On ne reste jamais longtemps
devant soi, pour autant qu'on y parvienne
Antoine Emaz - Lichen, lichen
Présentation
Né en 1948 en France, Jacques
Roman s'installe en Suisse romande au début des années
1970 et foule bientôt les planches des théâtres,
de Lausanne à La Chaux-de-Fonds, de Fribourg à Genève.
Comédien, metteur en scène, réalisateur, collaborateur
et producteur à la Radio Suisse romande, pionnier des lectures
publiques, il est aussi l'auteur d'une trentaine d'ouvrages dans
des genres divers: prose et recueils poétiques, livres d'artistes,
pièces de théâtre et œuvres radiophoniques.
J’ai découvert le travail de Jacques
Roman grâce aux livres qu’il a publiés chez Paupières
de Terre, c’est pourquoi je veux commencer par eux.
Dès le départ, j’ai été
frappée par son écriture « travaillée
au corps » par le rythme. Le sens voisine avec le chaos :
il s’en extrait, puis y retourne. C’est une lecture
exigeante, fruit d’une vie qu’on sent toute donnée
à l’écriture. Il y a en elle un appel urgent
qui m’a donné envie de partager auprès de vous
cette lecture. (Sabine Chagnaud)
Jacques Roman
- extrait de Lettera amorosa
« Me croiras-tu, amour, si je te dis : ces mots, je les dresse
sur le seuil où tout me murmure mien le bien et pardonne à
mon âme bancale. J’étais sur le point de tourner
le dos à l’avenir quand la table était mise et
que tu m’appelais… Maintenant la nuit peut bien tomber.
Je connais tous les gestes qui chassent le Mal. C’est moi qui
lui tiens tête jusqu’à l’os. Les cadavres
d’enfants que chaque jour il laisse à ma porte, je les
confie à la maison haute dont je garde l’entrée.
»
« Déjà la plupart d’entre
nous ne veillent plus les morts et bientôt naîtront
nos enfants sans que nous les attendions. L’orgueil nous emploie
seul. L’île entière grouille d’esclaves.
Tous ont rompu les fiançailles. Je sais ce que naître
veut dire en cet état. Regarde ! toute ma poésie en
aura été malade : broussailles et taillis, aucun chemin.
»
« J’écris parce que j’ai
fait vœu de m’unir à ce monde, au monde de cette
nuit-là, de m’unir contre toute peine, toute peur.
»
« Tandis que là-bas la mort seule reste
au bord de la piste, quelqu’un rit aux larmes d’aimer
dans le brouillard, amour, ton ombre même. »
Jacques Roman -
extrait de Un étranger resté attardé
sur la piste
« A qui se retourne au bord de l’abîme, revenu à
soi, et laisse éclater son rire, l’écho répond
en un défi meurtrier. Mais pour qui donne assaut au malheur,
ce rire-là aussi est un cri qui dit : remonte, veilleur, la
mécanique puisque t’en vient l’envie et danse.
La chandelle vaut qu’on la joue, qu’on la brûle,
qu’on la souffle. Ouvre la bouche. Mange. Tendrement parle comme
entre les morts il se peut, dans la nuit de jeudi, de vendredi, de
samedi, et la nuit de dimanche et à la nuit la nuit dans l’immensité
du temps, l’esprit emporté par ton secret. Laisse l’enfer
des précautions d’usage dans les rêts de la peur.
Les mots sont autant de sons à ton oreille dont le vide n’a
cure ainsi le pitoyable et dérisoire vouloir de ces pages mais
redis que la bête dans le sacrifice est royale dont les membres
dansent une cavale ensanglantée vers où les remords
n’ont pas cours et que dans cet atroce gargouillement entendu
au bouillon du flot qui de sa carotide tranchée par cascades
s’échappe, elle se raille de ceux qui au sort prétendirent
la désigner. »
« L’objet de l’amour ne saurait
nous appartenir mais son éternité en nous demeure
; il nous appartient de faire sur elle toute la lumière,
il en va de notre vie. Aucun mot écrit s’il ne nous
hante ne ravivera le feu qu’on entendait lui confier ainsi
ce baiser déposé sur le bout de nos doigts dont l’envol
dessiné d’un geste de la main pareil à un coup
d’ailes se dit envoyer. Il en va de l’écriture
comme de ce geste de la main et chaque page tournée ne fait
pas plus de bruit. »
Jacques Roman -
extrait de Sur un blanc ruban de terre et d’encre
« C’est en tous sens que court la main dans le champ
d’écrire et c’est la lecture, où je crois
entendre battre –mais contre quoi ?- la canne d’un aveugle,
qui ouvre le chemin de derrière les yeux et je crois que
tout chemin est de derrière les yeux, que ce qui fait notre
regard au chemin, regard inquiet et timide d’étranger,
c’est d’être pour ainsi dire sur la terrasse donnant
sur le secret protégé par le visible, ne pouvant voir
mais nous sentant vus, éprouvant en notre chair l’agir
d’un travail, d’une couture qui de naître à
mourir va. »
Jacques
Roman - extrait de Je demanderai au paysage
« Au centre d’une étendue crayeuse où gisent
alignés de maigres et stériles ceps de vignes, une tonnelle
à l’ombre d’un amandier et dans un verre qui fut
de vin, aujourd’hui de vinaigre, tombés quelques pétales
comme on offre aux morts des couronnes ; ils viennent raviver les
noces d’une bête de peine et sa joie et jusqu’à
la paille aujourd’hui pourrie qui en accueillit l’ivresse.
Le soleil a perdu son ouvrier. Le soleil va se coucher. Du monde,
l’amandier attend la taille. »
Jacques
Roman - extrait de D’entente avec oui
Sève et silence
S’alanguit la langue
quand ouï en l’air léger
ce oui immense
l’infinie et douce étreinte
d’une enveloppante présence
d’ocre et de bleu
D’ores la nappe déployée
de la vie et de la terre
du pas le murmure
hors l’ornière du passé
et du visage le reflet
à fond de miroir retiré
Silence et rêve
***
L’écorcherie à l’étal
aux doigts de l’enfant du boucher
la laisse courte des idées
où prise et étranglée la foi
tout ce suint de peur
aux lépreuses monnaies
le mal et son caniveau
Inventaire sinistre
qu’il lui faut aller noyer
hors de toute portée
fuyante progéniture
dont les dents déjà découvertes
et ne rapporter que la perle
du sommeil de la terre
Jacques
Roman - extrait de Du monde du chagrin, avec Bernard Noël
Pour finir, une mention spéciale pour ce très bel ouvrage
issu d’un échange de fragments entre Jacques Roman et
Bernard Noël au sujet du chagrin… à lire de toute
urgence !
J. R. – C’est le vivant, tout le vivant,
et la mort – j’ose dire toute la mort dans un visage disparu,
qu’il ait été vivant ou resté vivant ;
la différence serait minime si le chagrin n’en troublait
la différence.
B.N. – Voir fut sans doute la première façon
de penser. Voir était alors un acte pur. Nous y avons ajouté
du sentiment, et il a troublé la vue avec du désir,
de l’amour ou du chagrin.
***
J. R. – La douleur arrive au galop. « Tu m’as
appelée ? » dit-elle. Le chagrin hébété
ne peut répondre, il est muet de naissance. La douleur descend
de sa monture, demeure au chevet du chagrin, puis l’ennui
la gagne, elle s’en repart. Le chagrin la voit partir. Il
sait qu’elle reviendra, qu’elle le retrouvera, lui qui
demeure au jour incrusté de sa naissance.
B.N. – Le chagrin pousse dans la terre d’ombre, celle
où le présent tient au passé. La douleur clame
son mal avec toute la peau, elle pousse notre épaisseur vers
la surface. Le premier dure ; la douleur aimerait en finir au plus
vite.
***
J. R. – Prêter ses membres au chagrin et, dès
lors, le mettant en mouvement, l’inviter à étreindre
en joie tout ce que l’on étreint. Au jet le reconduire,
dans la reconnaissance de l’Autre. C’est peut-être
ce qui dans la rupture a lieu et qui parfois reconduit l’amour,
manque d’un manque autre.
B.N. – Sans membres, pas d’étreintes
; sans chagrin, pas de séparation. Mais qui se voit manquer
un jour de ce qu’il a ? On ne propose nulle part l’apprentissage
de la perte.
Le Dossier R... ou l'affaire du crochet à viande, Éditions
Empreintes, 1983
Le Cri de la fourchette sur une vitre nue, Genève, Eliane
Vernay, 1984
L'Ange dans le couloir, Genève, Éditions E. Vernay,
1988
Fou qui croit remplir l'adresse, Genève, Éditions
E. Vernay, 1988
Un étranger resté attardé sur la piste, Genève,
Éditions E. Vernay, 1989
L'Orchestre intérieur dont Eros est le chef, Genève,
Éditions E. Vernay, 1993
Lettera amorosa, Éditions Paupières de terre, 1998
L'Ouvrage de l'insomnie, Éd. Paroles D'aube, 1999; rééd.
Vevey, Editions de l'Aire, 2001
Toutes les vertus du désert, Vevey, Éditions de L'Aire,
2002
Un étranger resté attardé sur la piste, Éditions
Paupières de terre, 2003
Sur un blanc ruban de terre et d’encre, Éditions Paupières
de terre, 2003
L'ardeur de l'ombre : poèmes, Vevey, Éditions de l'Aire,
2004
La chair touchée du temps, Genouilleux, Éd. La Passe
du vent, 2005
Je vois loin des yeux, Genève, Labor et Fides, 2005
Je demanderai au paysage, Éditions Paupières de terre,
2006
Marie pleine de larmes, Lignes Manifeste, 2006
Du monde du chagrin, Montrouge, Éditions Paupières
de terre, 2006
Je vous salue l’enfant maintenant et à l’heure
de notre mort, Éditions de L’Aire, 2008
D'entente avec oui, Montrouge, Éditions Paupières
de terre, 2008
Ecrits dans le regard de Hans Bellmer, Éditions Notari, à
paraître en 2009