Accueillir une écriture de la fouille, du creusement, celle
de Jean Gabriel Cosculluela, dont les livres s'intitulent l'Affouillé,
Memoria de una excavacion, Terre et bleu, une écriture terrée
dans sa langue (1) Il faudrait dire dans ses langues, puisqu'il
y a la française et l'espagnole.
Lorsque l'écriture s'énonce à
voix haute, le lecteur se fait écouteur de voix. (2)
Nous allons écouter une voix.
Mais la voix de la poésie qui s'y fait entendre est autre.
Je dirai, même si cela semble paradoxal, que cette poésie
se place sous le signe du silence. Il dit: l'écriture est
toujours à la recherche du silence.(3)
…/…
Il y a peu de mots: la terre, le chemin, l'eau,
le bois, la neige, la nuit, la lampe, l'herbe, le bleu, l'oubli,
la mort.
Ces mots sont cesse répétés de façon
différente, à peine différente, pour dire au
plus près:
Les villages qui disparaissent de la terre natale, certains avalés
au fond d'un trou, noyés,(4)
Les maisons où se vident fenêtre et porte. (5)
Il reste des langues de terres détruites.(6)
Cette terre des mots inlassablement affouillés,
un travail de lent éclatement (7)
pour démanteler le sol insupportable de la langue,(8)(9)
pour la lecture de cette poussière
pour dire, au plus près, les êtres proches qui meurent
le temps d'un corps, le creusement (10)
l'incision du deuil dans nos mots.(11)
La main qui écrit se fait le passeur qui
ramènent des ombres déjà passées sur
l'autre rive.
Des mots simples, toujours plus simples, redits
sotto voce, un même ostinato décoloré,
écrits dans la neige.(12)
Le recouvrement : l'eau, le ciel où se lit
encore le tremblement.(13)
La lampe sur la table.
Le bleu par-dessus le blanc du plâtre.
C'est une écriture qui n'assure de rien, ne rend compte que
d'une disparition. (14)
Ou, plus exactement, de ce qui, dans la disparition, est encore
là.
Et c'est aussi, dans un mouvement similaire, une
écriture qui tente de dire ce qui est déjà
là avant le commencement:
le seuil…
la porte de jardin…
Trouver dans les mots, s'approcher par les mots
de ces instants ténus, de ces limites, de cette frange, cette
marge qui, si on la saisissait, nous donnerait le tout.
Ainsi, le poème
( peu de traces sur le blanc de la page - la voix qui le livre )
offre sa résistance muette à l' interprétation,
arrête le temps.(15 )
…Odeur de brûler l'oubli.
On peut ici entendre ce que dit Pascal Quignard
du poème:
Dans le langage de la langue c'est un trou qu'il creuse…
C4est un mouvement de la langue qui retient son souffle, engendrant
des silences…
Le silence introduit de l'invisible dans le visible,
révoque l'assise,
détache l'aspect,
met en grain la lumière,
en poudre la certitude du monde,
ouvre la terre.
? Mireille COULOMB, 1993.
( Texte inédit écrit à l'occasion d'une lecture
publique de jgc le 16 avril 1993 dans la Cave des Buis en Ardèche
)
Notes
(1) Quignard (Pascal). - Petits traités . Paris: Clivages,
1981-1984. Puis Paris: Maeght, 1990, et Paris: Gallimard: 1997.
"une écriture terrée dans sa langue"
La citation exacte est " .. une écriture où il
est dans sa langue : terré "
(2) Quignard (Pascal). - Petits traités id.
(3) Cosculluela (Jean Gabriel). - Memoria de una excavacion. - Montpellier;
Lodève: Sculpt-Script, 1982.
(4 ) Pascal Quignard . - Petits traités id.
(5) Cosculluela (Jean Gabriel). - La Main de Julien, récit.
- Gigondas: Atelier des Grames, 1984 .
(6) Cosculluela (Jean Gabriel). - La Moindre des choses in magazine
Calades n° ? ( ? ) in dossier "Poésie contemporaine".
(7) Cosculluela (Jean Gabriel). - La Lanterne des morts in revue
Actuels n°24 / 25 (1984.
(8) Cosculluela (Jean Gabriel). - Memoria de una excavacion id.
(9) Quignard (Pascal). - Petits traités id.
(10) Cosculluela (Jean Gabriel). - L'Odeur de brûler l'oubli
in revue Anima n°5 (1982), puis Besançon: Ed. Zéro
l'infini, 2000. Avec des peintures et photographies originales de
Joël Leick.
(11) Cosculluela (Jean Gabriel), d'un inédit
(12) Schneider (Michel). - La Tombée du jour - Paris : Le
Seuil, 1989.
(13) Cosculluela (Jean Gabriel). - L’Insupportable, in Catalogue
de l'exposition Supports / Ecrits. - Lyon: BM Part-Dieu, 1983, repris
dans Là-bas là-bas. - Vals-près-le-Puy: à
Demeure, 2000 .
(14) in revue Exercices de la patience n°2 (Hiver 1981): "Maurice
Blanchot
(15) Valavanidis-Wybrands (Harita) in revue Exercices de la Patience
n°2 hiver 1981: "Maurice Blanchot".
(16) Pascal Quignard. - Petits traités id
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Pour Cosculluela, l'enjeu de plaisir d'écriture est tout
autre que la seule éventualité de séduire un
lecteur. Dans l'entrelacement de ses textes, l'auteur de "Le
Lointain est bleu" cherche à trouver un fil perdu qui
doit permettre à l'errant (au fils perdu ?) de retrouver
sa trace et sa trame à travers une mise en scène qui
n'est rien d'autre qu'un travail de refonte et de refente pour une
renaissance. Cette opération, très longue, s'est opérée
par touches et retouches successives dans les différents
textes antérieurs à celui qui paraît aujourd'hui
et l'ensemble forme, d'une certaine manière, l'instauration
d'une autobiographie de recouvrement.
Mais que l'on ne s'y trompe pas. L'œuvre de
Cosculluela est une autobiographie transposée capable de
créer un autre moi. La machine autobiographique" devient
ainsi à ce titre une machine "dé-formatrice".
Elle ne joue plus le rôle d'un transgert de l'assouvissement
narcissique et sort l'auteur d'un état d'auto-aliénation
à une pseudo-vérité pour offrir à son
lecteur une expérience transcendée et transmissible.
La matière de mémoire ne mérite plus la première
place. Il s'agit plutôt d'une "scriptographie" par
laquelle le langage poétique ouvre sur un monde en abîme.
Ce transfert stylistique donne ainsi à sa matière
un regard contre l'imposture de l'ego. Pour l'auteur, en effet,
il n'est pas question de se montrer, de s'exhiber mais de se réapproprier
dans une partition et non dans une parturition.
DE ce livre peut sortir ce que Calaferte nomme "la
bouche parlante aphasique" qui s'aventure vers l' inconnu.
Comme un récit en fragments qui s'énumère de
lui-même, le texte de Cosculluela creuse l'instant lourd de
silence. Un silence qui prend gorge et voi. Sur le poème,
le bleu et le blues de cette voix, au lointain, qui remontent. Cosculluela
le dit lui-même: Les mots viennent d'un dialogue ruiné
avec le secret d'air et avec le silence". D'où ces suites
subtiles de courants qui traversent le poème, lieu ouvert,
lieu fermé. Et ce bleu, comme une pluie dense, sombre qui
passe en trame forte, jusqu'à ce que dans la pente quelque
chose se casse, quelque chose qui fait penser de manière
étrange, aux tableaux de Bram Van Velde. Alors quelque chose
se passe: Ci-gît l'espace; L'eau est la lettre du dehors.
Son bleu est la couleur du deuil; en amont, dans la neige, un seuil
délité. Le poème comme un calvaire, dont chaque
image s'amenuise. Le repère d'un lieu de douleur. Ou mieux:
un non-lieu, un trou, un chaos de ravins au seuil du noir. Ici,
le secret de toute cette force de l'écriture. Couleurs aveugles
à l'intérieur. Le temps couche sur couche, tombant.
Jusqu'à l'oubli. La cause (entendue) du silence dépliée
sur le blanc.
Jean-Paul GAVARD-PERRET
(texte inédit à propos de Le Lointain est bleu, Ed.
Comp'act, 1994)
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