Neuf poèmes inédits
de Jacqueline Fhima Behar, journaliste et poète vivant à
Jérusalem, n’ayant encore jamais publié.
Poèmes choisis par Sabine Huynh.
Je m’imagine
Je m’imagine
broyée par un troglodyte
je m’imagine
sortie de la côte d’Adam
j’ai vu de beaux boas
dans le Larousse de 48
les lianes m’étouffent
je peux retourner au nid de ma mère
et me sentir expulsée sous ses cris
mais fanée, mais flétrie
je ne suis d’aucun portrait.
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Âges
Je porte mes âges
comme un faix
et chaque pli à naître
et la vérité des poils
qui courent
sur mon ventre à soufflets.
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Sanglot
Le sanglot
niché
dans mon âme
bouscule
les passants.
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Vent
Le vent
seul
a bougé
sur le sable
de terre cuite.
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Spectateur
Je me fais
spectateur
de la croûte du monde
sous le silence
de mon épiderme
qui couche ses cils
sur mes pores
endoloris.
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Pilule
Petite pilule rose
inerte
sous ton papier d’argent
et ta cloche de mica
viens jouer du tobogan
dans mon larynx.
Tu glisses sans peine
lisse et légère
le doigt levé
sur l’oubli d’un soir
balance des naissances
et des nuits
qui ne se retournent
pas.
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Canicule
De mes contes
il me reste
le vent
qui bat
chaque feuille
et le loup Garou
Les nuits opaques
et les forêts à l’orée
et la chaumière
des paysans
et le cri qui perce
les sommeils
de soupe-bol
mais
la lune
sans baptême
tordait la face de mon ventre
et mon nez
grattait la chaux
ma mère
malhabile
de ces remous des marécages
creusait
le sillage des canicules.
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Crépuscule
Il y a des soirs
où la terre n’est pas ronde.
Il y a des soirs
où les hommes ne meurent pas.
Il y a des soirs
où sur le trajet
la jouissance est pénétrante.
Il y a des soirs
mon âme
où tu descends
sur moi toute
poésie.
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Ma mère
Cette femme que je n’ai pas choisie
le crucifix accroché au mur
le crucifix de procession
la croix de haine et d’adoration.
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Mini entretien par Sabine Huynh
D'où vient l'écriture pour toi ?
Je me souviens du jour où j'ai eu l'idée
de tenir un journal, j'avais douze ans. L'idée même était
pour moi révolutionnaire. C'était une ouverture dans la
vie recluse que je menais à la maison, une vie incertaine pour
mes parents, mais où le degré de retenue était
tel que je ne souffrais pas de manque mais d'ennui. Je vivais dans un
monde imaginaire, l'écriture me tenait compagnie.
Quand as-tu commencé à écrire de la poésie
?
J’ai récité des poèmes avant
d'en écrire, à l'école primaire, au lycée.
Je déclamais des vers à m'en saoûler. Plus tard,
avec l'adolescence, le bouillonnement intérieur a pris des formes
abruptes, libérées de tout souci d'ordre et de méthode,
et j’ai été emportée par un flot de sensations
fortes qui empruntaient la voie de la poésie, et j'y suis restée.
Tu es à la fois poète et journaliste. Comment
concilies ou réconcilies-tu les deux ?
Le journalisme exige de l'immédiat, de la concentration
dans le moment présent, de l'efficacité, il n'est pas
dans le mûrissement inconscient de la démarche poétique,
la poésie ne se conjugue pas avec le journalisme, mais, présente
en soi, elle surgit quand le silence se fait.
Pour répondre à ta question, je ne concilie ni ne réconcilie
la poésie et le journalisme puiqu'ils n'interfèrent pas,
ils s'excluent, mais ils cohabitent.
La poésie vient de l'inconscient et son écriture est une
énigme.
Comment travailles-tu tes écrits ?
La fringale de l'écriture me poursuit... il m'arrive
de m'arrêter en plein chemin, de sortir un cahier, une feuille,
tout support d'écriture et de tracer les mots avant qu'ils ne
s'enfuient, avec le besoin impérieux de noter mes impressions,
mes sensations et les idées qui se bousculent, se superposent.
L'écriture du poème se fait à mon
insu, j'accouche du poème, inconsciente de sa période
de gestation, il nait dans sa plénitude et s'offre au monde dans
une myriade de sens.
Autre chose : l'écriture est laborieuse, celle
de l'artisan-écrivain aux prises avec la matière pour
bâtir avec les mots une prose cohérente.
Quelle est ta bibliothèque idéale?
Ce pourrait être une bibliothèque-librairie,
qui offrirait un très grand choix de livres, avec à l'étage
le plus haut, un café. Je me la figure avec des espaces ouverts,
une pelouse, pour pouvoir lire en plein air, adossée à
un tronc d'arbre, à l'ombre de sa ramure, ou, par les jours de
froid, recueillie sur un banc, le livre à la main, et accompagnant
du regard les gouttes de pluie qui tombent et s'écrasent sur
les parois de la baie vitrée d'une bibliothèque moderne,
de béton, de verre.
J'aimerais y trouver des livres de la francophonie, de ceux, poètes
et écrivains qui, nourris à la culture française,
l'imprègnent de leur ADN, pour que des personnes comme moi –
nées ailleurs mais formées à la langue française,
à son histoire, à sa poésie, à sa littérature
(dans l'ignorance de son propre patrimoine!) – puissent puiser
dans leurs mots la saveur de la madeleine d'outre-mer.
Jacqueline Fhima Behar, poète et journaliste,
est née à El-Jadida, au Maroc. Elle a fait des études
de philosophie et de littérature comparée. Elle vit à
Jérusalem.