TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Louange du lieu et autres poèmes de Lorine NIEDECKER
(José Corti, Série Américaine, 2012,
traduit par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès)

 

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Les éditions José Corti poursuivent leur précieux travail d’édition et de traduction de poètes américains, dans le cadre de leur collection « Série américaine ». On peut y (re)découvrir John Ashbery, Paul Blackburn, Anne Carson, e.e cummings, Emily Dickinson, Robert Duncan, Marianne Moore, George Oppen, Michaël Palmer, Wallace Stevens etc.. etc… Et donc, Lorine Niedecker (1903-1970) avec Louange du lieu et autres poèmes, poèmes parus/écrits entre 1949 et 1970 aux Etats-Unis où sa reconnaissance fut tardive. On l’apparente au groupe des poètes objectivistes des années 30, alors confidentiel : George Oppen, Charles Reznikoff, Louis Zukofsky avec qui elle entretint une correspondance riche faite d’échanges de poèmes, de critiques, de réflexions (et, semble-t-il une liaison). Si elle rencontra le groupe à plusieurs reprises à New-York, elle resta cependant là où elle est née : à Black Hawk Island, dans le Wisconsin, dans une zone de crues, de marécages.


Ma vie


sur l’eau et dans les feuilles
Ma mère et moi
                      nées
entre marais et marécages et mariées
à l’eau


Mon père
dans la brume des étangs
         descendit à la rame
           depuis les hautes terres


Paysages qui ont imprégné sa poésie, tandis que les objectivistes portent une poésie plutôt urbaine.

Assise chez moi
à l’abri,
j’observe la débâcle de l’hiver
à travers la vitre.
Des pains de glace
glissent à vau-l’eau
cygnes sauvages
d’aujourd’hui.


Elle vit dans cette nature indomptable, auprès de gens qui ignorent le plus souvent qu’elle est poète. Mais il n’y a rien de bucolique dans ce qu’elle décrit de cet environnement. C’est une parole claire, brute.

Matin d’épais brouillard –
je ne vois
que là où je pose le pied. Je porte
                   Ma propre
clarté
.

Elle se nourrit d’Emily Dickinson, Thoreau, Lucrèce, William Carlos Williams, de haïkus, Wordworth, Keats, Marianne Moore, Wallace Stevens ou Yeats.
Tout d’abord assistante-bibliothécaire à Fort Atkinson, elle publie quelques poèmes dans des petites revues. Elle découvre en 1931, un numéro de « Poetry » consacré aux objectivistes. Ce qui lui plaît : « la réserve expressive et la matérialité des mots ». De fait, elle développera une poésie directe, et à l’instar des objectivistes, elle montre, elle décrit (sans commenter, en évitant d’exprimer ses émotions). Elle travaille le texte sur la page, sa disposition. Et surtout sa « condensation ».


Grand-père
   me disait :
      apprends un métier


J’ai appris
   à rester à mon bureau
       à condenser

Pas de chômage
   dans cette
      condenserie

(« Travail de poète »)

Dans les années 30, au moment de la Dépression, elle perd son emploi, se sépare de son mari, devient scénariste radiophonique, puis secrétaire de rédaction pour le journal des professionnels du lait locaux. En 1946, elle publie son premier livre New Goose. Entre 1949 et 1956, elle travaille à Pour Paul &autres poèmes, Paul étant le fils de Louis Zukofsky. Ce dernier refuse de la préfacer, elle renonce à la publication, et dans la foulée, ses parents décédés, elle s’installe sur la rive Rock River, dans une petite maison où elle se retire. De 1957 à 1964, elle travaille la forme des haïkus en créant sa propre forme avec des strophes de 5 vers. Elle gagne sa vie en louant deux maisons dont elle a hérité, mais elle est mal à l’aise avec ce statut de propriétaire. C’est une femme, sinon engagée, du moins avec des convictions : les mouvements de décroissance contemporains ne la renieraient pas !

Avant que ma propre mort soit certifiée
enregistrée, jugée
au jugement dernier

les taxes taxées
je posséderai un livre
de vieux poèmes chinois

et des jumelles
pour scruter les arbres
de la rivière.

Elle rejette la consommation, se sent proche de la self-reliance (Emerson). Elle vivra dans une maison sans eau jusqu’en 1962. Elle écrira à son ami et éditeur, Cid Corman :
« je suis une maîtresse de maisons, au pluriel, j’écris, je lis, je marche, je couds et je chante à tue-tête quand passe un disque folk sur le phonographe »
Elle complète ses revenus en faisant des ménages à l’hôpital d’Atkinson. Et elle écrit. C’est à partir de 1963, date de sa retraite, qu’elle écrira beaucoup, publiera 4 de ses 5 volumes publiés de son vivant (soit 20 ans après sa première publication). Elle bénéficie d’une certaine reconnaissance à la faveur de la redécouverte dans les années 60, des poètes objectivistes. Outre ses Poèmes courts, elle travaillera à explorer d’autres formes, jusqu’à ce fameux long poème autobiographique Louange du lieu, sorte de condensé de sa démarche poétique, recyclant des vers anciens, jouant d’allitérations, et sans jamais quitter le sol.

pour eux deux
et pour lui
   où ils reposent
    En quoi suis-je moins
  dans le noir qu’eux ?


Sophie G. Lucas,
mars 2013

 
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