Au bord du vide
Avec Panik, recueil qui vient
de paraître aux éditions Le Chat qui tousse, Sophie G lucas
semble suivre la voie tracée par ses précédents
livres. En effet, il s’agit à nouveau de textes courts
en prose, sans majuscules ni ponctuation.
Si l’évocation du quotidien dans sa banalité y est
préférée pour couper court à tout lyrisme,
la narration n’est cependant pas absente. D’un texte à
l’autre on retrouve des êtres soumis à la violence
et à l’usure du travail « aller se miner le corps
à l’usine des fois des gens se tuent », «
elle (…) n’entend pas pleuvoir les commandes des clients
dans son dos (…) des oiseaux tard bien trop tard pour les suivre
» ; une enfant qui se terre sous les draps tandis qu’à
côté on pleure un mort ; une femme figée dans l’attente
de l’amour maternel qui ne viendra pas ; et, de façon récurrente,
le vertige, la tentation du suicide : « elle avançait
bleue la rivière et les cailloux battant sa nuque (…) elle
priait bleue qu’on ne la retrouve pas ». Sophie G Lucas
sait mettre à jour ces drames qui se font en silence, passant
par les détails les plus concrets, un seul adjectif changeant
le ton d’un texte, tel ce « lait tourné aux coins
des lèvres ».
La violence n’est jamais évoquée directement, elle
surgit au détour d’une scène. La parole est saisie
dans une tension de lutte et de résistance. Il s’agit de
se libérer « de nos propriétaires les pères
et les mères allons à la chasse enfumer les terriers faire
déguerpir les nuisibles à l’occasion tirer un ou
deux coups de fusil ». Ce ton guerrier est faussement victorieux.
En réalité, on ne sait qui remporte l’ultime victoire,
mais le lecteur est clairement invité à se ranger aux
côtés du narrateur, du côté du « on
» victime des « ils » : « on rentre la tête
les mains les pieds on résiste on ne voit pas où ils veulent
en venir (…) toujours on se tait ». La fin de ce poème
est équivoque : « qu’ils ne nous voient pas vivre
surtout qu’ils nous oublient », car si l’indifférence
peut tuer, elle peut aussi permettre la fuite… Mais les souvenirs
sont cette « vie seconde » dont on ne se débarrasse
jamais vraiment. Et l’angoisse peut resurgir à tout moment
« à son retour le silence de la maison de ses voisins
(…) la vie seconde adossée là et c’est la
panique presque ».
Ce « presque » sur lequel se clôt le recueil renvoie
à la très belle citation de Jacques Réda mise en
exergue du livre « Comment j’avance maintenant, c’est
par une succession de mille petites morts de justesse évitées.
» Et en effet, tout au long de la lecture de ce livre, on
ne peut se départir de l’impression de lire la parole d’une
rescapée qui, ayant vécu dans la proximité de la
mort sans y être engloutie, a su faire naître une parole
au bord du vide où d’autres peuvent prendre place. Cette
parole nue, sans concession, pourra aussi déranger tant elle
est centrée sur la douleur et sa traversée, mais c’est
qu’elle n’a pas de temps à perdre ailleurs, sa vérité
est là, c’est là qu’elle prend sa source,
de là qu’elle peut irradier. Et nous rejoindre.
Par Sabine Chagnaud