Nom
de deux! La poésie de Valérie Rouzeau, encore une fois,
touchée par la grâce. Tout ce qu'elle touche, tout ce qu'elle
regarde, se transforme en poésie.
Quand je me deux : où l'on se souvient que l'on avait
croisé cet étrange verbe dans l'ouverture du précédent
opus de la poète (le très beau Apothicaria chez Wigwam)
disant Je me redeux. « Je me deux » ainsi issu
de « Je me dueulx » qui signifie je souffre, je
me plains, mais que l'on peut entendre autrement : se couper en deux
sous la douleur justement, ou devenir deux par amour. On entend ce que
l'on veut bien entendre.
Cet ouvrage (l'environ douzième en vingt ans de publication (déjà!))
a ceci de différent des précédents qu'il livre
des poèmes plus longs (Trr..., Loco Giorno, Je ne me tiens
pas à carreaux, Objection : a love pome pour
2 voix), des petits ensembles (Eden, deux, trois émoi,
Mes mots des autres, Gue Digue Don). Et dans cet espace plus large,
la voix de Valérie Rouzeau ne s'en retrouve pas essoufflée.
Bien au contraire.
On retrouve cette facilité à faire rebondir les mots,
les sons entre eux. Des mots qui se parlent, qui se répondent.
Elle leur fait dire, aux mots, deux fois plutôt qu'une.
Nous nous rendons à pinces dessous le fil
à linge où ma / jupe frissonna il était une fois
(p.7)
La lettre du père fouettard confettis qu'on
fit tard
Torchons serviettes coulants les noeuds
(p.36)
Une file indienne d'Ivoiriens traverse avec chacun
sur la / tête un colis
(Un colis beau colis brocoli)
(p.9)
Du jeu dans les mots pour jouer de sa fausse légèreté,
même si on pioche ici ou là quelques textes drôlatiques
comme ce Loco Giorno (rail mouvi), ou bien Objection : a love pome
pour 2 voix (poème interminable) soitl'impossible amour
entre l'amant, vieillissant, revenu de tout, et l'amoureuse clownesque,
tous deux dialoguant :
« Vieil amant mal aux dents mal au dos pas
cadeau déglingue / sûre si ça dure rends-toi compte
: no future
Quel présent quel dingue don maintenant profitons!
(..)
Mais tu n'es pas un rêve si l'amour s'invente
bel
L'amour s'évente et bien, entends ce que
je dis, je désire hiver / calme pas retraite aux flambeaux lune
de miel sur les flots et / gondoles à Venise je veux finir en
paix
Accorde-nous une chance vivons au jour le jour notre
/ histoire à la joie
Le ménage la routine casseroles et serpillières
balais torchons / serviettes éponges plonges piles d'assiettes
nous auront à / l'usure »
Car l'amour de Quand je me deux est pas fastoche
toujours, souvent, un peu beaucoup. Quant à l'amitié,
elle est toujours extrêmement présente chez Valérie
Rouzeau. Il y a ces petites dédicaces, ces clins d'oeil, ces
hommages. On pense aux copains poètes dans ce poème
monté de toutes pièces sur les grands chevaux des autres
(p. 30) où l'on reconnaît Christophe Lamiot, Ariane Dreyfus,
Jean-Pascal Dubost, Eric Sautou ou encore Olivier Bourdelier. L'amitié,
toujours, avec ce très beau texte (p.39) :
Notre amitié même sous la pluie battante
tu marches / encore / Tu ne connais pas jamais / Tu ne sais pas toujours
/ Tu ne pleures pas tu as une poussière dans l'oeil
(..)
Notre amitié tu as une grenouille invisible sur la tête
/ Tu ne fais pas ton âge / Tu arrives un chien mouillé
dans les bras un chat rayé dans / la gorge / Ta plus longue écharpe
traverse l'hiver avec la gelée royale / mais les abeilles sont
menacées et les baleines et les ours/ blancs
Valérie Rouzeau aime à retourner sur ses terres d'enfance,
comme si elle avait conservé, intact, ce monde. Et les yeux d'enfant,
et la langue de l'enfance qui vont avec. Elle se saisit du souvenir
d'un torchon aux « deux gros canards et douze oranges »
pour faire le portrait d'une grand-mère disparue. Ou bien
cette estafette peugeot « une île en chantier une baleine
échouée un petit lyré au feu à la neige
une épave jamais », un « cadeau gros ou
tout comme gros comme une maison que nous avait fait notre père
».
Et puis il y a ces poèmes à fleur de peau
où l'on ne trouve pas moyen de faire une pirouette. Vulnérable,
juste vulnérable.
On ne connaît pas le coeur des gens / Il est
tant mal visible que parfois / On cogne dedans / Quelle misère
de prendre le train / Quand au bout il n'y a personne rien
(p.45)
Quand quand va-t-il m'apercevoir je me suis demandé
/ parce que / Tant ses yeux étaient grands et moi tout près
/ A une flaque de la taille d'une soucoupe d'une étoile
(p.56)
Quelque chose est tombé de moi sur le trottoir
/ Va savoir quoi comme lambeau de mémoire / Cheveu ténu
tiré donc quatre épingles / J'ai perdu minimum quatre
épingles
(p.41)
Mes chemins boueux chemins profonds j'y enfonce
un / petit soulier / Et il dure jusqu'au macadam où j'ai maintenant
les deux / pieds / Quelque chose cloche ou boite à vide / Manque
la neige l'élément heureux sans paternel sempi / ternel
(p.47)
Valérie Rouzeau tr...tr.. trafique des poèmes
(« Alors « la trafiquante » mon père me
baptisa » dans « Trr.. », p.13-16) de
bien belle manière. Quand je me deux est le tome 1 d'un dyptique
poétique qui sera publié un peu plus tard. On re-deux-mande.
Sophie G. Lucas (décembre
2009)