Cécile Odartchenko voue
sa vie à la littérature, et au courant du désir
qui en est, pour elle, l’assise secrète, à jamais
changeante, à jamais recommencée. Ceci en éditant
de la poésie. Ceci d’abord en étant auteure. Alors,
quoi d’autre que les livres qu’elle a écrits, et
dont certains sont épuisés, pour parler d’elle,
pour reconstituer la mosaïque de son être même ? Nous
trouverons ainsi, dans l’ordre de leur parution, quelques extraits
pouvant donner le la de sa voix.
Mais d’abord, écoutons-la, cette voix, dans son quotidien,
au détour d’un entretien, apprivoisons son timbre.
1. Entretien : « Je peux regarder pousser
une plante sous mes yeux, […] jour après jour, et être
complètement concernée ».
— D’où te vient le
désir de publier (rappelons que tu t’occupes des Éditions
des Vanneaux) ?
— J’écrivais des textes, des poèmes, des haïkus
et je les éditais avec mon ordinateur (comme Laurent Albarracin
avec Le Cadran ligné) : j’offrais ainsi des textes à
mes amis et à la famille pour les fêtes, pour Noël,
parfois je pensais à faire mieux et l’idée s’est
concrétisée quand mon frère m’a demandé
de lui faire un recueil…J’ai pensé qu’il méritait
mieux que l’ordinateur, j’ai conçu une maquette qui
a plu immédiatement, j’étais entourée de
poètes en Picardie, ils m’ont tout de suite donné
des textes, des recueils à faire et ça a démarré
très très vite…
— En quoi le désir de publier s’enracine-t-il
dans ta relation au père ?
— Mon père était poète. Il
est encore mal connu bien qu’il soit lu en Russie maintenant mais
pas encore traduit. J’ai une dette envers lui, une dette qui s’est
pro….pagée….
— Peux-tu nous parler de ton père et de
l’importance, extrême, qu’il a eue pour toi ?
— J’ai eu une enfance triste, très
seule, pendant douze ans, reléguée, n’allant pas
à l’école, pas d’enfants, pas d’amis…
mais lectures intensives de nuit comme de jour… Mon père
est venu me voir une seule fois, mais cette fois a compté pour
la VIE… Il m’a donné la VIE et avec lui, la poésie
qui passait par lui.
— Tu es d’abord auteure. Le désir
de publier et le désir d’écrire marchent-ils main
dans la main ?
— Pas toujours ! D’abord, la plupart des
poètes ou écrivains pensent qu’on ne peut pas faire
les deux et que si on est éditeur c’est qu’on est
mauvais écrivain…Tous ne pensent pas cela…par exemple
Pierre Garnier est très attentif à ce que j’écris,
Pierre Dhainaut aussi…Et en réalité, ma difficulté
à trouver un éditeur qui me ferait connaître c’est-à-dire
qui m’accueillerait globalement (avec mes livres épuisés
à rééditer), est peut-être un bien…
J’ai peu de visibilité donc je n’écris que
ce qui est vraiment nécessaire… (pour moi !)
— Le désir de publier et le désir
de lire sont-ils intrinsèquement liés ?
— Le désir d’écrire et de
lire sont liés, oui : quand je suis motivée par l’écriture,
je lis beaucoup….
— Publier, est-ce d’abord et avant tout
une question de désir ? Une inflexion du désir de vivre,
qui est un désir de découverte, de partage, un désir
de mots et de monde ?
— À la place de "publier", je
mets "écrire"… C’est un besoin qui répond
à une levée du levain dans le corps et dans l’esprit
et qui est directement en prise sur le désir… Le ruissellement
ne peut pas être contenu… quel qu’il soit…
— Que cherches-tu en premier, lorsque tu ouvres
un manuscrit ? Toucher le grain d’une voix singulière qui
vient te toucher ? Être emporté dans un voyage ? En somme
: le connu ou l’arrachement à soi ? Cherches-tu tout autre
chose ?
— Un manuscrit, c’est différent d’un
livre… Quand c’est un livre je sais ce que je vais y chercher…
Un manuscrit je ne sais pas et souvent cela me terrifie… Peut-être
parce qu’il y en a vraiment trop qui sont mauvais, et qui me tombent
des mains… je m’aperçois que ça m’intéresse
quand je me surprends à le lire et que je suis en train de lire
depuis une heure ou deux… ça arrive ! Et si ça me
plaît c’est que c’est une VOIX nouvelle! Ce n’est
pas forcément comme tu dis un "arrachement à moi"…
je suis éditrice, je considère que je dois "servir"
la poésie… Je ne peux pas TOUT éditer, mais j’aime
penser que mes auteurs sont de qualité...
— Ton écriture est toute parcourue, jusqu’en
sa surface la plus immédiate, du frémissement des nappes
phréatiques, qui s’enchevêtrent constamment, du sensible.
Frémissement qui est un frisson délicieux d’échine,
et non un frisson de froid. Pour toi, écrire et vivre, vivre
dans le sens d’être ardemment au monde, sont-ce une seule
et même chose ?
— Oui, tout à fait !
— L’entrelacs végétal de tes
phrases communique au lecteur l’ardeur de vivre, l’ardeur
de connaître et de ressentir, mais également le chatoiement
moiré des sons, l’envolée retenue de la musique.
En quoi ton écriture a-t-elle partie liée à la
musique ? Écoutes-tu de la musique lorsque tu écris ou
la seule musique de la langue te suffit-elle, silences et cascade diamantée
des syllabes s’entrelaçant sans cesse, par la façon
que tu as de cisailler la phrase au moyen des virgules ?
— Je n’écoute pas de musique en
écrivant… j’y suis même allergique… la
musique m’empêcherait d’entendre la mienne…
Elle (la musique) pourrait détourner mes ruissellements de leur
cours… Je suis très sensible à la musique de la
poésie de Pouchkine que j’ai beaucoup entendue petite…il
y a un rapport très fort de sa poésie avec le courant…
Une image me vient souvent à l’esprit, les nuits de bacchanales
paysannes au bord de l’eau, dans les contes russes, des rivières
avec des barques, des couronnes, des poupées, tout ça
mêlé avec les eaux, et descendant le courant…
— Peux-tu nous parler de ta passion pour
Nerval ? En quoi alimente-t-elle, depuis toujours (feu pas si secret
que ça), ton écriture ?
— J’ai été nommée "Reine
de Saba" par mon père très tôt, adolescente
j’ai reçu en cadeau le livre de Gérard de Nerval,
Balkis, Histoire de la reine du matin et de Soliman, prince des génies…
J’étais déjà identifiée, par mon père,
ensuite en avançant dans la lecture de Nerval, les filles du
feu m’ont tenu compagnie, chacune avec une coloration différente
: Angélique m’a mise sur les chemins de la guerre avec
les femmes, avec ma mère ; Sylvie m’a fait retourner des
émotions et des paysages subtils, une atmosphère à
la Corot que j’ai retrouvée en Picardie (où mes
parents ont eu une maison avant que j’aie la mienne) et Aurélia
m’a été proche par la folie que j’ai côtoyée
de très près malheureusement...
— Quelles sont les autres figures les plus marquantes
pour toi ? As-tu le sentiment qu’elles vivent avec toi, auprès
de toi, partages-tu ce sentiment qui était, notamment, celui
de Léon-Paul Fargue alors qu’il évoquait les auteurs
morts qu’il avait aimés, et qu’il continuait d’aimer
malgré la mort ?
— Oui, bien sûr, certains auteurs vivent
en moi, et d’ailleurs je suis prête à les rassembler
pour les relire maintenant entièrement… Ça va être
une bibliothèque en fait… mais comme je projette une année
sabbatique, je pense que je vais la prendre avec mes "amis"
autour de moi… Et sans doute dans une île… Qu’emportez-vous
sur l’île déserte ? Dans mon cas c’est un grand
"paquet"!
— Tu as consacré un « Présence
de la poésie » à Pierre Garnier (Pierre Garnier,
Éditions des Vanneaux, 2007, 257 p.). Peux-tu nous parler de
cet auteur, de l’importance qu’il a pour toi ?
— J’ai tout de suite aimé énormément
la poésie de Pierre Garnier (le premier recueil édité
par moi : Heureux les oiseaux, ils vont avec la lumière), et
en allant, j’ai tout aimé, je me sens très proche
de lui, à cause de l’enfance, de l’érotisme
aussi (Adolescence) et du spatialisme… Moi aussi j’ai besoin
de recréer l’unité… Lui c’est sur les
ruines de la dernière guerre mondiale, moi c’est sur d’autres
ruines...
— Tu as pratiqué énormément
d’ateliers d’écriture. Cette pratique a-t-elle nourri
ton écriture au point de la changer ?
— Non, mais j’ai toujours été
bouleversée par des enfants maltraités (je l’ai
été) qui s’épanouissaient en prenant le chemin
des étoiles… parfois guidés par Pierre Garnier (sa
poésie) ; j’ai fait aussi cette expérience en prison
(maison d’arrêt de Beauvais). Ce qu’il y a de magique
avec la poésie de Pierre Garnier c’est le support spatialiste,
le presque rien, qui permet aux êtres d’avancer sans crainte,
ils ne se sentent pas écrasés par une culture qui les
dépasserait…C’est extrêmement important…
— Quels sont les liens entre cette pratique et
ton métier d’éditrice ? Quels sont les liens entre
cette pratique et ton métier d’écrire, qui est le
métier de vivre ?
— Personne ne peut vivre sans amour… Et
moi j’en ai eu très besoin… Mon cercle de poètes,
c’est le cercle, (ronde) qui m’entoure, me protège,
me tient par la main, danse avec moi… Je ne pourrais pas m’en
passer…
— Tu as traduit de l’anglais avec Nicholas
Mandelbaum des poèmes de Michael Curtis (voir Taking shape, selected
poems, 1984-2005, Beuvry, Maison de la poésie Nord-Pas-de-Calais,
2006, 179 p.). Peux-tu nous parler de l’origine de ce projet ?
Traduire, est-ce réunir dans la même pièce le désir
d’écrire et le désir d’offrir l’hospitalité
à un texte qui vient d’ailleurs, en somme ton métier
d’auteure et ton métier d’éditrice ?
— J’ai beaucoup traduit dans une autre vie…
Pour Nathan, pour Stock… J’ai gagné ma vie avec la
traduction avant de devenir éditrice… Mais je me sens plus
légère et plus libre avec le métier d’aujourd’hui…
C’est très long et lourd de traduire surtout si c’est
un très grand auteur comme Platonov dont j’aurais dû
traduire les œuvres complètes… Si cela s’était
réalisé, je serais encore à l’ouvrage….
— Tu as consacré un livre à Claudel
(Lecture de Claudel, Berthecourt, G & g, 1998, 33 p.). En quoi cet
auteur t’a-t-il influencé durablement, dans la façon
qu’il a notamment d’être tout écoute, avec
l’œil, face au monde, face à son déhanché
incessant dans son cours inéluctable et merveilleux (tout parcouru
des menus magnifiques de la vie), par le foisonnement des détails
changeant constamment du visible, du visible et de l’invisible
mêlés ?
— J’admire le Claudel jeune, le Claudel
en Chine et au Japon… Ses pièces de théâtre,
ses proses, (Connaissance de l’Est) et sa langue faite de pierres
et de terre… Qu’Alain Cuny ait interprété
ses pièces avec sa voix très rocailleuse, je trouve que
c’est hallucinant...
— Comment naît en toi l’idée
d’un livre ?
— Il doit y avoir gestation sans que je le sache
vraiment, je sens parfois que je suis "enceinte" et que "ça"
pousse… et puis un jour "ça" se met à
dévaler sur la page blanche… et j’en suis la première
étonnée….
— Quand tu es plongée dans le processus
de l’écriture, à quel moment sais-tu qu’un
livre est achevé ?
— C’est lui qui me le dit.
— La phrase naît-elle sur le papier
ou naît-elle d’abord dans ton esprit, le papier n’étant
qu’une forme d’accouchement qui fait suite à la lente
maturation ayant lieu dans le lieu sans lieu de la conscience et de
l’inconscient ?
— Je viens de répondre à cette question…
la phrase naît sur le papier et elle est "juste" d’emblée…
je rature très peu….
— Il y a chez toi, très présent,
un érotisme du sensible. Sensible de la vie, de la nature, mais
également sensible de l’art, et en premier lieu de la peinture.
Cet érotisme, que tu éprouves, pour ce qui est de l’art,
par le regard, cet érotisme que tu vis avec les petits mains
du regard, est-il manière de feu pour ta vie et pour ton écriture,
les deux étant inextricablement (d’un même élan,
d’un même envol) liées – reliées ?
— L’art, oui, et la peinture, mais même
un pot dans un musée ont provoqué chez moi de grandes
émotions, de véritables orgasmes, au point de me coucher
par terre (Scuola San Rocco), je suis très bouleversée
par ce que je vois… Je peux regarder pousser une plante sous mes
yeux, (dans un pot) jour après jour, et être complètement
concernée… Mon écriture est aussi une liane, un
chèvrefeuille, une fleur de la passion….
— L’écriture est-elle ontologiquement
(même la plus chaste) érotisme ?
— L’écriture (la mienne) n’a
rien de chaste… même si j’écris en état
de "chasteté" complète… (je veux dire
si je n’ai pas d’amant pendant une période prolongée)
mais elle n’est pas chaste pour autant… Il n’y a pas
que le vagin… on voit et jouit par le regard, par tous les pores,
par la main et le souffle…
— Tu es, pour ceux qui te connaissent, c’est
ce qui apparaît immédiatement, un être passionné,
conduit, guidé par la passion, par cette passion qui est d’abord
une façon d’être de plain-pied, pleinement, jour
après jour, à chaque instant, dans l’amour, et donc
dans la vie, dans la façon qu’a la vie de pouvoir être
vraiment vue, entendue, par l’amour. Est-ce la passion qui t’a
conduit à être éditrice ?
— Oui, j’éprouve tous les jours l’amour
entretenu par mes soins…. Des petits feux de la Saint Jean (chaque
livre) qui brillent dans la nuit ; je saute par-dessus, les tas (de
livres) sont de plus en plus hauts… je saute encore...
— Est-ce la passion qui t’a conduit à
écrire ? Qui continue à te conduire dans l’écriture
? Conduire devant être pris dans le sens également de conducteur,
le courant étant, ici, proprement le prince ?
— Mais oui, mais oui, conducteur comme le cordon
de poudre qui va mettre le feu et soulever la montagne ?
— Les références marchent abondamment
ensemble, dans ton écriture, ballets d’êtres que
tu convoques sur la scène de l’écriture, des êtres
qui sont à la fois des artistes, quels qu’ils soient, mais
aussi des œuvres d’art, quelles qu’elles soient, puisque
parlant d’une œuvre, tu le fais d’une telle manière
que c’est soudain son être même qui paraît sous
nos yeux, et frémit, son être qui montre à quel
point l’œuvre n’est jamais factualité mais toujours
cœur qui bat sous l’apparence de l’immobilité,
vie qui palpite sous l’apparence de la non-vie ? Vie d’abord,
bien sûr, parce que l’œuvre est l’exhalaison
du ressenti de l’artiste, portant la trace de cette primitivité
du ressenti, et faisant naître un ressenti nouveau, étant
entièrement, plongeant ses racines dans l’intériorité
de l’être qui la regarde, qui la soupèse avec sa
vie, émotion ; plongeant ses racines dans l’être
qui choisit de risquer sa vie, rien de moins, face à elle, avec
elle, en donnant à son attente de toutes choses l’occasion
–la possibilité – de l’inattendu, de l’embrasement
perpétuel et sans retour de l’inattendu ; plongeant en
lui ses racines jusqu’au-dedans du ventre, par ses yeux ou ses
oreilles. Ce ballet des émotions qui se dresse quand on tourne
les pages – notamment – de ton dernier livre (Gelsomina,
« diptyque », Manosque, Propos 2 éditions, collection
Propos à demi, 2012, 165 p., 15 euros) est-il aussi façon
de tendre la main au lecteur pour qu’il puisse faire le voyage
jusqu’aux êtres que tu restitues à leur intense audace
d’exister ? En somme, s’agit-il également de donner
au lecteur le désir de se confronter directement aux œuvres
que tu restitues, pleinement, à leur présence ?
— Cher Matthieu, il me suffit de quelques-uns,
comme toi, me disant des choses si sensibles et me tendant la main,
pour que je sois pleinement heureuse… J’avais donc "balbutié"
moi aussi quelques choses qui m’ont valu une si belle écoute
?