TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Quand tout est parti  ~  entretien avec Aurélie Noël /  peintre

Depuis plusieurs années, tu peins des visages, exclusivement des visages. Et ces visages sont anonymes, il ne s'agit pas de portraits. Pourquoi des visages ? Peux-tu me dire quelques mots à ce sujet?


La première chose que je dirais, c'est que ce ne sont pas des visages anonymes. Imaginaires oui. Inconnus non, et sans nom, non plus. Ceci dit je serais bien incapable de les nommer. Je crois que ce sont plus des figures que des visages. Des figures ontologiques.

C'est ça qui m'intéresse, les figures ontologiques. Alors oui, depuis quelques années, elles apparaissent exclusivement à travers des visages (excepté dans mes dessins).

Pourquoi ? Parce ce que ce que reflète le visage humain, pour moi, est complexe au point d'en être amoureuse : le visage exprime la persona, le masque sociétal, culturel, avec ses mimiques, son expression et son regard qu'on essaie de maîtriser, mais au-delà qu'y vois-je ? L'intimité indicible. L’identité, sa perte, sa quête, la faille. Et la force dans la faille. La difficulté du sens de l'être. L'amour et la détresse qui en naissent. Et l'intime intrus, terme que je trouve si juste et si beau. Voilà, je crois que je cherche tout ça, que je veux toucher tout ça, cette flamme de vie fragile.

J'aimerais aussi te demander – parce que tu parles souvent de "mémoire" en évoquant ton travail – s’il n’y a pas quelque part un paradoxe: en effet, de quelle emémoire peut-il s'agir? Tu peins des visages qui n'existent pas, alors comment peuvent-ils peupler ta mémoire?

Ces visages existent. Sous la forme picturale, plastique, et ils sont faits d'eau, de sang, de feu et d'encre. Ils reflètent notre mémoire, celle des êtres humains : biologique, existentielle, ontologique encore une fois. Celle qu’on ignore peut-être, la mémoire de l'humanité. Ce qui n'est plus, et qui pourtant est encore là. Toujours. Qui nous compose tous. Ils sont une trace parmi d'autres, un chant, un cri muet, vivant.
Ils représentent un questionnement pour moi sur ce qu'est l'humain. Et j'essaie d'y donner, peut être, un semblant de réponse parce que j'ai de l'amour pour l'humain.
Enfin, moi je le vis comme ça. Ils vibrent en moi. Mais chacun se l'approprie comme il veut c'est évident.


En fait, ce que je voulais savoir, c’est d’où viennent ces visages. Il était assez bête de dire « qui n’existent pas », puisqu’ils existent, en effet,  sous forme imaginaire, comme tu l’as dit, sous forme d’un peuple d’images qui te visite. Mais avant d’exister dans leur réalité plastique, que sont-ils ? T’apparaissent-ils vraiment sous forme d’images achevées, de visages déjà-là, déjà formés, ou peut-être sont-ils des présences plus  diffuses,  des sortes de tensions ou  d’absences à combler ?

L'absence. Voilà un mot qui est un fil conducteur dans le travail. C'est de l'absence que surgit la forme.  L'Absence est une obsession parce qu'elle est inapprivoisable pour moi. Alors je tourne autour, je joue avec pour la vivre et ne pas disparaître. La mémoire est la seule chose qu'il reste quand tout est parti. C'est le seul fil pour tisser quelque chose de ce qui a été, voir de ce que j'ai cru qu'il a été (après tout, était-ce réel, était-ce vrai ? La seule emprunte qu'il en reste est la forme qu'il y a à l'intérieur, dans le corps et le cœur). C'est ça que je travaille. L'image comme seule alternative à un désastre, un deuil. L'image comme survivance. Le visage comme lieu de l'absence qui nous regarde. « L'humanité étant indiquée par son défaut », si je puis dire.


Revenons à ta technique de travail « encre, eau, feu, sang », puisque tu l’évoques. Peux-tu m’en dire plus ? Le support n’est pas sans importance non plus : tu fais apparaître ces visages sur du papier photo vierge…


La technique est intimement liée à ma démarche. Le feu, le sang, l'eau sont des composants du corps (le feu, puisqu’il est combustion). Ils parlent de vie mais aussi de blessures. Blessures du corps, blessures de l'âme. Il s'agit de faire parler le dedans, puisque ces matériaux sont au dedans, mais transpirent au dehors par la vie du corps, dont ses blessures font partie. Il y a toujours cet aller-retour entre dedans-dehors, vie et douleur, vie et mort. C'est une manière de parler de la fragilité de l'humain. Et de l'ambiguïté. Il en va de même pour le papier photo, qui ne fixe pas ici (alors que c'est traditionnellement son rôle). Il s'abîme, vieillit, l'encre s'altère avec le temps. On peut lire mon travail comme une Vanitas, une nature morte : tout est sur le point de mourir tôt ou tard et pourtant, encore une fois, quelque chose reste. Cette trace humaine est précieuse, comme lorsque l'on découvre un objet archéologique qui nous permet de recréer l'histoire de l'homme. Il s'agit un peu de la même chose. Donner du sens, de l'espace, du temps, de l'humanité à l'humanité. Donner une identité à ce qui a été défiguré.


Tu me coupes l’herbe sous le pied! Ma prochaine question concernait cet aspect de ton travail qui m’intéresse particulièrement : tes peintures vieillissent, exactement comme on se voit vieillir dans le miroir. Récemment, chez un ami, j’ai eu l’occasion de revoir l’un de tes petits visages. Je l’avais vu pour la dernière fois l’an dernier et j’ai remarqué qu’il avait pris des tâches foncées, qu’à certains endroits il s’était éclairci de manière flagrante. Comme s’il s’était un peu refermé aussi, rabougri.

Tes visages ne sont donc pas hors du temps. Ils subissent encore. Ton art n’est pas d’arracher quelque chose au temps ou bien de le « fixer », mais peut-être plus  une manière de lui refaire de la place pour passer. Puisque tu emploies ce mot, ce premier mot des paroles de l’Ecclésiaste («Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ») me revient ce bout qui suit d’assez près : « rien de stable sous le soleil. ». C’est vraiment ça chez toi!

 Mais autre chose reste très intriguant pour moi et me pose question… parfois, tu utilise ton propre sang pour peindre tes visages. On n’est plus du côté de la représentation où du rouge = du sang. Tu ne racontes pas le sang dans tes visages, mais tu saignes, j’irai presque jusqu’à dire que tu te saignes pour les peindre. Peut-on dire ça ?

Ce n’est pas un geste anodin. Qu’est ce que cela signifie pour toi ?


D’abord, je dirais que ces visages vivent, plus qu’ils ne subissent. Enfin, c'est subjectif. C'est comme ça que je le vois. Dans ce travail-là, non, il ne s'agit pas de fixer le temps mais de toujours trouver le fond de ce qu'il y a à dire : le vivant se faisant avec l'altération, celle qui ne m'appartient plus, celle que je ne maîtrise plus, car ma peinture est alors terminée et est livrée à elle même. Mais on peut aussi y voir la trace de la putréfaction comme seul mouvement du temps mis en scène. Ma recherche sur l'empreinte et la mémoire est aussi un travail de deuil. C’est pour cette raison que le travail du temps y est nécessaire. C’est un travail de gestation aussi. Je le vis beaucoup comme ça.  Et pour te répondre, effectivement, rien de stable sous le soleil. Tout se transforme. La mémoire est un matériau comme un autre pour créer, le temps aussi, le sang aussi.

Pour parler de la valeur du sang, il faut savoir que le rouge est ma couleur préférée et le rouge sang est pour moi le rouge du désir, le rouge d’Eros, de la pulsion de vie. Mais il y a plusieurs autres éléments spécifiques du sang qui sont très importants pour moi :

D'abord, c’est un matériau vivant. Il chemine, il a sa propre transformation, sa propre évolution.  De plus c'est un élément organique, un élément qui nous compose : animal et humain. Il fait partie de notre mémoire biologique. C'est un élément interne, un élément de notre environnement intérieur. On ne le voit que lorsque l'on se blesse.  J'utilise surtout du sang animal mort : la mort dans la création d'une peinture. La présence de la mort à travers le sang d'un animal mort. Grâce au fait de sa mort, quelque chose naît. C'est de ce lien : mort-vie et vie-mort-vie que le cycle du vivant existe. Il est important pour moi d'arriver à donner à la mort, à la disparition, sa place de "berceau de la vie". De plus c'est le sang d'un animal : il s'agit d'animalité, c'est important l'animalité, c'est cru, c'est brut et c'est familier.

Mais le sang parle aussi de la fragilité du vivant quand il y a blessure, souillure, et que le corps peut alors disparaître, mourir.

Ce travail est aussi celui du deuil, je le disais, travail  auquel est confrontée l'humanité. Mais nous vivons actuellement dans un déni de la mort et de la blessure, en tout cas dans nos sociétés capitalistes. Je ne suis pas du tout d'accord avec ce fonctionnement-là. La mort a sa place qu’on le veuille ou non,  et elle a la fonction de faire renaître, sans vouloir paraître chrétienne. Mes paroles ne sont pas religieuses au sens qu'elles n'appartiennent pas au discours d'une église. Mais entendons plutôt religion en son sens originel " religare" qui veut dire relier, lier. Car c'est de cela dont je parle dans mon travail : du lien entre vie et mort, sans cesse entremêlées. Et avec toute l'ambiguïté et la difficulté que ça représente.

Et comme tu l'exprimes justement par ce mot,  passage, il y a passage d'un état à un autre, d'un temps à un autre, d'un lieu à un autre. Mouvement, glissement perpétuel.

Mais j'utilise également mon sang. Autre empreinte, autre mémoire biologique : être humain, femme, vivante, culture française, tel vécu, etc.  Mais je ne me saigne pas, je donne juste de moi-même, je fais avec moi-même. L'art c'est donner de soi, c'est parler à partir de soi, physiquement, émotionnellement, intellectuellement…

Le sang est un lieu intime.


Aurélie, pour clore cet échange, y a-t-il  quelque chose que tu voudrais ajouter. Peut-être ouvrir une piste que je n’ai pas su trouver…

Je dirais simplement qu’il est possible d’aller visiter mon site pour tout ce que nous n’avons pas eu le temps d’aborder ensemble.

A.N / A.D, mai 2008

Aurélie Noël est née en 1975. Elle vit à Lyon.

http://www.artmajeur.com/?go=user_pages/display_all&login=aurelienoel

(Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde)

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