TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Paysages
Savoir une chose comme l'ayant vue
Exposition Nicole Bergé
Juin 2012
La Courroie, Entraygues

 

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Je suis partie à Entraygues rencontrer Nicole Bergé, une artiste qui a travaillé à collecter les débris de toute sorte sur l’emplacement du camp de réfugiés de Rivesaltes (1) et voir son exposition dans une ancienne usine de courroies. Ne se servir et ne montrer que de ce qui a été récolté sur le camp lui a paru une manière honnête de rendre compte de ce qui a été, de ce qui est et adviendra du camp. Le titre (2) de son exposition donne à penser que le regard sera privilégié. La première image sera donc celle du camp vu d’avion sur laquelle figurent des boucles de ceinturon qui matérialisent les emplacements des différents baraquements.

Nicole Bergé est une artiste opiniâtre et déterminée. Elle poursuit une recherche passionnée des traces laissées par les humains. D’ordinaire on apprend à reconnaître les traces (ou laisses) des animaux en forêt. Elle, ce qui la point, l’arrête, ce sont les traces des humains, tels ces bâtons de sucette recensés dans une cour de collège en grand nombre. Pour elle, toute trace a son sens. Ces boucles de ceinturon trouvées sur le site sont devenus des baraques et c’est une manière à la fois juste et singulière de donner à voir ce qu’a été le camp et ce qu’il en reste aujourd’hui.

Ainsi de ce sac à main ramassé à Rivesaltes dont il ne restait que le fermoir rouillé et dont elle dit combien cet objet l’a touchée.
Il me semble que je n’ai jamais eu de sac à main. Pourtant, comme elle, je reconnais à cet objet une nature féminine et émouvante. Quelle femme, internée au camp, l’a tenu à la main, y a mis ses affaires, l’a perdu ?

En entrant dans la salle où sont exposées les installations d’objets recueillis par N .B., on comprend tout de suite que ce ne sera pas un inventaire d’historien, mais le travail d’un regard sur ce camp de Rivesaltes, immense et aux usages coercitifs multiples, un regard d’art-chéologiste qui a su non seulement voir, mais s’approcher très près jusqu’à fouiller la terre et en ramener assez pour y installer par exemple des culs de bouteille tranchants comme la mémoire. Ces débris évoquent la vie brisée des internés, qu’ils soient espagnols (au moment de la Retirada, janvier-février 1939), juifs, harkis ou sans-papiers.

La terre, me dit-elle, vient de Rivesaltes comme les clous, les planches. Tout ce que j’ai ramassé parle des gens, de leur histoire, de l’Histoire aussi, celle dont parle Perec, avec sa grande hache.

Elle montre les boîtes de lait Guigoz envoyées par une association humanitaire suisse et aussi une porte où s’inscrit le nom de la CIMADE (3). La mémoire, dit-elle encore, c’est le passé dans le présent qui regarde le futur. Ce qu’elle illustre en glissant des portraits d’enfants ou d’adultes pris aujourd’hui dans les culs de bouteille brisés et éclairés par des faisceaux lumineux. C’est une tentative de mettre en lumière le passé et ce qui viendra.

Enfant, Nicole jouait à sauter la frontière d’une rive à l’autre du Gave. Qu’est-ce qu’une frontière ? Est-ce une ligne visible ? Invisible ? Cette ligne qui sépare les hommes…Au camp, la frontière existe entre ceux qui sont dehors et ceux qui sont internés. Qu’on se souvienne que le préfet de l’époque avait averti ses compatriotes des Pyrénées Atlantiques qu’ils devaient être prudents car les « rouges » arrivaient, c’est-à-dire les populations républicaines fuyant les armées franquistes.

Nicole Bergé raconte aussi le processus d’engrangement (4) des objets et de la réflexion qu’elle mène et qui va la conduire peu à peu à trouver comment regrouper, mettre ensemble, donner du sens à ce qui pourrait ressembler à des déchets sans intérêt. Ce processus est créateur : il est le résultat d’une mise en relation de ce qui est, ce qui a été et ce qui sera. L’exposition de ce point de vue est remarquable : les cuillères suspendues et retenues entre elles par un aimant, les lettres entassées au sol, les visages des deux réveils, tous parlent des humains qui s’en sont servis, les ont parfois fabriqués (comme ces louches faites d’une boîte de conserve et d’un fil de fer) mais aussi du regard de celle qui les a collectés et assemblés.
Voilà une deuxième vie pour eux et pour nous qui les regardons, émus et fascinés.

Comme Nicole Bergé est une artiste, elle a découvert aussi des traces d’objets qui ont une fonction plus poétique telle cette petite danseuse ou ces dessins faits par un jeune soldat allemand de 17 ans, prisonnier à Rivesaltes en 1945.

En sortant de l’exposition, elle me fait remarquer des petits arbustes secs qui gisent sous les cuillères. Des touffes d’une herbe aromatique ? Qu’est-ce que c’est ? On dirait de petits arbres lilliputiens. En riant, l’artiste explique qu’elle les a trouvés après le passage de Nicolas Sarkozy venu déposer une gerbe avant les élections, en hommage aux harkis détenus dans le camp après la guerre d’Algérie. Non que l’ex-président soit tel Attila, mais simplement le service d’ordre avait jugé bon d’arracher par dizaines des touffes de thym qui aurait pu le faire trébucher !

Ainsi toute trace parle, tout débris, tout objet abandonné raconte une histoire et parle des hommes et des femmes qui les ont utilisés.

Tous les camps, tous ceux qu’elle connaît, me dit Nicole Bergé, se ressemblent en ce sens qu’ils parlent tous la même langue de privation de liberté, de souffrance, de discrimination, mais on y décèle aussi l’ingéniosité qu’il a fallu pour survivre dans un lieu invivable.

Ce qui frappe quand on parle avec Nicole Bergé, c’est son amour de la liberté, ce qui explique son travail sur un tel lieu d’enfermement. Le maître mot pour moi, dit-elle, c’est la liberté. Et tout ce qu’elle montre et fait est la preuve d’une étonnante liberté de penser le travail sur la mémoire et le temps.

 

 

L’exposition sera visible Perpignan, au festival VISA, du 1° au 14 septembre à l’Atelier d’Urbanisme.

Sylvie Durbec

 

 

 

 

 

 

 

(1) Pyrénées atlantiques
(2) Définition du mot histoire en grec ancien
(3) La Cimade a été créée, en septembre 1939, pour apporter son aide aux populations déplacées, Espagnols, Tziganes, communistes, intellectuels allemands ayant fui le nazisme, aux Européens de l’Est employés par la Wehrmacht ainsi qu'aux Juifs.
(4) Le mot n’est pas choisi au hasard puisque N.B. dans un premier temps dépose les objets dans une grange.

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