On
dit que la traduction est un art difficile. Quel est ton avis ? En quoi
est-ce que cela est-il difficile ?
Oui, la traduction est un art difficile, et la traduction
littéraire, que je pratique principalement, l’est peut-être
encore plus, parce que la traduction de poésie demande extrêmement
de rigueur, et exige que le traducteur soit aussi poète : le
résultat est un poème écrit dans la langue cible
et il faut qu’il soit à la fois un reflet fidèle
du poème original, une réinterprétation, et une
nouvelle création.
Cela dit, je pense comme Walter Benjamin que «
la vraie traduction est transparente, elle ne cache pas l'original »
(La Tâche du traducteur, 1923), c’est-à-dire que
le traducteur doit s’efforcer de rester fidèle au style
de l’auteur qu’il traduit, au lieu de vouloir à tout
prix écrire dans une belle langue. Quand je traduis un poète,
je cherche d’abord à cerner son style, afin de ne pas effacer
ce qui en fait la singularité (les anaphores et les épiphores
dans les poèmes de Leah Goldberg par exemple, qui pourraient
aisément être considérées comme des répétitions
malheureuses, ou le style particulier d’Uri Orlev, poète
à treize ans au camp de Bergen-Belsen). Ainsi, je vais écrire
en français exactement sur ce qu’écrivait le poète
que je traduis, tout en gardant ceci en tête : comment ce poète,
avec son style bien à lui, aurait-il dit cela en français
s’il l’avait écrit directement dans cette langue-là
où il l’a écrit ? C’est une règle à
laquelle je m’efforce de ne pas déroger, même si
elle ne facilite pas ma tâche, mais je t’avoue que plus
c’est difficile, plus j’aime traduire !
Cependant, la traduction doit évidemment pouvoir
se défendre toute seule en tant que bon poème dans la
langue d’arrivée, et pour cela, le traducteur doit écrire
avec son corps. Je veux dire par là que le traducteur doit ressentir
en lui ce que l’auteur a ressenti lors de l’écriture
de son poème. Il existe des moyens pour se mettre en condition,
si je peux m’exprimer ainsi : se plonger dans des archives, s’immerger
dans une musique et des images particulières, ou dans ses propres
souvenirs et expériences, si tant est qu’ils sont analogues
à ceux de l’auteur, bref, habiter le corps tendu ou tremblant
de l’auteur qui écrit.
Outre le fait que le cœur du traducteur bat au
rythme de celui de l’auteur, la respiration se fait si possible
au même rythme (d’où l’importance de toujours
(re)lire à voix haute). Traduire est une tâche très
physique : on ne traduit pas qu’avec un cerveau pensant et des
doigts pianotant un clavier, mais aussi avec ses yeux, son souffle,
avec tous nos sens en fait. Si le sentiment de solitude qui étreignait
l’auteur que je traduis pendant qu’il écrivait ne
tord pas mes propres boyaux au moment où je réécris
son texte dans une autre langue, c’est que je ne suis pas en phase
et qu’il est préférable que j’attende, pour
reprendre plus tard. C’est comme l’amour.
Je m’aventure peut-être un peu loin ici
et j’aimerais préciser que j’adhère tout de
même à la formule tears blur the picture (« les larmes
rendent l’image floue »), énoncée par je ne
sais plus quel théoricien anglo-saxon de la littérature
pour dire que les sentiments empêchent une approche (et une critique)
objective du texte. En traduction littéraire, l’équilibre
nécessaire entre objectivité et subjectivité n’est
pas facile à obtenir.
Est-ce qu'en tant que poète la traduction
est pour toi une nécessité pour ton propre travail d'écriture
?
Oui, plus je traduis, plus je me rends compte que la
traduction est de plus en plus essentielle à mon travail d’écriture.
La poète et critique littéraire ukrainienne Oksana Zabuzhko
pense que « pour un poète la traduction est aussi nécessaire
que la pratique des gammes pour un musicien » (dans la revue The
Poetry Review, 2009) et je partage son avis. Je traduis tous les jours
au moins un poème pour le plaisir, c’est-à-dire
un poème que personne ne m’a demandé de traduire.
Cela me procure une respiration et un souffle, une inspiration parfois
aussi. Je ne le tape pas forcément, je peux traduire sur des
bouts de papier, ou directement dans le livre que je suis en train de
lire, dans la marge.
Selon Yves Bonnefoy, « trop s'aventurer en soi
sans plus écouter [...] les autres, c'est se vouer à la
solitude [...] » (propos d’Yves Bonnefoy sur le travail
de traducteur, dans La Communauté des traducteurs). Traduire
de la poésie c’est avant tout lire de la poésie,
et écrire de la poésie sans en lire est impensable, non
? Tout est lié, la traduction, l’écriture, tout
se nourrit et se répond, dans un continuum, une relation dialogique,
comme dirait Bakhtine (je me permets de simplifier à outrance
ici, bien sûr).
Comment choisis-tu les auteurs que traduis ?
Pour ma part, le choix se fait presque toujours avec
le cœur. Je crois que tout comme on lit de préférence
les poètes qu’on aime, on traduit aussi les poètes
qu’on aime, sinon on ne parvient pas à les comprendre,
ou du moins, si on n’aime pas tout, il faut au moins que l’on
soit convaincu, par leur sincérité, leur message, leur
cause s’ils en défendent une, etc. Il m’arrive de
tomber sur un poème ou un livre de poèmes qui me plaît
énormément, je commence à le traduire, je m’enthousiasme
et m’enflamme, j’écris alors à l’auteur
(s’il est encore en vie), je lui envoie une ou deux traductions
et lui demande s’il aimerait que je le traduise. Il arrive aussi
que je traduise quelqu’un parce que je crois en sa cause et je
désire m’y rallier (je m’intéresse de plus
en plus à la poésie écrite par les poètes
contemporains iraniens dissidents, comme Merhdad Arefani). Ou bien je
vais traduire un auteur que j’admire et dont le travail est méconnu
en dehors de son pays. Il m’arrive également d’être
contactée par des auteurs, notamment parce qu’ils ont lu
mon travail déjà publié ou des extraits sur mon
site (www.sabinehuynh.com). Je n’accepte que si ce que fait ce
poète me plaît assez. Il arrive enfin qu’un poète
que j’ai traduit me demande ensuite de traduire ses poèmes.
Souvent, un poète que vous avez traduit vous demandera de continuer
à le traduire et à mon avis c’est une aubaine.
Et comme je l’ai dit plus tôt, je traduis
sans cesse pour le plaisir, des poèmes qui me plaisent et me
parlent, peut-être avec le désir de m’approprier
ces mots, parce que j’ai la certitude que j’aurais pu les
avoir écrits, ou que je les ai déjà pensés.
Je précise que j’ai une préférence pour la
poésie écrite sur, pendant, ou dans la Shoah. Comment
expliquer cela ? Ce sera pour une prochaine fois !
Lorsque l'on traduit, comment cela se passe
au niveau de l'édition ?
Au niveau de l’édition, ce qui s'est passé
jusqu’à présent est que soit l’auteur que
je traduis (ou son agent) a déjà une idée en tête,
soit je propose moi-même un extrait de l’ouvrage traduit
à un éditeur lorsque j’ai terminé. Je peux
choisir l’éditeur moi-même, ou le faire avec l’auteur.
Comme il est nécessaire de publier sur la Toile, je propose souvent
mon travail à des revues littéraires en ligne. Je propose
également des textes à des revues papier. Il existe d’excellentes
revues d’arts, de littérature et de traduction qui sont
intéressées par des traductions, en France et ailleurs,
comme Terre à ciel, Terres de femmes, Temporel, Retors, Pratilipi,
The Poetry Review, TraduzioneTradizione, Cyclamens and Swords, etc.
Dans tous les cas, je demande toujours à l’auteur son accord.