Retour aux bonnes feuilles
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Les
éditions José Corti poursuivent leur précieux
travail d’édition et de traduction de poètes américains,
dans le cadre de leur collection « Série américaine
». On peut y (re)découvrir John Ashbery, Paul Blackburn,
Anne Carson, e.e cummings, Emily Dickinson, Robert Duncan, Marianne Moore,
George Oppen, Michaël Palmer, Wallace Stevens etc.. etc… Et
donc, Lorine Niedecker (1903-1970) avec Louange
du lieu et autres poèmes, poèmes parus/écrits
entre 1949 et 1970 aux Etats-Unis où sa reconnaissance fut tardive.
On l’apparente au groupe des poètes objectivistes des années
30, alors confidentiel : George Oppen, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky
avec qui elle entretint une correspondance riche faite d’échanges
de poèmes, de critiques, de réflexions (et, semble-t-il
une liaison). Si elle rencontra le groupe à plusieurs reprises
à New-York, elle resta cependant là où elle est née
: à Black Hawk Island, dans le Wisconsin, dans une zone de crues,
de marécages.
Ma vie
sur l’eau et dans les feuilles
Ma mère et moi
nées
entre marais et marécages et mariées
à l’eau
Mon père
dans la brume des étangs
descendit à la rame
depuis les hautes terres
Paysages qui ont imprégné sa poésie, tandis que les
objectivistes portent une poésie plutôt urbaine.
Assise chez moi
à l’abri,
j’observe la débâcle de l’hiver
à travers la vitre.
Des pains de glace
glissent à vau-l’eau
cygnes sauvages
d’aujourd’hui.
Elle vit dans cette nature indomptable, auprès de gens qui ignorent
le plus souvent qu’elle est poète. Mais il n’y a rien
de bucolique dans ce qu’elle décrit de cet environnement.
C’est une parole claire, brute.
Matin d’épais
brouillard –
je ne vois
que là où je pose le pied. Je porte
Ma propre
clarté.
Elle se nourrit d’Emily Dickinson,
Thoreau, Lucrèce, William Carlos Williams, de haïkus, Wordworth,
Keats, Marianne Moore, Wallace Stevens ou Yeats.
Tout d’abord assistante-bibliothécaire à Fort Atkinson,
elle publie quelques poèmes dans des petites revues. Elle découvre
en 1931, un numéro de « Poetry » consacré aux
objectivistes. Ce qui lui plaît : « la réserve
expressive et la matérialité des mots ». De fait,
elle développera une poésie directe, et à l’instar
des objectivistes, elle montre, elle décrit (sans commenter, en
évitant d’exprimer ses émotions). Elle travaille le
texte sur la page, sa disposition. Et surtout sa « condensation
».
Grand-père
me disait :
apprends un métier
J’ai appris
à rester à mon bureau
à condenser
Pas de chômage
dans cette
condenserie
(« Travail de poète
»)
Dans les années 30, au moment de
la Dépression, elle perd son emploi, se sépare de son mari,
devient scénariste radiophonique, puis secrétaire de rédaction
pour le journal des professionnels du lait locaux. En 1946, elle publie
son premier livre New Goose. Entre 1949 et 1956, elle travaille
à Pour Paul &autres poèmes, Paul étant
le fils de Louis Zukofsky. Ce dernier refuse de la préfacer, elle
renonce à la publication, et dans la foulée, ses parents
décédés, elle s’installe sur la rive Rock River,
dans une petite maison où elle se retire. De 1957 à 1964,
elle travaille la forme des haïkus en créant sa propre forme
avec des strophes de 5 vers. Elle gagne sa vie en louant deux maisons
dont elle a hérité, mais elle est mal à l’aise
avec ce statut de propriétaire. C’est une femme, sinon engagée,
du moins avec des convictions : les mouvements de décroissance
contemporains ne la renieraient pas !
Avant que ma propre mort soit certifiée
enregistrée, jugée
au jugement dernier
les taxes taxées
je posséderai un livre
de vieux poèmes chinois
et des jumelles
pour scruter les arbres
de la rivière.
Elle rejette la consommation, se sent
proche de la self-reliance (Emerson). Elle vivra dans une maison sans
eau jusqu’en 1962. Elle écrira à son ami et éditeur,
Cid Corman :
« je suis une maîtresse de maisons, au pluriel, j’écris,
je lis, je marche, je couds et je chante à tue-tête quand
passe un disque folk sur le phonographe »
Elle complète ses revenus en faisant des ménages à
l’hôpital d’Atkinson. Et elle écrit. C’est
à partir de 1963, date de sa retraite, qu’elle écrira
beaucoup, publiera 4 de ses 5 volumes publiés de son vivant (soit
20 ans après sa première publication). Elle bénéficie
d’une certaine reconnaissance à la faveur de la redécouverte
dans les années 60, des poètes objectivistes. Outre ses
Poèmes courts, elle travaillera à explorer d’autres
formes, jusqu’à ce fameux long poème autobiographique
Louange du lieu, sorte de condensé de sa démarche poétique,
recyclant des vers anciens, jouant d’allitérations, et sans
jamais quitter le sol.
pour eux deux
et pour lui
où ils reposent
En quoi suis-je moins
dans le noir qu’eux ?
Sophie G. Lucas,
mars 2013
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