TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Introduction à l'Anthologie pas d'ici, pas d'ailleurs

 

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L’anthologie pas d’ici, pas d’ailleurs capte le pouls poétique des femmes poètes réparties sur les vastes territoires de la francophonie, à l'aube du troisième millénaire, autour d'une thématique universelle et résolument moderne, portant l’empreinte de J. Kristeva : l’identité et l’altérité dans les pas qui nous mènent ici et ailleurs.

Si notre désir était bien d’ouvrir, grâce à cette anthologie, un nouvel espace poétique à toutes ces voix féminines francophones, qui, tout aussi reconnues soient-elles, nous semblent toujours menacées de s’effacer derrière celles, plus dominantes sur le terrain de la poésie, de leurs homologues masculins – nous reviendrons plus loin sur ce point –, il ne s’agissait pas pour autant de confiner ces voix aux seules frontières de l’« identité féminine ». Nous avons voulu, au contraire, déplacer et repousser ces frontières en faisant le choix de cette thématique contemporaine universelle qu’est le nomadisme géographique et identitaire, vaste champ de réflexion et de création, situé au centre des préoccupations des citoyens du monde que nous sommes devenus. Les 222 textes inédits que rassemble cet ouvrage permettent autant d’entrées dans ce champ, dans un cheminement poétique investi des questions de la demeure et du voyage, de l’exil, du familier et de l’étranger, du dedans et du dehors, des ballotements d’un enfant d’une culture à l’autre, des identifications multiples et des remises en cause de soi, etc., entrant ainsi en résonance avec tout un pan de la littérature du présent. Ces textes, qui sont l’œuvre de 156 femmes poètes qui écrivent (entre autre) en français – de France et d’ailleurs – font également de cette anthologie un lieu d’exploration de la langue, dans ses différentes formes et variantes.
On l’aura compris, proposer aux auteures le thème du nomadisme consistait à leur laisser la possibilité de défricher le vaste questionnement identitaire en y vaquant librement d’un pôle à l’autre, à leur offrir un lieu d’expression poétique le moins réducteur possible, à permettre à chaque voix de trouver sa place dans cet ensemble qui finit par tisser le fil d’une exploration poétique et d’une (dé)construction de la notion d’identité – dans ses diverses composantes, et pas seulement « féminine » – et de ses vacillements, en ce début du XXIème siècle.

Nous avions placé en exergue de notre appel à textes les mots suivants, de J. Kristeva : « Le “Je est un autre” de Rimbaud n'était pas seulement l'aveu du fantôme psychotique qui hante la poésie. Le mot annonçait l'exil, la possibilité ou la nécessité d'être étranger et de vivre à l'étranger, préfigurant ainsi l'art de vivre d'une ère moderne, le cosmopolitisme des écorchés. L'aliénation à moi-même, pour douloureuse qu'elle soit, me procure cette distance exquise où s'amorce aussi bien le plaisir pervers que ma possibilité d'imaginer et de penser, l'impulsion de ma culture ». Cette amorce nous semblait bien annoncer notre projet, lançant à la fois le thème du nomadisme et de la création dans la « distance exquise », dans la volonté aussi de s’y reconnaître « autre ». Comme l’a écrit Henri Michaux, « il n'est pas un moi. Il n'est pas dix moi. Il n'est pas de moi. MOI n'est qu'une position d'équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes) ».
L’ensemble des textes proposés ici permet, nous semble-t-il, de mettre à jour ces tensions entre les questionnements identitaires et leur remise en cause contemporaine, entre la construction d’une subjectivité et des identifications multiples, entre le soi et l’autre, et de voir combien les auteures ont pu s’en emparer pour faire entendre leurs voix dans l’espace libre, in fine, du poème et de la création, dans ce « mouvement de foule » (H. Michaux).
Certaines poètes ont choisi de mettre en avant leur ancrage linguistique ou culturel, d’autres non ; certaines ont traité de tel ou tel aspect de leur « identité », pour s’en jouer, s’en revêtir ou s’en départir, quand d’autres ont tenté de défaire cette notion ; toutes ont surtout donné à lire et à entendre des textes qui, s’ils revendiquent finalement une appartenance, est bien l’appartenance à la poésie contemporaine d’expression française, une poésie qui peut être « déconcertante » et sans concession, et qui elle aussi s’attache à déconstruire les formes, dans la « distance exquise » de son héritage. Les formes plurielles cohabitant au sein de ce recueil témoignent de la distance prise avec l’ici et le maintenant, le là-bas et l’alors, et expriment un certain étoilement du moi qui éventuellement relèverait d’une subjectivité universelle, ou universellement féminine.

Certains auraient peut-être aimé qu’une anthologie francophone mette plus en avant l'origine culturelle des poètes, en les regroupant par pays ou par continent. Il s’agit d’un choix que nous n’avons délibérément pas fait, qu’il nous aurait été difficile de faire puisque nous voulions au contraire interroger, voire déplacer les repères identitaires habituels, tout en permettant la création d’une géographie imaginaire qui soit sans frontières. Aussi la thématique que nous avons choisie démarque-t-elle notre anthologie poétique de celles, publiées durant cette dernière décennie, dont le souci a pu être de mettre à l’avant des identifications culturelles : nous avons opté ici pour la culture-monde, à l’opposé des cultures du monde.
Nous avons respecté le choix de certaines poètes qui, sans dire qu’elles viennent de nulle part, puisqu’elles trempent forcément leur plume quelque part, n’ont pas nécessairement ancré leur écriture dans un lieu précis. Nous avons réuni les poèmes d’auteures qui se sont reconnues dans notre appel à textes et dans la « revendication » (peut-être bien) au droit à une identité (poétique) ne découlant pas forcément de traits ethnoculturels spécifiques : des femmes qui écrivent et parviennent à écrire sans avoir toujours besoin de faire appel à un héritage culturel (parfois lourd et entravant), des femmes apparemment sans amarres (sans entraves) et pourtant qui écrivent, et superbement bien, et sur ce qu’elles sont, dans la distance d’avec cet héritage, ou, peut-être contre lui et malgré lui. Si tant de poètes ont répondu à cet appel, c'est qu'il leur a parlé, c'est qu'il est fondé, légitime, qu’il a peut-être même été secrètement attendu.

Plus de centre, ni de marge, un étoilement donc, qui pourrait déstabiliser ceux qui affectionnent les repères, si ce n’était que l’écriture poétique reste, comme il se doit, le pôle d’appartenance et de ralliement prévalent, comme nous l’avons dit plus haut. « Écrire, c’est ébranler le monde », disait Barthes. Nos poètes sont modernes, parfois écorchées, cosmopolites, étrangères à elles-mêmes aussi, mais pas à leur propre écriture, qui peut jaillir de l’aliénation. Les pas semés mènent à l’écriture et celle-ci se présente comme étant résolument polymorphe, reflétant bien la déconstruction annoncée par le thème.
L’introduction de Charles Dobzynski à son Anthologie de la poésie yiddish commence par ces mots: « Je viens d’un océan qui n’a pas de limites ». Tout comme les eaux de cet océan infini, pas d’ici, pas d’ailleurs ne se limite nullement à un seul courant d’écriture ni à ceux qui peuvent être en vogue ou en vigueur : les poèmes inédits inspirés de la thématique explorent et expriment dans une grande diversité de registres et d'écritures l'expérience nomadique dans ses voies multiples, parfois de façon directe, d’autres fois de façon décalée (perçus dans la distance de soi au lieu, au temps, à l'autre, etc.). En effet, au sein de notre anthologie se déploie un éventail de courants d’écriture poétique : les unes, héritières de la poétique de Mallarmé, bannissant la narration ; les autres rejetant tout lyrisme ; des écritures oulipiennes, des écritures verlainiennes et lyriques, des écritures à la langue crue, des écritures engagées ; mais aussi des écritures hybrides, que leur profonde originalité rend inclassables. La langue se révèle joueuse, ne se laissant pas cerner : tour à tour sage, métaphorique, provocante, caressante, torturée, ponctuée, débridée, structurée, désossée... Cri et silence sur la même page. Une langue qui parle à la fois d’universalisation et d’affirmation de l’expérience féminine, sans s’appuyer sur les marques énonciatives qui caractérisent les genres, une langue libérée, et qui libère. Barthes n’avait-il pas dit que « la littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer » ? L’anthologie pas d’ici, pas d’ailleurs donne certainement à respirer, en dehors des carcans, et, à travers la diversité formelle qu’elle offre, mène aussi loin que l’écriture peut mener.

Les textes que nous avons retenus se situent entre poésie et prose, mémoire et observation. Ils présentent une subjectivité qui n’est pas forcément ancrée dans la présence ou l’absence, l’ici et le là-bas. L’intime et l’universel sont portés par l’écriture et la langue est bien, au final, ce qui compte, puisque, même si l’anthologie pas d’ici, pas d’ailleurs a fait le choix de laisser la place aux poètes femmes, elle reste avant tout une affaire de poésie.

L’idée de pas d’ici, pas d’ailleurs m’est venue une nuit d’hiver canadien, à Ottawa, les pieds foulant la neige. Je revenais de la soirée de lancement de l’anthologie de poésie féminine contemporaine de langue anglaise, Not A Muse (Haven Books, 2009), anthologie bâtie autour du thème « the inner lives of women », les vies intérieures des femmes. Une belle performance que cette anthologie qui présente le travail de 97 poètes anglophones du monde entier. Pourtant, tout en marchant, je réfléchissais à la place qu'occupent généralement les femmes dans les anthologies de poésie dites contemporaines : sans citer d’exemples, je dirai que leur étoile y brille faiblement, soit par leur absence flagrante, soit par une faible représentation, étant ainsi « délaissées ». De plus, d'une anthologie à l'autre, certains noms ne réapparaissent pas, ou bien ne sont retenus que les textes de poètes de grande renommée, ou encore, ne sont souvent présentes que les poètes ayant déjà quitté ce monde. De quoi rendre perplexe et donner le désir de changer les choses. Dans cette neige vierge tout restait encore à écrire.
Dans « The Doorway of the World, Women in Contemporary French-Language Poetry » (Beyond French Feminisms, 2003), Marie Etienne elle-même souligne que la place de la femme dans la poésie française contemporaine n’est peut-être pas encore assurée, quoi que puissent en dire certains. Elle y écrit également que les femmes sont modernes sans avoir besoin de le dire, parce qu’elles sont à la fois intemporelles (« timeless ») et inscrites dans leur temps ; elles ne disent pas « être Hugo ou rien », mais « soyez vous-même, soyez différente », ce qui ne veut pas dire que les femmes s’expriment différemment des hommes. Marie Etienne a suggéré que les femmes avaient leur part de responsabilité dans leur effacement. Leur manque de combativité – leur réticence à se battre – les aurait maintenues à l'arrière-plan. Et elle les encourage à sortir de chez elles. Elle termine enfin son chapitre en fournissant une liste des noms de poètes femmes dont elle sait qu’elles ont été publiées en France, tout en précisant aussi qu’il n’existe aucun ouvrage en France qui donne une liste des poètes francophones, pourtant nombreuses.

C’est donc vers toutes ces femmes poètes qui écrivent en français de par le monde, que nous-mêmes, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire et moi, poètes, enseignantes, auteures, et œuvrant depuis des pays différents pour les littératures d’expression française, nous avons voulu nous tourner. Aux côtés des poètes de renom, nous avons aussi voulu faire entendre des voix émergentes, ou pas encore assez lues, qui nous semblaient mériter une audience plus large, même si toutes les poètes présentes dans cet ouvrage ont publié au moins un recueil ou publient régulièrement dans des revues littéraires, en France comme en dehors de l’Hexagone.

Pour accompagner les pas des lecteurs, les poèmes sont coordonnés au sein de sept parties : sous les cieux de l’errance, dans les flots du temps, au royaume des ombres, sur l’île de la nitescence, dans les contrées de l’intime, vers les caps de l’imaginaire, sous une voûte de voix et d’encre. Ces parties tentent de reconstituer une carte du nomadisme et des pérégrinations poétiques telles qu’elles ont pu se dessiner au fil de la lecture de ces textes. « L’axe du lieu est la recherche continuelle » (Andrée Lacelle), et les poètes sont à l’affût d’espaces où s’écrirait leur subjectivité mouvante et émouvante.

Léopold Sédar Senghor disait de la francophonie qu’elle est « une communauté spirituelle : une noosphère autour de la terre ». pas d’ici, pas d’ailleurs a eu pour ambition de réunir, en une constellation de voix et d’encre, des éclats de poésie qui, nous l’espérons, permettront aux femmes poètes francophones du monde entier de tisser des liens supplémentaires entre elles et avec leurs lecteurs. Ces éclats poétiques reflèteront cette communauté spirituelle qu’est la francophonie, tout en dévoilant par ailleurs bien d’autres des facettes qui composent les multiples sensibilités de ces femmes poètes d’aujourd’hui. Nous espérons que le lecteur pourra y faire son propre chemin et se laisser guider avant tout par la poésie.

Là était bien le but de cette anthologie-ci, réalisée entre Israël, le Canada, la Turquie et la Corse, un travail d’amitié transcontinentale entre poètes et amoureuses de la langue française.

Pour clôre cette introduction, j’aimerais remercier notre éditeur d’avoir bien voulu porter et promouvoir, à nos côtés, toutes ces voix féminines de la poésie francophone actuelle. Je remercie également mes collaboratrices en poésie d’avoir cru en moi et comme moi à ce projet d’envergure, un projet de haute voltige, certes un peu fou, mais sans folie, aucun risque ne serait jamais pris, et sans risque, il n’y a pas de vie, ni d’amitié, ni de création. Sans Andrée Lacelle, qui la première m’a suivie, je n’aurais peut-être pas aussi bien saisi l’importance de défendre la poésie d’expression française, « la parole de l’âme de la francophonie », comme elle le dit si bien. Sans Angèle Paoli et son extraordinaire curiosité – Angèle, dont l’incomparable revue de poésie, de critique et de littérature Terres de Femmes livre quotidiennement les perles de la poésie contemporaine – ce travail n’aurait pas atteint le niveau qu’il possède. Finalement, sans la profonde et durable amitié d’Aurélie Tourniaire, sans sa rigueur quasi-scientifique et son inlassable dévouement à ce projet, l’anthologie poétique pas d’ici, pas d’ailleurs n’aurait jamais vu le jour.
Sabine Huynh


Ce texte constitue l’introduction à l’anthologie poétique pas d’ici, pas d’ailleurs, de Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire (éditions Voix d’encre, 2012).

Sabine Huynh

 
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