Ossip Mandelstam : Les Cahiers de Voronej (1935-1937)
traduit du russe par Henri Abril – Editions Circée - 1999.
Ossip Mandelstam est assigné à résidence
à Voronej de juin 1934 à mai 1937. Il y écrit ces
Cahiers, précaires, ultimes. Il sera ensuite déporté
au goulag où il mourra en 1938.
Ossip est une bouche inutile, ironique, insoumise. Il
a défié Staline, dans ses poèmes au «
montagnard du Kremlin ». Il le défie de sa langue
même, personnelle, singulière, il affirme le je et le tu
du poète. Sa langue avance, se densifie, tandis que meurt la
révolution. Les mots sont des boules d’argile, des fragments
antiques, des voix vives et familières, des réminiscences,
des bouts de contes et des intonations-comptines, des souffles de fer,
des objets durs, ils se déploient et se chromosoment en leur
faim. Chaque poème est présenté en russe et dans
sa traduction. Ossip Mandelstam joue des consonances, des paranomases,
souvent intraduisibles, on peut se référer au texte russe
(et aux notes). Il dit l’exil, l’amour, la plaine infinie,
sa terre noire, la guerre, le peuple, la nostalgie-Toscane, l’étau
qui se resserre, le silence qui se fait autour de lui et ceux qui s’éloignent,
l’espoir quand même de vivre, la vie « non pas
au ciel mais ici sur terre ».
« Tu n’es pas mort encore. Tu
n’es pas seul encore.
Tant que pour toi et ton amie mendiante
La majesté des plaines est comme un réconfort
Et la brume, et le froid, et les tourmentes. »
Son lyrisme distancie, pas d’effusion, mais une matière
polysémique, prégnante, qu’il empoigne. Exigence
: il faut pour le lecteur travailler cette lecture, comme le voudra
plus tard explicitement Celan. Lire les notes qui donnent l’éclairage
contextuel de chaque poème. Dire à voix haute, faire vibrer,
les jointures, le rythme repris, concret, palper les significations-tiroirs,
les rugosités, la densité. Superbe travail de traduction/recréation
d’Henri Abril, qui a matérialisé cette puissance
et cette richesse.
« Ou suis-je ? Qui dira ce que j’ai
?
Nue la steppe où l’hiver se sauve…
C’est la marâtre de Koltsov…
Non, la patrie du chardonneret !
Et rien qu’une ville muette
Que passe en revue le verglas,
Une bouilloire toujours prête,
La nuit, à causer avec soi,
Dans l’épaisseur de l’air des steppes,
Le halètement croisé des trains,
Et leurs sifflets qui se répètent
Aussi traînant que l’ukrainien… »
Dominique Tissot