TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Voix du monde ~ Gihan Omar
Extraits de Avant de Détester Paolo Coelho
Traduit de l'arabe (Egypte) par Suzanne El Lackany

 

Retour aux voix du monde

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 



Je ne suis pas un jardin parfait

Pareille à une fleur
Je laisse les abeilles se poser sur mon visage
Je sens leurs pattes délicates
Foisonner sur mes joues
Je ne bouge plus
J’évite de donner des ordres
A mon corps
Je fête seulement cet instant
En silence
Je les observe
Glissant jusqu’à mon cou
Me piquant gentiment
Elles aspirent mon nectar
Je disparais sous leur désir violent
J’aime mes yeux maintenant
Car leur mouvement confirme mon existence
Et me permet d’en voir encore plus
Venant impatientes,
Les plus audacieuses
Se faufilant vers un passage minuscule
Entre les deux seins
Je rentre tout doucement dans la cuisine, la nuit,
J’ouvre le pot de miel
Avec une fierté cachée…
Je remplis une petite cuillère
Et je commence à me goûter moi-même.

 

Sémiologie

Ne porte pas le blanc
Il te rend pure
Mais il révèle ta faiblesse…
Ne porte pas le rouge
Il te rend ravissante
Mais il dévoile ta passion…
Ne porte pas le jaune
Tu ressembles à un morceau de soleil
Mais il rehausse ta solitude…
Porte le noir
Le noir seulement
Porte-le tout le temps…
Le noir qui sacralise le teint de ta peau
Et paraît comme un ciel qui exalte la lune
Le noir qui me fait sentir que je suis mort
Et que tu es en deuil
Mélangeant tes larmes aux grains de café
Et tu allumes des bougies
Dans l’armoire de tes habits
Pour que dansent tes robes colorées
Pour fêter mon départ.

 

Partie carrée

Il ferme les yeux
Il l’imagine une femme plus belle
Elle ferme les yeux
Elle l’imagine un homme qui l’aime
Tous les quatre étaient dans le même lit
Elle
Lui
La femme belle
L’homme qui l’aimait
Ils nouent les bords du drap coloré
Chaque main tient un coin du drap
Peut-être qu’ils en auront besoin
Comme d’un parachute
A l’instant où ils vont tomber du ciel…
Et à cause de beaucoup de crimes de l’imagination
Passés ou planifiés à venir
Elle peut s’éloigner et planer.
Pas une fois ils n’ont évoqué ce sujet.

 

Avant de détester Paulo Coelho

Espérant que la première dame d’Egypte portera bonheur
On nous a donné nos prénoms
Et nous avons démasqué les idées cachées des pères
Ambitieux
Gihan Kaoud
Gihan Omar
Deux petits mondes
Du siècle passé
La ressemblance des prénoms nous a offert
Un pacte d’amitié désintéressée
En ce temps-là
Nous n’étions pas encore atteintes
De la fièvre de la différence.

Dans un endroit comme la cité aérienne
Ce quartier isolé
Qui réunit les familles des officiers
Avec leurs différents grades
L’appellation politique
Etait un fait ordinaire,
Les papillons nous rendaient joyeuses
Nous batifolions derrière les papillons
Avant de détester Paulo Coelho
Et nous rêvions de les conserver
Sur les murs ternis de nos chambres.

Après la démission de mon père
De peur que ne l’avalent les dents des roues des avions
Qu’il ajustait,
Mon amie et moi nous nous sommes séparées
Et nous n’avons pas réussi à lire les signes
Et suivre leur chemin
L’échange des lettres de silence nous suffisait.

Des années plus tard
Je la verrai sur la première page,
Et sans amertume,
On mettra la photo de son mariage où je n’étais pas
Et la photo de son enfant qui ne me connaît pas,
Je me suis rappelée des ailes des papillons
En poussière par notre incessante cruauté.
Gihan Kaoud est morte
Parce que son collier de diamant
A brillé dans l’esprit de son voisin
Alors qu’il regardait le soir un film romantique
Son voisin qui passait par une gêne d’argent
Et qui a serré de ses deux mains son cou délicat.

Les romans de Paulo Coelho se sont éparpillés,
Qui étaient rangés sur le piano
- Durant la lutte -
Car les romans n’avaient pas deux pieds
Pour monter sur l’échelle musicale.

 

Les moustaches de Bartholdi

La Liberté
Est une statue
Ancrée dans son socle
Elle lève le bras droit
Elle époussette de temps à autre
Quelques poils
Tombés de la moustache de Bartholdi
Pour se fixer sur les longs plis de sa tunique
La statue craint que le flambeau ne devienne
De vraies flammes
La statue ne peut pas se promener la nuit
Dans les rues de New York
La statue a peur et ne peut pas
La statue désire la liberté.

 

Une marionnette


Tant que tu es assis là-bas
A me bouger à ta guise
Comme une marionnette
J’apporterai de grands ciseaux
Et je couperai tous les fils
Qui lient mon corps
A tes doigts
Et je te laisserai comme ça
A faire mouvoir le vide.


 

Lorsque j’y vais seule

Le gardien de la conscience
Cet être avachi
Qui s’appuie sur sa canne
Avec ténacité
Empêchant le passé
De se déverser à tort et à travers
Sur moi maintenant…
Le gardien qui range les déboires
Dans des coffres hermétiquement fermés
Et qui sèche les morts avec une docilité
Excessive
Il ne laisse jamais la porte ouverte
Sauf lorsque j’y vais seule
Des années plus tard… à ce que je crois
Je lui demande la permission de rentrer
A la lumière d’une chandelle consumée
Dans ces lieux enténébrés.
Lorsque la fatigue est plus forte que moi
Je m’assieds… la main sur la tête
Je pleure
Avec des sanglots hystériques
Car le gardien est devenu vieux
Et je suis jeune encore
Il pourrait mourir en un moment imprévu
Et laisser les portes ouvertes,
Quel destin
M’attend.

 

Actions quotidiennes

Je reste muette comme un rocher
Je clapote comme une cascade
Je me souille de médisances
Je parle avec des nuages que j’aime
Je retire ma tête comme une tortue
A l’intérieur de mon corps,
Je m’amenuise comme une fourmi
Je chuchote au sable comme une autruche
Je me purifie par des relations coupables
Avec les vagues.
Je me pose sur la tombe de ma mère
Comme un pigeon sauvage qui a perdu la mémoire.
Je demande encore plus comme une enfant
Je me contente de peu pareille à une pénitente
Je me colore comme un caméléon…
Je me révolte comme une libertine
Je me protège tout contre le chat
Je tranche dans les décisions comme un homme…
Je m’abstiens de manger
Comme une ascète,
Je me libère de mes vêtements
Comme une professionnelle de strip-tease
Je pleure parce que les ailes du papillon
Se sont effritées dans ma main,
Je gravis la montagne sans but
Je galope comme une gazelle qui a peur
Je m’arrête comme un lion qui se repose,
J’achève mon poème…
Sans qu’il ne dévoile
Son sens caché.

 

Gihan Omar

Poétesse égyptienne née au Caire en 1971.
Elle a fait des études de philosophie à l’université du Caire et rédige une thèse sur la généalogie des valeurs chez Nietzsche.
Elle vit et écrit au Caire. "Avant de détester Paulo Coelho" est son second recueil (paru au Caire en 2007). Les critiques arabes l’ont reçu avec enthousiasme et ce recueil a connu immédiatement un grand succès dans les milieux intellectuels mais a touché aussi la génération des jeunes lecteurs attirés par la modernité de son écriture.
Dans Al-Ahram Weekly, hebdomadaire égyptien de langue anglaise, un article critique rend compte du livre à sa parution ("Of turtles and other obsessions" ou "Des tortues et autres obsessions", n° 845 du 17-23, mai 2007, disponible sur le net). La critique met en évidence cet aspect particulier qu’ont certains des poèmes du recueil et qui relève du transgénérique (surtout au niveau de la structure narrative et aussi la longueur des titres parfois). Cet article a montré comment la poétesse se voit vivre dans des scènes et des actions dynamiques tout en l’exprimant avec une très grande économie de sens.
Des poèmes extraits de ce recueil ont déjà été traduits en anglais et en allemand dans des revues ou à l’occasion de rencontres poétiques.
Les poèmes de Gihan Omar sont représentatifs de la tournure que prend actuellement le genre que les critiques arabes ont nommé poème en prose. Dans les lettres arabes, ce genre est issu de l’écriture poétique en vers libres de la période des années 1950-60. Le poème en prose, en quête de liberté, a encore des adversaires qui lui préfèrent la rime et la métrique classiques mais il a surtout de nombreux partisans. C’est un art libre - liberté absolue de la pensée, de la langue et de l’esthétique - promulguant des initiatives individuelles. Certains estiment que l’idée à la base est une dissidence contre la culture officielle de l’Etat. C’est un genre d’ouverture et de tolérance épousant tous les sens possibles et s’appuyant sur le rapport personnel du poète avec la langue. Le poème en prose arabe privilégie le rythme (des mots et de la parole) et n’obéit plus à une métrique en particulier, ni à des règles. Ceux qui l’ont analysé profondément ont avancé que ce genre poétique est une révolution radicale et démantèle ‘la Bastille de la langue’ pour donner vie à une langue nouvelle qui soit celle du présent. Ils y ont vu une déconstruction des modèles dominants pour mieux construire un modèle nouveau tant au niveau de la forme que du contenu.
La poésie de Gihan Omar se situe dans cette optique esthétique. Et comme on l’a écrit dans Al-Ahram Hebdo récemment, elle capte les détails du quotidien d’une part et elle ajoute aussi au poème en prose une terminologie puisant ses sources dans la psychologie et théâtralisant des séquences de vie, parfois même des tranches de vie. Ce qui prouve encore une fois la liberté absolue du poème en prose, genre élu par cette femme poète qui lui apporte une originalité innovante, loin des traditions.

Suzanne El Lackany
Traductrice littéraire


 
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