TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

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Mes os savent et réfléchissent ~ Bavardages avec Stéphane Dussel

J’ai deux phrases en tête, très brèves, lues tout au début de ton Idiot d’os : « bouche coule dicte » et « réciter l’accidenté ». Et j’ai vraiment l’impression qu’on pourrait en rester là. L’impression qu’elles suffisent, en trois mots chacune, à situer fermement ton travail. Veux-tu quand même ajouter quelque chose ?

On pourrait, effectivement, s'il ne s'agissait pas de tourner autour d'un pot qui ne se dévoile jamais. Si certaines phrases touchent un temps à une vraisemblance, elles ne tiennent plus face aux jours qui défilent et, ainsi, recommencer, recadrer, redire l'infime changement où carrément renier le passage qu'elles proposaient pour lancer sa pioche ailleurs ; ce qui peut provoquer un agacement dans la lecture de mes textes, une confusion que je ne cherche pas à camoufler. De toute manière, j'oublie toujours ce que j'écris, le champ restant en friche. Je cours après une mémoire qui contredit celle que je crois posséder. Une espèce d'ouverture constante, renversante, faisant basculer corps et tête. On peut piquer sans risque d'épuisement dans le repas nu.
Mais oui, situons. Et ces citations peuvent faire l'affaire, bien que "bouche coule dicte" a un côté écriture automatique qui me déplaît à moitié. Enfin bon, je ne sais pas. Je suis toujours dans la position de l'homme des cavernes à qui l'on demande d'expliquer Spinoza. Crâne de pierre et langue de veau.


En relevant la première phrase, plus qu'à l'écriture automatique, je pensais à là poussée d'énergie qui préforme ce qui nous vient. Je pensais, par exemple, à Fred Griot lorsqu'il note: « cette incroyable montée d'énergie provoquant cette poussée vers l'extérieur_ provoquant cette parl / ce désir poussant (chez l'homme archaïque, l'enfant, celui qui écrit...) / cette nécessité poussant », mais passons. Le temps décale ce que tente d'attraper chaque phrase et nous sautons d'échec en échec. Inutile de nous attarder sur ce point, c'est un fait. Alors où allons-nous ?

Je pense que si on peut soupçonner que l'échec a toujours été une matière (voir une hantise) chez les constructeurs de formes, il n'y a que très récemment que cet échec, cette impossibilité de l'expression pure travaille les textes, les productions, jusqu'à donner la phrase déchirée qui fait florès de nos jours (nous en sommes des avatars, du moins Bibi c'est sûr). Cette phrase de Fred Griot est d'autant plus intéressante que, souvent, la découverte de l'écriture comme curiosité en nous se fait en même temps que la masturbation. J'ai souvenir que mes premières poésies nulles me renversaient, m'emplissaient de sève à me croire derviche, vers 14 ans (pour le détail personnel, concluez...). Et je ne suis pas le seul à le penser, des tonnes de lignes ont été produites sur le sujet. L'écriture est une des activités du corps, comme celles que l'on désigne par "honteuses" (fécales et autres). Il y les constipés et les diarrhéiques (pour broder sur la métaphore insupportable) et les deux camps sont très marqués. J'essaie d'être les deux. Tu vois, notre promenade devient très intéressante.

Continuons (j’ai néanmoins chaussé mes bottes) ! Ce que tu dis m’intéresse. L’écriture est une activité du corps, oui. On reste du côté de la poussée de l’archaïque en nous, mais ma question, quand même, est la suivante : cette poussée suffit-elle (qu’elle soit vécue sur le mode de l’épanchement – tu disais diarrhée – ou sur le mode de la rétention – constipation) ? N’y a-t-il pas, à un moment où à un autre du processus, une « reprise en tête» ? Je veux dire un temps d’élaboration. Une « vraie » confrontation aux déchets, puisqu’il s’agit bien de cela, plutôt que d’un épandage trop facile et pas forcément fertile.

Oui. Non."La reprise en tête", pour relever ton expression, n'est pour moi qu'un travail de géomètre devant le désastre observé et cela je ne le peux, ma tête ne possède pas de gomme ni de compas. Pourtant, devant une telle constatation, le n'importe quoi pourrait devenir une finalité et je tomberai dans une logorrhée affligeante, torchée par dessus la jambe. Ce que je tente, c'est une sorte de chimie qui ne nivelle rien mais place, dans un même mouvement, la matière noble et l'ignoble (si tant est que l'on prenne en considération les idées reçues), d'où la phrase accidentée, d'où, dans une même phrase, ces différentes énergies qui cherchent une forme de respiration hachée, malaisée, symbiotique, en quelque sorte. Les boyaux de la tête, si tu veux. La réflexion est nulle et le savoir ne sert à rien. Trouver ce point de convergence où les choses se ramassent comme un noyau si compressé qu'il menace toujours d'exploser. Je n'y parviens que très rarement. Dans un seul mouvement, toujours, les yeux bandés, mais pas dupe. De toute manière, quand je commence à mentaliser ce que je produis, vient l'inexorable déconfiture, un aplat mou. L'équilibre sur la tranche, il le faut.


Quand je dis « reprendre en tête », je n’ai pas l’idée d’un quelconque nivelage. Plutôt celle de passer du temps avec… (serais-je du clan des constipés ?). Observer comment ça travaille encore et travailler avec. Quand tu dis « boyaux de la tête » ou « chimie », ta façon ne me semble pas tout à fait contradictoire avec ce tu nommes « mentalisation ». Mais il ne s’agit pas d’intellectualiser ou de rationnaliser, absolument pas. Allez, je tire la couverture de mon côté semble-t-il,… allons donc ailleurs.

« La réflexion est nulle et le savoir ne sert à rien », dis-tu. Comment en es-tu arrivé là ?

Si bas, tu veux dire ? Je précise que cette pensée n'est justifiée qu'en rapport avec ma petite affaire. Je peux néanmoins ajouter que je doute de plus en plus de ce que l'on nomme intelligence, savoir, culture, qui ne sont encore qu'une histoire de nivellement, de caste. L'ouverture semble cloisonnée entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, malgré de petits efforts hypocrites. Pour retrouver une puissance aux mots, il faut sacrément les lessiver, les tordre afin qu'ils rendent le peu de jus qu'il leur reste. Je n'aime pas le contexte dans lequel ils sont utilisés : le doux confort, la curiosité snob. Je me méfie de tout ce qui peut toucher à l'humiliation et les techniques en ce domaine sont raffinées. Des fois, il convient de faire le ménage brutalement. Je sais certaines choses et je réfléchis à mes heures mais, durant l'accouchement, le travail préparatoire (l'attente) et encore un peu après, rien de ce que je sais ni des réflexions que j'ai mené ne paraissent jouer. Je dis paraître car, à un moment, il faut croire en certains pièges que l'on se tend pour mieux découvrir. Ou mieux : mes os savent et réfléchissent, mon foie sait et réfléchit ainsi que mes oreilles, un de mes cheveux, mes genoux... et se sont peut-être eux qui parlent par ma bouche, passent par mes mains, se sont peut-être eux qui ne font que discuter entre eux en se demandant pourquoi ? Pourquoi sont-ils encagés ? Pourquoi sont-ils bafoués constamment ? Je pense sincèrement que le langage vient d'eux, qu'une rate parle et bien plus honnêtement que ne pourrait le faire mon cerveau pourri de sa matière éduquée. A un point donné, le savoir et la réflexion se taisent. Et l'aventure commence. L'ouverture du crâne par un os.
"On se trouve sur un terrain où le savoir n'existe plus. Où il faut avancer sans rien savoir, sans même savoir où l'on va." BVV.


Nous avons essentiellement parlé d’écriture. Faisons donc la bascule avec Bram Van Velde. Mais je ne sais pas s’il est utile de te demander si ta peinture – puisque tu es peintre également – explore, elle aussi, mais peut-être d’une autre façon, le territoire du désastre dont tu parlais plus haut…

Tu sais être peintre, poète, écrivain, ça ne veut rien dire pour moi (j'ai pourtant bon caractère, au fond) et se déclarer artiste, quelle honte ! Et artiste peintre, pire ! Je suis simplement coincé avec mes outils, obligé de composer avec. J'ai fait de la vidéo, des bandes sonores, des performances, des lectures, des photos, du rien présenté en tant que tout mais seuls le dessin et les scribouilles m'ont retenu, sans doute parce qu'il s'agit d'ancestrales pratiques, un peu comme le tapinage (non, non...ne me lance pas sur ce sujet). La différence que je vois avec l'écriture, la plus directe, est la participation mouvante du corps durant l'acte. Dans l'écriture, ça monte, ça bouge mais, profondément, ça reste le cul sur une chaise; tandis que pour l'exécution d'une encre, d'un dessin, je me déplace autour, j'agis suivant les trajets qui me sont donnés, j'interpelle le hasard et je discute avec lui, j'agite des bras et je fais mon petit marathon autour. Ce qui reste malgré tout figé dans l'écriture trouve sa "libération" dans l'acte de tracer des lignes, d'explorer des taches. Le désastre, c'est l'écriture et son constat. La couleur, le dessin, prennent comme point de départ un désastre mais, là, au résultat, nous avons une visible aération. Tu sais, écrire est un malheur pour moi, une douleur bien chiante, qu'il faut que je me coltine pour percer à jour quelque chose. Avec le dessin, je perce ce quelque chose plus facilement (du moins, avec moins de scories) et ensuite...ensuite...eh bien...mon but est que ça se voit. Mais, dis-moi, pour toi, qu'est-ce qu'un dessin ? Que doit faire ressortir un dessin et crois-tu qu'un dessin puisse plus facilement sortir de sa grammaire que l'écriture de la sienne (j’entends par là le sens lié aux mots)?


Je n’en sais rien : ça touche ou ça reste à côté. Il n’y a rien à trancher, là dedans, sans trancher sur la part des autres. Car recevoir un dessin, une peinture ou n’importe quoi d’autre, c’est toujours en rapport, je reprends tes mots, avec notre « petite affaire » personnelle. Passons.

Mais qui s’attarde un peu sur ton travail peut constater qu’il est polymorphe, tu explores, en effet, des voies très différentes. N’as-tu pas peur qu’on te reproche de te disperser ?

Pour ta réponse, je l'envisage comme une pudeur car, quand une œuvre est livrée au public, elle fait tache sur le monde et entraîne une position, même malgré elle. Et aimer certaines choses, c'est se placer d'emblée dans une position. Plus on creuse, plus on se positionne. Trancher sur la part des autres représente mon activité essentielle pour que je puisse la leur rendre défigurée et autre : le creuset même de l'art.
Une seule voie, plusieurs médiums. Me reprocher de me disperser ? Je remercie à chaque fois la personne qui me propose cette remarque puisqu'il s'agit bien de cela : se dis-percer. J'avais, initialement, le projet de faire plusieurs courants d'œuvres qui pourraient correspondre chacune à un style et aurait été signé de différents noms, mais je tombais dans quelque chose de superfétatoire, d'artificiel, jusqu'au moment où je me suis aperçu qu'il fallait ramasser ses énergies contradictoires dans une seule forme signée de mon nom. Mais comme tu dis, pour une personne qui s'attarde un peu sur mon boulot, le fait est vite avéré que je ne change pas de mire mais seulement de lunettes.

Quelque chose à ajouter pour conclure, si ce n’est déjà fait ?

LHOOQ( In girum imus nocte et consumimur igni)*


Merci !

* Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu


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Stéphane Dussel / Armand Dupuy, novembre 2008

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