création que re-création),
façon d’autoportrait extrêmement singulier bien davantage,
contrairement à ce qu’il pourrait sembler (à «
diane » est inéluctablement rattachée l’idée
d’une chasse perpétrée continument, en outre est-il
question de repenser constamment l’arbitraire de la langue qui
érige le « il » en roi au détriment du «
elle »), déjà à la seule lecture du titre
(prédominance du féminin sur le masculin, dans la lecture
mais aussi dans l’écriture qui est, de façon sous-jacente,
une modalité vécue intensément – avec un
sens critique aigu qui confine au renouvellement constant des formes
– de la lecture), qu’affirmation d’un féminisme
jusque dans le cahotement du vers, même si toujours le singulier
du féminin affleure, ce singulier qui n’est pas uniquement
singulier de l’être mais aussi, et surtout, du corps, du
corps inapprochable en définitive par le vers, les heurts de
ce dernier résultant ainsi d’un empêchement à
dire autrement que par le manque-à-dire, à dire autrement
que dans le bris qui est autant silence – continuité empêchée
– qu’affaissement, le bris ne laissant derrière lui
que les ruines du dire lesquelles sont, paradoxalement et bellement,
plus signifiantes que le dire lui-même, dont le fantasme castrateur
hante alentour, comme dans toute poésie qui soit contemporaine.
Comment non pas dire mais décrire le singulier ? Car le singulier
ne saurait être dit qu’en revêtant certaines spécificités
qui permettraient de le figer dans un apparaître. Il peut ainsi
seulement être décrit, laquelle description, seule, de
par le temps de latence sur lequel elle se construit toujours, de par
ses multiples détours, possiblement infinis même s’ils
se révèlent dans leur brièveté, peut faire
en sorte que nul savoir ne soit actualisé, et par conséquent
fossilisé, ne serait-ce que dans un temps de la conscience et
diversement suivant les unicités.
Comment décrire le singulier ? Telle est la question que se pose
(et par conséquent nous pose, nous qui devenons « l’homme
qui lit » ou « la femme qui lit », cette dernière
étant d’abord l’auteur dans la façon qu’elle
a d’ajouter, sans cesse, le corps étranger de paroles autres
à son propre tissu poétique et prosodique – aussi
sa création apparaît-elle bien souvent comme une lecture
en situation d’écriture, c’est-à-dire comme
le déploiement d’une chambre d’échos extrêmement
singulière contenue dans les vers extraits de livres amis, vie,
écriture et lecture se mêlant dans une seule volonté
de dire le singulier : « l’instase désigne quelque
chose d’approchant, de cette eau à mes yeux l’intensité
d’intérêt de Poe le Graal de Lovecraft l’embellie
de Gracq l’inscape de Hopkins »), sans cesse, en filigrane,
Sophie Loizeau, question à laquelle elle répond au même
instant, dans le mouvement du vers arraché à son assise
formelle, à laquelle elle répond par ce mouvement justement,
par le mouvement de ce vers défiguré car ôté
à une beauté et à un lyrisme en lesquels il s’inscrit
néanmoins (mais comme de côté) à chaque instant,
sans que cette réponse apportée soit un élément
de résolution, et donc façon de suspendre la question.
Sans que cette réponse, non pas aphoristique mais fragmentaire
– par conséquent secouée de mystère et non
le recherchant –, soit à même d’empêcher
le geste ample bien que fragmenté par quoi le poème se
construit.
Le poème continue d’être empreint de narrativité
et de se tenir ainsi en liens profonds avec la prose, le mouvement narratif
sur lequel il se construit se confondant avec le mouvement du presque-questionnement
– lequel n’en est pas réellement un, puisqu’il
n’appelle nulle réponse – qu’il convoque. Ce
mouvement qui trouve son empreinte dans le temps du conditionnel, qui
est lui-même suspension par essence : « bois-énormité
où l'on est poreuse mon sexe ce serait les fumets ».
Sophie Loizeau cherche à faire parler la féminité
une qui est celle de l’auteur (d’où une certaine
distanciation recherchée jusque dans l’utilisation des
pronoms personnels), l’auteur tâchant de trouver la façon
la plus immédiatement native de dire quelque chose de ce qu’elle
reconnaît comme la différenciant, comme la rendant non
pas autre mais faite de cette altérité qu’elle distingue
comme lui appartenant autant que lui échappant (non uniquement
parce qu’elle a trait à la psyché – il s’agit
d’abord, comme nous l’avons signalé en ouverture,
de l’altérité du corps), brutalement lui échappant
comme part de non soi – c’est-à-dire, paradoxalement,
comme nœud de soi plus pur ne répondant pas au principe
par quoi en soi tout ce qui n’est pas soi est assimilé
par soi (mais qu’est ce « soi » au juste ? Semblable
question, Sophie Loizeau nous la pose sans cesse en filigrane) pour
devenir soi –, alors même que l’auteur peut se résumer,
dans le regard d’autrui, à cette altérité,
le regard d’autrui distinguant mal ou autrement, du reste. Alors
même que l’auteur, en outre, peut se penser comme se tenant
au centre de cette altérité (et tenant, dans le même
temps, cette altérité en son centre), comme se tenant
au centre de ce qui échappe. À tous niveaux.
Aussi faut-il trouver les mots à dire pour rapprocher son altérité
de soi, car l’altérité l’est toujours de façon
frappante constate sans cesse l’auteur, y compris en nous-mêmes
alors que je est censé, étant la « femme qui lit
» (c’est presque une formule lexicalisée pour désigner
l’autre féminin, lequel est réputé tenir
les rênes universelles de la lecture, depuis le dix-neuvième
siècle), la revêtir.
Le description du féminin est permise par le geste qu’a
la prose de venir ajouter des intempéries dans le vers, la prose
qui met en péril le vers, ajoutant à l’épiphanie
qui caractérise le poème la trame inaliénable d’une
narrativité, la prose étant, en outre, cela-même
qui fait pencher, fortement pencher (jusqu’à la possibilité
de chute) l’évocation du côté du réel,
c’est-à-dire du côté de ce qui n’est
pas entièrement approchable par l’intermédiaire
du chant poétique, lequel procède toujours par élans
interdits au moment où ces derniers surviennent, comme si le
poème, pour dire quelque chose du réel en lequel il s’inscrit
autant qu’il le fait advenir dans sa vérité première
(qu’est le réel sinon un langage par quoi nous catégorisons
le visible ? – principalement le visible –), ne pouvait
qu’être pas de deux de prose et de poésie.
« où l’on trouverait
incorporées aux vers des phrases, ce n’est donc
pas tout à fait la même femme
toutes les ressources de la prose »
La prose est bien ce qui empêche le poème
de se cristalliser dans son épiphanie en tant que vérité
de la forme, le rendant toujours incomplet et comme brusqué dans
son défilement progressif, lequel avoue sa propre incapacité
à être autre chose qu’un défilement de fortune
(prenant fait et cause de la dénaturation des sociétés
et de l’Histoire – du fait des grands conflits qui ont fait
le XX° siècle – laquelle ne saurait pas ne pas être
envisagée, jusque dans ce qui a trait le plus explicitement et
le plus essentiellement à la beauté et, en ce qui concerne
spécifiquement ce recueil, à l’antique) cherchant
à ce que le réel soit là où on ne l’attend
pas (et où néanmoins il ne peut que se trouver), précisément
dans le dit.
En outre la prose est-elle, de par la façon qu’elle a d’être
indubitablement rattachée au réel, ce qui pénètre
le texte proprement, l’accaparant, puisque le propre du réel
est justement d’être ce qui ne peut pas ne pas être
(et, dans le même temps, ce qui ne peut se dire vraiment tout
en ne pouvant ne pas se dire, puisque, encore une fois, le seul réel
est constitué des catégorisations que permet le langage),
jusque dans les replis muets de l’épiphanie, là
où il semblerait pouvoir être tenu à distance. Elle
dote le poème d’un mouvement inlassable (car il ne s’agit
jamais pour Sophie Loizeau de figer ce dernier sous la forme d’une
posture formelle – le poème semble sans cesse en mouvement,
semble parvenir à ne jamais se tenir clos dans une forme) de
pénétration ayant lieu au sein même du corps textuel
(« il faut qu’il y ait effort de / pénétration
du texte » : ce vers apparaît comme portant en lui tout
le programme poétique de l’auteur) en même temps
que l’augmentant d’un corps qui n’est pas le sien
(la narrativité propre au tissu prosodique, la présentation
de la situation des poèmes, les réminiscences de l’Antiquité
– au travers de la figure de Diane devenue « diane »,
et ce n’est nullement anecdotique car cette destitution de la
majuscule signifie en soi tout le mouvement de l’œuvre laquelle
cherche à reprendre le passé, tout le passé poétique
et antique, en le confrontant au présent qui est vacillement
de la langue, de l’Histoire, et impossibilité de ne pas
tenir compte des charniers et de l’apocalypse intime par quoi
le monde suit, invariablement, son cours –, les éclats
de prose et les citations émanant d’autres auteurs…),
et le rendant autre que ce qu’il est, le poème devenant
un corps-textuel-poétique-pénétré-d’un-substrat-de-prose,
et non plus seulement un corps textuel (en l’occurrence poétique).
Poème entaché de prose.
« douillets dès qu'il s'agit
du sexe, les je hypersensibles de Bosco
qu'un rien vers le nu des femmes leur profondeur, qu’un seul franc
contact foudroient : attentes tensions, frôles luttes furtives
ondes
parfums voix
une frustration magnifique préside à ces rencontres en
ma présence
plusieurs fois avant qu'il pénètre - il faut qu'il y ait
effort de
pénétration du texte »
En outre ce mouvement de pénétration mime-t-il
l’acte amoureux dont il est question avec l’inlassable d’une
ferveur poétique nouvelle, dans ce beau recueil comme se tenant
dans un effort constant tout à la fois d’appropriation
et de mise en péril de la forme.
Il s’agit pour l’auteur de parler du corps féminin
tel qu’il se vit aussi dans l’amour physique, en somme dans
sa spécificité physique qui le rend inapte à être
apprivoisé au moyen de concepts, quels qu’ils soient, ces
derniers se tenant toujours dans une immuabilité.
Il s’agit pour l’auteur de parler (sans discourir) du corps
féminin (dans sa plus pure et impure – l’auteur travaillant
sans cesse ces notions apparaissant dans une dualité ne pouvant
être remise en question – matérialité) qui
se confond avec le poème (le corps féminin apparaissant
socialement et intimement – ce qui revient au même –
féminin à hauteur de la possibilité, quant à
autrui qu’est « il », d’accaparement de l’invisible,
dans ce qu’il a en propre, à hauteur de cette possibilité
d’accaparement, en somme de pénétration) puisque
ce dernier est corps pénétré par la prose (qui
n’est pas seulement le fait des citations ramenées au tissu
originel du poème, telles celles d’Henri Bosco –
dans L’épervier, dans sa correspondance, dans Le jardin
de Hyacinthe – ou de Lovecraft –dans La Maison maudite),
pénétré de prose (les vers émanant de l’altérité,
qui tient également à la relative méconnaissance
que l’on peut en avoir – tels ceux de René Ghil –
et au fait qu’ils émanent d’une époque autre,
intégrés à l’ensemble du tissu poétique
et prosodique originel deviennent, tels ceux de Pierre-Jean Jouve ou
Paul Valéry, fragments de prose dans la façon qu’a
l’auteur de jouer avec eux pour leur donner toute leur place de
corps invariablement étranger – il ne s’agit jamais
de les fondre dans l’ensemble du poème, auquel cas il n’y
aurait plus ni mouvement de pénétration au sein du texte
– jamais figé sous une forme qui interdise le mouvement
continu de la forme vers elle-même, ne s’atteignant jamais
dans une finalité – ni pour ce qui est du texte identité
d’un corps textuel pénétré et non plus identité
d’un seul corps textuel, car toujours les emprunts sont signalés
avec force), par l’altérité linguistique aussi,
jusque dans le genre des mots, qui est mis en perdition dans son unicité
déjà perdue, au genre qui devient comme ontologiquement
incertain (« mon désir sexuelle pour l’écrivain
mort, pour son âme excitante », ou encore « elle neige
/ elle y a / elle faut que j’aille troublante inhabituelle »),
le corps textuel pénétré devenant non pas uniquement
un répons du corps féminin qu’il signifie en soubassements
(le corps féminin apparaissant d’abord féminin,
comme nous l’avons évoqué, de par la possibilité
de l’acte sexuel qui lui donne toute sa résonnance en tant
que corps pouvant être pénétré et manifestant
sa singularité de corps, sa singularité faisant le féminin,
en actualisant cette possibilité qui autrement n’est que
virtualité – quand bien même cette dernière
est de l’ordre du réel), mais un corps textuel qui, dans
la façon qu’il a d’être pénétré
par la prose et par l’étrangeté du langage, devient
une chimère, faisant se réunir les genres, les signifiants,
les temps et les formes dans une même posture vacillante d’étreinte,
dans un équilibre précaire qui est le propre de toute
posture amoureuse quand elle confine au physique et qui est la définition
la plus nue, pour l’auteur, du poème seul vraiment poème,
c’est-à-dire du poème augmenté d’un
vacillement de prose.
Matthieu Gosztola ~ juillet
2011