TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Casimir PRAT « Tout est cendre » (le dé bleu, 1995)


Casimir Prat est un auteur discret, très discret. Rare.
J'avais mis son nom dans le carnet « à lire », suite à un article dans la revue Décharge (n°127, septembre 2005). Et puis voilà, le temps a passé, je n'ai plus croisé son nom ou si peu. Un séjour au printemps dernier en Ariège m'a fait recroiser la route de ce poète, au hasard d'un passage chez un bouquiniste sympathique à Foix. Sur une étagère, pléthore de livres du Dé Bleu, vendus d'occasion. Me saisis (entre autres) de Tout est cendre de Casimir Prat et souris de ce garnement de destin : je passe mon séjour dans un village d'une trentaine d'âmes appelé.. Prat. Et il n'y avait pas lieu plus idéal pour découvrir cette poésie : le poète vit à quelques encablures de là, à Toulouse. Sus aux clins d'oeil et autres z'hasards : venons-en à la moelle, la poésie!
Or donc, « Tout est cendre ».

Cendre. Tout est
cendre. Les jours qui se ressemblent et les
réflexions (à chaque fois nouvelles) qu'ils
nous inspirent.
Et les jours où l'on soufflait sur ses doigts gelés
en attendant l'autobus.
Cendre, l'attente
(en hiver, la nuit arrive si vite!)

Un livre de poésie d'une extrême sensibilité préfacé par Guy Goffette qui souligne un « regard mélancolique, désenchanté ». Les titres choisis pour les huit groupes de textes en disent assez long : « Jusqu'à hier », « Regarder en arrière », « Celui qui s'en va », « Ce qui est fini », « Tout est cendre »... Mais ce n'est jamais désespéré. C'est un poète qui regarde le monde, le petit monde qui l'entoure, avec justesse. Et ce petit monde est aussi le nôtre.

Celui qui s'en va
laisse toujours quelque chose :
des lunettes, un stylo,
un peigne noir sur le rebord du lavabo -
ou ce vieux poste de radio
qui grésillera encore quelque temps,
posé par terre au coin de la chambre vide,
jusqu'à ce que quelqu'un, montant à l'étage,
s'en aperçoive et,
après l'avoir débranché, le descende avec pré-
caution dans la maison,
(et mesure, à cet instant,
en le transportant jusqu'à la remise,
tout le poids exact – inavouable-
de l'absence).

Celui qui s'en va
ne donnera plus, après son départ, de nouvelles;
ce qui est juste et ne doit pas nous étonner
? il est loin, il est là-bas : quelque chose
d'indéfini,
autre chose,
quelqu'un de différent -
comme le vase que l'on déplace au matin
d'une extrémité à l'autre de la table
(et toute la pièce elle-même s'en trouve inversé).

Tous ses textes tendent à suspendre le temps, la grande affaire de Casimir Prat, semble-t-il. Le temps qui passe, la mort, l'attente.

Leurs chaussettes, leurs chemises,
immobiles sur le fil à linge
(depuis un mois, je n'ai pas songé à les
décrocher).
Ce n'est pas l'idée de la mort qui m'empêche
de dormir.
Quelqu'un est déjà mort – tous sont morts,
tu l'avais deviné, non?
Non, ce linge qui pend dehors
? que je n'arrive pas à fixer, que j'évite
toujours de regarder.
Quand une nouvelle hirondelle est venue
se poser sur le fil, avec le soleil couchant,
(et tous ces lointains, maintenant acceptés).

Et dans cette attente, l'attention aux gestes, leurs répétitions, aux objets quelconques. Ces tirets, ces parenthèses, sont là encore pour souligner cette sorte de suspension du temps.

Ainsi, peu à peu, nous faut-il toujours laisser
quelque chose
et parler avec précaution d'hier (de ce que nous
avions abandonné dans notre sommeil) :
parfum d'herbes brûlées derrière les persiennes;
lumière aride des lampes
avec la fumée des cigarettes qui vient les
envelopper;
la paire de lunettes restée, droite, sur un livre
ouvert, continuant seule la lecture
(cherchant toujours l'explication).

(..)
Mais pourquoi donc regarder en arrière,
comme derrière la pitié
et la désolation des soirs
? mais pourquoi faut-il que le soir vienne
encore
(...)

La langue est simple, rase, proche de la prose, sans céder à la facilité. Dans le Décharge n°127, il s'en expliquait, lui, dont les parents espagnols se sont réfugiés en France pour fuir le franquisme : « Besoin furieux de s'intégrer » et pour lui, cela passe par « la possession de la langue française ». Ajoutant plus loin « (..) ma situation fait que je suis très sensible, dès que je lis quelque chose, à tout ce qui est factice dans une écriture, parce que je viens d'ailleurs, du dehors, parce que j'ai gagné cette langue mot à mot, lettre à lettre (..). Ceci pour dire que j'entends les mots, les phrases, que je les vois comme des objets, des « réalités rugueuses » (..) ».
Après Tout est cendre , son prix, sa reconnaissance, Casimir Prat a traversé une crise qui l'a éloigné du « monde » de la poésie (salons, revues..). Il a mis dix ans « à relire, retoucher, amender » des textes finalement parus à l'Arpenteur (Sait-on jamais, 2005), grâce aux encouragements de Pierre Autin-Grenier, qui, comme Francis Ponge à ses débuts (et qui préfaça sa première plaquette), reconnut en lui un poète à ne pas laisser passer. Mû par un « engagement poétique et politique », Casimir Prat anime des ateliers d'écriture poétique à Toulouse, mais n'en vit pas. Il est vendeur au rayon librairie de la FNAC et, on l'espère, écrit toujours.

A l'entrée de l'hiver,
aux heures plus longues et incertaines,
on se demande pourquoi
telle chose n'est pas arrivée,
qu'est-il advenu de celui-là
? que nous appelions Frère jusqu'à hier.
Sous la pluie les roses trémières baissent la tête
comme si elles voulaient s'excuser;
et puis c'est un frémissement de joie brève
qui viendra se glisser sous la robe des dernières
feuilles
et qu'on laissera dehors, avec tout le reste,
en fermant la porte.


Bibliographie :
La lampe et le ravin, Le Dé Bleu, 1984
Au-dessus, Le Pré de l'Age, 1987
Elles habitent le soir, L'Arbre, 1988 (Prix Antonin-Artaud, 1989)
Aujourd'hui encore, Rougerie, 1988
Trois scènes, L'Impatiente, 1989
Au moment de partir, L'Arbre, 1993
Le figuier précédé de L'horizon, Rougerie, 1993
S'éloigner de la flamme, suivi de A la même heure, L'Arrière-Pays, 1993
Navires dans la brume, Clapas, 1994
Tout est cendre, Le Dé Bleu, 1995 (Prix Max-Pol Fouchet 1995)
Vers la nuit, L'Arrière-Pays, 1996
De temps en temps, Rougerie, 1998
Sait-on jamais, L'Arpenteur, 2005

août 2009, sophie g. lucas


 
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