TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Un ange à notre table-
Silvia Härri extraits de Mention "fragile"
(à paraitre en 2014 chez Samizdat)

 

Inédits d'auteurs que nous sollicitons

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Devis




C’est pour le devis du dégât d’eau.


Vous savez, l’eau ça s’infiltre dans les murs, ici dans votre chambre, ça s’infiltre dans la paroi, mais peux rien y faire, non, malheureusement je n’y peux rien. Ça vient du mur mitoyen, de l’autre côté.

Vivre avec dormir avec rêver avec ce qui suinte éclabousse les nuits de lambeaux ce qui, embusqué derrière les plinthes, rythme l’avancée liquide sur la pièce. Ma chambre buvard, gonfle se craquèle puis explose en crevasses. Ça ne me gêne pas. J’aime l’humide, si c’est de l’eau vive, si c’est de l’eau tarie, de l’eau tout court, si c’est la voyelle ronde en bouche qui contient un monde et peut-être deux.

Rafistolez ce mur, mais laissez ces coulures, mêmes baveuses, même sales qui dégouttent sur mes nuits.
 

 


Ravages




Se ravaler la façade gommer les impuretés
mettre son mascara. Tous les jours se maquiller,
changer un peu de corps pour que le monde
nous trouve moins abîmés.

Le maquillage, colle aux cils, s’empâte dans
les yeux ou aux commissures des lèvres.

Jamais on ne pense, non vraiment, le soir
devant la glace, le matin d’après assis dans la
cuisine à attendre son café que ça va gluer autant
et que cet autre que nous voulions et que nous
ne voulons plus a fini par s’attacher. Alors on l’aime
un peu, le déteste, le laisse gagner du terrain
ou le repousse à coup de coton et de démaquillant.

On finit par se dire quelle tête de ravagé quand
le ravage n’est nudité ni fard, juste fuir à tout prix
dans l’envers de soi.



 


Vitrification


Il y a des rainures sur le parquet.
Mes orteils les détectent bien avant les yeux,
les rainures.
Ça se voit au premier frôlement de doigts que
le sol est abîmé.

Une seconde seule pour un bilan.
Flairer même sous les tapis et dans les angles morts.
Avec les signes qu’on laisse, on ne plaisante pas,
il faut combattre l’usure dès le premier pas de porte !

Ces traces, ces stries, c’est l’évidence même :
vous avez joué à cache-cache avec les pieds des meubles
vous avez couru dans la cuisine commis trop de voyages
franchi trop d’encoignures claqué trop de portes,
ma parole, ces creux imprimés
ces sentiers, ces sillons        vitrifier il n’y a que cela.

Lisses lisses les planches dans lesquelles se mirera la peau
lisse le dehors et pur et grand.

Il faut savoir s’effacer en toute modestie.
Le vide à l’état pur.

Vitrifiez le plancher oubliez qui vous avez été,
je vous enverrai la facture oui, vitrifiez ce plancher
oubliez qui vous avez été.

Puis il nous tend la feuille pour une signature.

 


Dehors aussi




Des chantiers encore, la terre creusée comme le visage d’un ascète, ou alors rebuts, amas, sédimentations en strate, énormes tumuli juste au bout des doigts.

Il suffit de gratter pour trouver un cadavre.

Si loin si près le souffle cyclonique des pelleteuses. Tu as beau changer de trottoir d’amis d’histoire, tu l’entends toujours, à tort et à travers, ce râle de bulldozer.

Ça creuse cogne avec le marteau ça écartèle le bitume, forceps, lézarde le béton, les pensées, ça s’engouffre dans les failles. La ville s’éveille en lambeaux et casques jaunes, canalisations éventrées.
Drôle de guerre, désolation.

Ne pas s’égarer dans des boyaux torturés contourner les trous comme un acrobate on voudrait jouer à la marelle sur les planches branlantes, trouver la voie et le trésor avec, se dire que forcément ça ne va pas durer.

On n’en revient jamais de toujours revenir à la poussière.

 


Labyrinthe




On erre dans le labyrinthe familier où sont connus les culs de sac, les voies sans issue et toutes les aspérités. Ce qui, en revanche, surprend, ce sont ces piles d’objets, ces colonnes sans fronton, encombrement de matières et d’idées contre lesquelles les pieds trébuchent et l’âme bute.

Dans la gorge nouée l’étrangeté de la demeure, quand la vie des choses lui échappe, ponctionnée de sa mémoire. Déménager, une mort où l’agonie dure le temps d’un carton.

 


Souris



La souris trouvée morte ce matin, dans le placard sous l’évier, où tu cherchais la casserole pour chauffer le lait. Un appartement vide peut-il avoir raison d’un rongeur ? Il paraît que les souris sont comme les fleurs, elles aussi s’étiolent si on ne leur parle plus. Tu as déjà saisi le carnet pour lui graver une épitaphe d’encre sur le marbre de la page que soudain, entre le papier et l’œil, une furtive apparition interrompt le mouvement de la main. Une autre traverse le couloir. Tu te frottes les yeux en croyant un instant à la résurrection. Puis oses croire : peut-être une autre, au moins, à prolonger notre existence, à se souvenir de sa sœur du placard. Et tu remercies.


 


Trou de serrure


Un monde grince dans un trou de serrure.
On le verrouille à double tour, longe le
palier, tourne à gauche, contre un mur
crayeux, descend quatre sales marches,
vers la cage de l’ascenseur.

Derrière les épaules se découpent un
post-it rose avec le numéro du relevé
la plaquette de la porte, sans patronyme.
Désormais tu es personne ou rien que
l’ancien locataire, celui des souris, de
l’infiltration d’eau, sa facture à payer
au lieu des lettres et du cyclope.

Un monde grince dans un trou de serrure.
On évite de se retourner.

Derrière une autre porte, une voix hurle que
Cuche a fait le meilleur temps de course.

 


Effraction


une bataille d’ombres d’ongles cassés

les choses elles entrent par effraction
contre toi sinuent se préparent à l’attaque
affûtent la morsure
puis retournent d’où elles sont venues
dans la mémoire des murs

les souvenirs ils entrent par effraction
juste quand on voudrait s’en défaire
mais sans eux c’est toi qui te défais
te demandes si te taire ou parler
car avant le papillon on brasse
on brasse la bave de la chenille



Mini entretien par Cécile Guivarch

D'où vient l'écriture pour moi ?
De très loin, de très profond, sans que je sache d'où. L'écriture n'est jamais projetée, préméditée, en tout cas quand il s'agit d'écriture poétique. Elle arrive sans prévenir, dans un bus, un café, chez moi... je saisis alors ce que j'ai sous la main pour noter ce qui me traverse, puis je laisse reposer, souvent longtemps, avant de reprendre mes notes en main. Ce processus est donc totalement intuitif et d'une mystérieuse nécessité au moment où les mots se donnent. Et la liberté qu'on éprouve alors n'a pas de prix.

Comment travailles-tu tes écrits ?

Je laisse les mots reposer longtemps, parfois deux ou trois mois, parfois deux ans. Puis un jour je me relis et une ligne directrice commence à se dessiner. Je rassemble les textes qui se répondent et commence alors le travail sur la forme et le style jusqu'à ce que j'obtienne en ensemble qui me semble cohérent et sincère par rapport à ce que je suis et ce que je souhaite dire. Le travail sur la forme et le style est celui qui, selon moi, demande le plus de temps et de patience pour qu'un recueil de poésie, par exemple, sonne juste.

Quelle est ta bibliothèque idéale ?
Difficile de dire comment
serait ma bibliothèque idéale.... Dante, Szymborska, Pierre Chappuis, Antoine Eymaz, Akhmatova, un peu de Camus, et tant d'autres... Je la voudrais toujours ouverte.

 

Silvia Härri est née à Genève, en 1975, d’un père suisse et d’une mère italienne. C’est également là qu’elle vit, rêve, aime et écrit en naviguant avec joie entre les deux langues qui composent son identité linguistique. Elle a publié deux recueils poétiques (Sur le fil, Ostra Vetere, 2006 ; Balbutier l’absence, Samizdat, 2010) ainsi que des textes dans le collectif Creuser les voix (Samizdat, 2012). Elle écrit également des proses poétiques et de nouvelles en français ou en italien (A quoi rêvent-ils, Encre Fraîche, 2011) et s’adonne à la traduction. Ainsi des extraits de Balbutier l’absence dans sa version italienne ont-ils été publiés dans la revue italophone « Opera nuova » (4, 2011).

Licenciée en lettres, elle a enseigné la littérature italienne à l’université avant de se tourner vers l’enseignement de cette même langue ainsi que de l’histoire de l’art au collège Calvin de Genève.


 
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