Retour aux paysages
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Il y a quelques mois, je découvre sur Facebook le travail de
Christine
Delbecq à travers ses photos d'atelier et son site. Je suis
attirée de suite par son travail et prends contact avec elle
pour une collaboration pour Terre à Ciel. Elle me répond
d'emblée que cela lui ferait plaisir d'autant plus que pendant
des années elle a travaillé sur des pieds, leur façon
de se tenir à la terre. Elle me montre alors les photos de la
période où elle a peint des pieds et je suis frappée
par ces pieds, si bien qu'en écho j'écris quelques poèmes
qui s'ajoutent à mon recueil en cours d'écriture "vous
êtes mes aïeux". Entre temps, Christine Delbecq
poste sur son mur Facebook un extrait de Ludovic
Degroote "le début des pieds". Donc nouvelle
discussion avec Christine qui me dit être frappée par la
similitude qui existe entre son travail et celui de Ludovic Degroote,
même si l'une est plasticienne et l'autre, poète. Ainsi
nait cette page où chacun se répond en écho.
Cécile Guivarch
« on a besoin de soi pour aider
à se supporter, et dans le même temps on se trouve encombrant
; ce qui pourrait empêcher ou permettre de mieux marcher on n’en
sait rien »
J‘ai
écrit à Ludovic Degroote après cette seule phrase,
à cause du point-virgule de cette phrase très précisément.
Pour la première fois je voyais rassemblées quelque part
deux obsessions récurrentes de mon travail : il y avait là,
aveuglante, cette sensation trop bien connue d’être à
la fois à peine une fourmi sur la terre mais encombrante au point
que je m’en suis parfois insupportable à moi-même,
et d’autre part l’idée de la marche, moi qui des
années durant ai peint des pieds, pour dire les humains-minuscules-ou-énormes-que-nous-
sommes-tentant-de-tenir-debout-marchant-sur-terre : j’étais
fascinée.
Je lui ai demandé pourquoi ce point-virgule ici, juste entre
ces deux phrases : je n’ai pas encore vraiment la réponse.
Mais finalement y en a-t-il une autre que d’avoir été
balancés là dans le monde ?
J’étais entrée « de plain-pied
» dans son œuvre, chaque phrase m’est concrète,
je sais de quoi il parle.
Ensuite il y a eu une liste de titres , les titres seuls
déjà, des livres de Ludovic :
Ciels, le
début des pieds, la digue, langue trou,
si mal enfouis, on n’en finit pas de tomber,
le reste du temps, 14 morceaux de descente de croix
qui à la fois pourraient être une même
phrase de (ma) vie, mais qui dans leurs mots ou dans leur sens ont été
ou pourraient être des titres des séries qui m’occupent
à l’atelier

« pas de sens pour faire la
digue, on commence n’importe où, pas de fin, on en fait
des bouts, des pans, tout y paraît sans histoire,…, disloqué
comme les choses sont en nous, avec de grands pans de vide séparés
comme des digues. »
comme une longue et lente litanie de nos marches, de
nos expériences, de toutes les constructions de nos relations,
comme ces gestes chaque jour remis sur le métier pour écrire
ou pour dessiner, sans savoir vers où exactement et encore moins
comment nous y prendre, mais obligés de le faire et le refaire
sans cesse
et puis

« il y a des jours où
j’embrasse le monde à pleine bouche, j’y mets toute
ma langue, et je ne sens rien »
« cela ne laisse jamais de
place au reste
il faut entrer dans l’angle fermé
là où ça coince
j’essaie de mettre ma langue à l’angle »
deux phrases qui me laissent sans voix, frappée
au corps autant qu’au cœur, l’angle droit et le sans-forme,
comment mettre de l’ordre dans le chaos, ou l’inverse, ce
non-su qui nous obsède, et cet effort, intrépide autant
que désespéré pour chercher sans relâche
le son juste, plein, entier, qui dirait/montrerait cela-même que
nous ne savons pas
impavides bien que terrifiés
« rien n’est stable
sinon la chute
qui organise
le mouvement »
« alors qu’en nous tant
de choses se défont
de n’avoir su nous tenir »
Voici
mes éboulis de pierres et de cartons, mes toiles, qui se déposent
et « déposent », et chutent au ralenti, mes angles
droits marqués de lanières noires, les fils à plomb,
mes lignes d’équilibre ténu auxquelles se raccrocher
lorsque tout ploie
tenir, tenir debout quand même
minuscules mais opiniâtres
« c’est comme
si le monde se dérobait à force que je sois dedans »
« chacun tombe
de son côté
sans heurter les vides
qui nous relient »
et le silence, ou le vacarme, l’un aussi assourdissant
que l’autre, qui accompagnent toutes les pierres que j’ai
peintes et dessinées, les éboulis que je suis allée
voir au Groenland, les amas de carton ou de plastique blanc qui coulent,
et se rassemblent, et se suspendent, et puis retombent dans l’atelier

« la tranquillité
des chutes »
« il suffit de se pencher
dedans »
Il suffit de descendre à l’atelier
alors est venue la lecture d’«
un petit viol, un autre petit viol »,
et
la question tremblante mais fondamentale qui m’accompagne, celle
de ma légitimité à être qui je suis, à
ressentir ce que je ressens, question contenue dans et par cette magnifique
idée d’avoir écrit deux fois le texte en modifiant
seulement l’ordre des paragraphes,
exactement comme je prends à bras le corps en ce moment mes métrages
de toiles et mes piles de cartons pour les placer en relation avec une
ligne noire, afin de nommer des sensations différentes en changeant
seulement la position des mêmes éléments
« un peu comme si je n’avais
pas le droit de prendre tout ça au sérieux
comme si j’y mettais plus de sens et de gravité qu’il
n’aurait fallu »
j’ai si souvent cette impression
et je ne sais pas faire autrement
Christine Delbecq
Extraits
de "Vous êtes mes aïeux" ~ Cécile
Guivarch en écho aux travaux de Christine Delbecq |
ce sont tous vos pieds qui s’agitent
devant moi
vos cors vos callosités vos peaux usées autant que
vos mains
vous alliez par les chemins
vous alliez et au bout vous vous retourniez
vous reveniez toujours au point où vous étiez nés
à votre mort vos pieds se tournaient
vers le ciel
et nous marchons dessus parfois
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qu’est-ce qui nous relie ensemble
simples nœuds ou amoncellement
nous avons en nous tous nos fils
comme pour nous tenir debout
nous continuons ensemble
à tisser nos mémoires
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d’un coup de pas grand-chose
vous êtes morts d’un fait ou d’autre
par quelle maladie guerre ou fantaisie vos
pieds n’en gardaient pas le fil
vous tombiez
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tous vos pieds qui s’amassent sous la terre
comme autant vos mains vos cœurs à
rassembler autant vos pieds
je vous entends marcher
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