« Pour critiquer les gens il
faut les connaître et pour les connaître il faut les aimer
»
COLUCHE.
5 Le portable
Depuis une semaine il t’explique toutes les options de
son portable. Il peut filmer. Alors il demande aux autres de faire
le guignol et il te montre. Il peut prendre des photos. Alors
il prend ceux qui dorment et ceux qui font des doigts et il te
montre. Il peut aussi écouter de la musique. Alors il braille
et il gueule ce qui lui sort des oreilles. Mais tu te demandes
combien de fois cette semaine son téléphone a-t-il
sonné avec quelqu’un au bout du fil qui ne soit pas
une erreur quelqu’un qui prenne vraiment de ses nouvelles
?
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11 Le boulot
Tu dis que si on te propose un boulot en Espagne tu iras. Tu
iras aussi en Angleterre si on te le propose. En Allemagne aussi.
Tu dis que tu es une fille ouverte. Enfin si on te propose en
France ce serait quand même mieux. Pas trop loin si possible
de chez tes parents.
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13 Plus rien
Parfois tu aimerais n’être plus rien. Posé
là comme un poteau une barrière. Un pavé
du bitume. Une fenêtre un rideau. Une porte une lampe. Une
feuille un arbre. Une plaque de rue un numéro d’immeuble.
Un sens interdit une boîte aux lettres. Tu dis plus rien
mais tout ça se nomme. Alors rien c’est quoi ?
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15 L’embuscade
Tu le vois allongé par terre et tu crois qu’il fait
quelques gymnastiques. Tu t’approches et tu sais qu’il
est tombé. Il te demande de le relever. Tu lui demandes
s’il a mal quelque part. En guise de réponse il te
tend sa béquille. A l’intérieur dans l’emplacement
du coude il y a un médaillon de cuir où est gravé
« Offert par le régiment à un ancien combattant
de guerre ». Tu lui demandes si la maison qui fait face
c’est chez lui. Il te dit que sa belle mère habite
en face. Tu lui demandes s’il a bu. Il sourit et réponds
qu’il est tombé dans une embuscade. Sa femme arrive.
Te remercie. Tu reprends ton chemin.
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21 La mort du veau aveugle
Tu arrives haletant de la montagne. Tu arrives en nous disant
que tu as fait une connerie. On s’inquiète pour toi
et tu nous expliques que tu avais un veau aveugle. Que tu devais
lui faire une piqure près des yeux. Comme il ne voulait
pas se laisser faire tu l’as attaché par le cou à
un arbre. Comme il se débattait toujours tu l’as
attaché avec une deuxième corde à un autre
arbre. Il s’est débattu jusqu’à s’étrangler.
Paniqué tu as coupé les cordes et tu as jeté
le veau du haut de la falaise. Quand les corbeaux sont venus tu
as fui et tu es venu nous voir en nous disant que tu avais fait
une connerie. Tu nous dis qu’après tout le veau était
aveugle et qu’il a pu tomber de la montagne tout seul. Nous
avons dit oui à ton histoire et tu es parti. Nous avons
pris nos jumelles et sommes allés voir. Les rapaces étaient
déjà là. En ordre. Un trou était fait
dans la peau suffisant pour y glisser la tête. Chacun leur
tour ils venaient manger l’intérieur du veau. A la
fin quand il ne reste plus que les os c’est là qu’on
peut apercevoir le gypaète barbu. L’oiseau rare des
Pyrénées. Il récupère les os les jette
du ciel et une fois éclatés sur la roche mange la
moelle.
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24 Les gars de la centrale
I 5 H 00
Il est devant sa télé et attend que le temps passe.
5H00. Il se lève. Eteint l’écran. Met sa veste.
Sort par le garage. Tu le vois s’avancer. Il sourit mais
éteint son regard pour le reste de la journée.
II L’ordinateur
C’est un ordinateur qui lui dit où prendre et où
mettre la marchandise. Ceux qui ne peuvent supporter l’oreillette
sont déclarés inaptes au travail et se retrouvent
à un poste qui les feront démissionner d’ici
peu. Il essaye de t’expliquer les rangées pair et
impair les ordres donné d’une voix monocorde les
allées et venues ceux qui deviennent fous et qui finissent
par craquer. Au début il faisait des efforts aujourd’hui
il n’en a plus envie.
III Retards
Cinq retards et moins de cinq minutes à chacun. Voilà
à quoi se résume ton entretien annuel. C’est
tout ce qu’ils ont dans ton dossier. Rien de ta motivation
rien de ton travail. A peine s’ils savent à quel
poste tu évolues. Tu ne cherche même pas à
te justifier.
IV Vacances
Ils te préviennent : Pas de vacances en juin ni juillet
ou août. Non plus en septembre. Pas en décembre ni
janvier et pas en mai car il y a trop de ponts. Ils te préviennent
aussi que les RTT ne peuvent être prises les quinze derniers
jours de l’année calendaire. Alors tu leurs dis qu’au
bout d’un moment leurs histoires ça va cinq minutes.
V La centrale
Les actionnaires n’entendent que ça : La rentabilité.
Mais ils ne savent pas comme ça vous uses. Vous les gars
de la centrale. Si vous êtes solidaire c’est pour
ne pas « casser le boulot ». Il vous faut donc vous
surveiller. Si l’un en fait plus c’est tous les autres
qui devront en faire autant.
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D'où t'es venue l’idée
de ces textes, de ces petits portraits ?
Par l’intermédiaire de mon travail, je
rencontre beaucoup de monde et puisque j’ai le temps de les former,
j’ai le temps de les écouter. Je prends toujours quelques
petites notes ensuite pour ne pas oublier leurs histoires. Ces petites
notes je les ais cumulées jusqu’à l’idée
de ce recueil.
Comment as-tu travaillé la concision
? D’abord de plus long textes que tu as coupé ensuite,
ou cette écriture t’est-elle venue naturellement, donc
sans trop de coupures ?
Dans un premier temps je pensais écrire quelques
nouvelles à partir de ces fragments d’histoires mais en
rassemblant tous ces textes j’ai vu que ce n’était
pas nécessaire. Ces petites touches avaient toute leur force,
leur intensité, leur émotion. J’ai donc gardé
la concision. Pour m’aider dans l’écriture d’une
forme je me suis inspiré d’un poète que j’aime
particulièrement Georges L.-Godeau et avec un recueil Votre vie
m’intéresse édité au Dé bleu. J’ai
trouvé dans ce livre les mots simples pour dire ce que les gens
me racontaient. Par conséquent il y a eu peu de coupures dans
les textes. Je suis resté au plus près de mes notes.
Avais-tu en tête, à chaque fois,
la chute/la fin des textes ?
La chute ou fin des textes est quelque chose que je
travaille particulièrement. Quand il m’arrive de raconter
mes rencontres (et même si je raconte mal les histoires !) j’aime
surprendre par la chute ou donner à voir ou percevoir les personnages.
La chute ou le contraste entre ce qui est dit et ce qui devrait être
me vient presque toujours en premier. Je démarre puis vient la
chute et je plonge dans l’écriture pour réunir les
deux.
Ce travail change t-il quelque chose aujourd’hui
dans ton écriture ? Est-ce une étape ? Envisages-tu de
poursuivre ce travail ?
Oui. Pour la première fois j’écris
quelque chose qui ne parle pas de moi, qui n’est pas mon vécu.
J’ai réussi à me tourner vers les autres, à
les écouter et à rendre compte de leur vie. C’est
un pas gigantesque pour moi et qui m’ouvre beaucoup de portes
et de projets. J’ai trouvé un style, une forme qui me plait
et qui me donne envie de continuer. Déjà plusieurs textes
se sont ajoutés.
Biographie Alexandre Chagnaud
Je suis né le 09 octobre 1974 à Angers, j’ai vécu
longtemps dans le sud-est avant de revenir. Je vis actuellement dans
la région de Nantes et travaille dans un centre de formation
pour adultes.