TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Paysages

 

Retour aux paysages

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le meurtrier
sur un tableau d’E.Munch


Les débuts du printemps sont à la fois prometteurs et terriblement décevants. Le moindre bourgeon, l’air plus doux que d’habitude, une floraison inattendue dans le paysage gris donnent envie de croire à l’arrivée de la saison nouvelle. Renouveau, renaissance, montée de la sève, tout y passe. Entre raffinement extrême et vulgarité la plus répandue. Notre désir de voir s’éloigner l’hiver est si vif que nous en venons facilement à croire le moindre frémissement comme une certitude. Ainsi sont les humains qui, à la différence des animaux, ne se contentent jamais du présent.

Il y a cette lumière fraîche, cette blondeur qui inonde l’allée et qui fait frissonner le promeneur imprudent. Celui-ci, même s’il hâte le pas, ne peut s’empêcher de sourire et de s’attarder devant telle ou telle manifestation du printemps précoce qu’il désire tant voir s’installer autour de lui. Il sent bien l’ombre froide sur ses épaules mais n’en a cure tant il a envie de ce qu’il voit, ou croit voir. Cer tes les arbres sont encore nus dans l’allée et les oiseaux qui croisent dans le ciel sont le plus souvent des corbeaux, mais le promeneur s’imagine déjà voir les hirondelles et cela suffit à sa joie. Il a envie de respirer très fort, très librement, de faire éclater les barreaux de sa poitrine, de marcher à grandes foulées, se croyant un moment affranchi de toutes ses prisons.

L’allée, devant lui, est une promesse d’avenir. Blanche et noire avec un peu de vert déjà. Elle annonce les fêtes et les tièdes nuits d’été, joyeuses et animées. Pour l’heure, la température est bien fraîche. Le manteau jeté sur les épaules est une concession à l’hiver, estime le promeneur insouciant, mais bientôt il rejoindra dans la penderie les affaires que l’on va entreposer pour plusieurs mois dans le cèdre et la naphtaline. Ce qui fait rire le promeneur. Il imagine à quel type de personne on pourrait faire subir le même sort. Il y a bien des gens, pense-t-il, qu’on pourrait mettre à l’abri du printemps et de l’été dont ils ne sauraient, de toute façon, goûter la folie et le prix. L’image de ces gens suspendus comme de vieux manteaux à des cintres l’amuse beaucoup. Lui, le promeneur, connaît tout cela. Il aime ce qui arrive là, devant lui et qui guide ses pas, ce quelque chose de modeste et minuscule mais qui va éclater, crier, hurler jusqu’à l’été. Et qui, ensuite, retombera dans les noirs fossés de l’hiver. Mais il ne veut pas s’attrister, seulement rire et gambader comme un jeune homme en pleine santé. Tout juste s’il ne porte pas sur le bras son manteau d’hiver devenu inutile. Tout juste. En lui résiste pourtant une vieille prudence, la voix d’une femme. Et il se sait attiré, encore plus que par le printemps, par la maladie, sa vieille compagne.
Ce qui l’entraîne à esquisser un pas de danse sur la route poudreuse de l’allée. Sa solitude même le rend heureux, comme la promesse du printemps, parce que toutes deu x lui permettent de se sentir vivant et puis, se dit le promeneur, ce que l’on n’a pas encore, rien ne nous empêche de penser que nous ne l’aurons bientôt, et il se remet à siffloter joyeusement. Pourquoi pas une charmante compagne de promenade? Une fille rose et tendre, ou brune et ardente, un être à aimer e avec qui partager l’allée et son printemps?

Continuons, dit le promeneur à voix haute, car il ne redoute pas d’être pris pour un fou sur la route déserte. Continuons à marcher, courir, croire en l’arrivée d’un printemps précoce, à la rencontre d’une compagne avec qui voir venir l’été. Et il sifflote et il chemine, inconscient de la fraîcheur de l’air et des corbeaux, qui l’observent avec attention.

Il ignore qui il est vraiment.
Pendant sa dernière maladie, il a rempli des lignes et des lignes d’un cahier imaginaire que lui laissait tenir sa fièvre, uniquement avec cette seule phrase: je ne sais pas qui je suis. Et, tandis qu’il marche avec toute l’apparence de la joie, les lignes noires qu’il a écrites sans vraiment les écrire se glissent derrière lui, déroulant leurs syllabes comme des serpents déroulant leurs anneaux noirs sur la route blanche. Les cauchemars laissent en général, plus précisément ceux provoqués par de fortes fièvres, l’esprit vidé, comme lavé des angoisses anciennes. Le visage lui-même doit apprendre à se débarrasser des traces et bouffissures de la maladie pour redevenir le masque d’une personne saine. C’est une tâche à la mesure d’une convalescence. Mais il faudra compter avec les ruses du printemps que le promeneur méconnaît.
A moins qu’il ne se trompe lui-même sur sa bonne santé et ne se rende pas compte de sa fatigue. Néanmoins il fredonne, sifflote, gambade comme un amoureux, lui, le solitaire.

Mais derrière lui, qu’a-t-il laissé?
Son manteau?
Une forme noire a glissé au sol et on ne saurait dire si c’est seulement la défroque de l’hiver que le promeneur a abandonnée, ou, au contraire, son ancienne compagne, la maladie.
A moins que ce ne soit une femme, autrefois aimée et maintenant tuée. Une femme comme un manteau, trop lourdement appuyée sur les épaules de son compagnon et qui pesait, pesait si lourd et sans cesse le rappelait à la prudence, à la discrétion, aux précautions à prendre quand on a une mauvaise santé. Une femme douce qui l’aurait tué à petit feu s’il n’avait décidé d’agir brutalement.
Vraiment? Une femme? Un pauvre manteau d’hiver sans objet? Une forme vide?
Nous n’entendrons pas la réponse de là où nous nous sommes placés. Mais rien ne nous empêche de regarder la course du promeneur dans l’allée jusqu’à sa disparition. Et c’est bien suffisant, regarder le monde. On ne saura pas ce qui se cache ni ce qui se dévoile dans ce petit bout d’histoire.
Le vent aigre de cette fin d’après-midi inclinerait tout autre que le promeneur à la prudence. Mais lui, plein du désir d’arriver au bout de l’allée, comment aurait-il la curiosité de revenir sur ses pas pour voir qui gît là, sur le chemin de sa chambre?
Alors, sans manteau et nue-tête, le promeneur a poursuivi sa route dans l’allée poudreuse.

Sylvie Durbec

Le tableau a été peint en 1919 par Munch
et se nomme le Meurtrier dans l'allée, il se trouve à Oslo.
C'est un étrange tableau...
J'aime beaucoup la peinture et celle de Munch, en particulier.
Le thème de l'allée est récurrent dans son travail et j'aime beaucoup cette idée (et ce mot).

tous droits réservés