TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Terre à ciel des poètes - Cécile Odartchenko

 

Sur Cécile Odartchenko
Présentation
Extrait de Perce-Nuits
Extrait de Le Bilboquet
Extrait de L'idée d'une femme
Extrait de Myosotis ou le Nuancier de Gérard de Nerval
Extrait de Chardonnerets
Extrait de Rabutinages
Extrait de La chair salée
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Sur internet
Bibliographie

Les fiches des poètes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne reste jamais longtemps devant soi, pour autant qu'on y parvienne

Antoine Emaz - Lichen, lichen

Présentation


Cécile Odartchenko voue sa vie à la littérature, et au courant du désir qui en est, pour elle, l’assise secrète, à jamais changeante, à jamais recommencée. Ceci en éditant de la poésie. Ceci d’abord en étant auteure. Alors, quoi d’autre que les livres qu’elle a écrits, et dont certains sont épuisés, pour parler d’elle, pour reconstituer la mosaïque de son être même ? Nous trouverons ainsi, dans l’ordre de leur parution, quelques extraits pouvant donner le la de sa voix.
Mais d’abord, écoutons-la, cette voix, dans son quotidien, au détour d’un entretien, apprivoisons son timbre.

lire entretien par Matthieu Gosztola

Cécile Odartchenko - extrait de Perce-Nuits, Acropole, 1983


La grande fête de sa vie, celle qui les avait précédées toutes, c’était dans son jardin de roses et de solitude qu’elle l’avait connue, foudroyante et superbe. Les bombes pleuvaient alors sur Rouen, Beau vais, Paris ; les cathédrales s’effondraient ou résistaient, selon le cas ; les gens se terraient dans les caves, s’enroulaient frileusement dans des couvertures nuit après nuit, leurs enfants dans les bras et mangeant des rats. Sa mère, les cheveux au vent, accrochée à la barre extérieure chromée, verticale, d’une portière de wagon de chemin de fer, debout sur le marchepied, regardait filer les rails avant de se laisser tomber en contrebas, sur le talus, tandis que le train explosait un peu plus loin dans le brouillard. Les lits de pétales de roses fraîches que le père lui faisait, allant jusqu’à acheter, dans son délire, des charrettes entières de fleurs à la marchande du coin, c’était bien fini. A sa façon, sa mère aérait son corps, le livrait au vent, et la vie, en elle, choisissait une forme particulière de résistance : la résistance-fer. Pendant ce temps, le père, démuni, s’était inventé un nouveau jeu : aller dans le Midi, avec les garçons, rendre visite à la Reine de Saba. Il avait vendu son costume de rechange, ses chaussures, sa machine à écrire, quelques livres rares, emprunté à gauche et à droite et ils étaient arrivés, triomphants, des pétards plein les poches, pour bousculer les habitudes, rire, tempêter, raconter, promener, gaver, acheter, surprendre. Et elle riait jusqu’aux larmes, sursautait, écoutait, roulait en carrosse, consommait, n’en revenait pas d’ahurissement, assise en haut d’un escalier de grand magasin sous une coupole en verre de couleur, un ours blanc dans les bras, trop beau pour elle. C’étaient des histoires à n’en plus finir, des oies rôties, des pêches Melba, des fiacres, des virées à la mer, des photographes de plage et, le matin, dans le lit énorme, avec les hommes, les garçons, les trois rois mages, l’érotisme et la volupté. Son cœur battait toujours, quand elle gravissait l’escalier matinal, petite, menue dans sa chemise de flanelle. Elle avait peur. Elle leur en voulait presque d’être tout à coup si effroyablement présents, de n’avoir pas plus de délicatesse, de pudeur. Mais elle ne pouvait pas leur exprimer cette démesure ; elle pouvait seulement la subir, puis, l’air égarée, serrant l’ours dans ses bras, rester de nouveau seule dans le jardin où leurs rires résonnaient encore. Ils lui écrivaient des lettres, le ciel transportait leurs pensées ; des tortues marchaient obstinément dans la campagne chargée de mimosa ; l’ours était doux à caresser ; elle se mit à rêver d’apparitions.

Cécile Odartchenko - extrait de Le Bilboquet, Canevas Editeur, 1994


Avec Dine, il s’était trouvé dans une barque, sur un étang, après une marche dans la forêt. Elle avait seize ans, était la fille de notables du coin qui venaient en vacances dans un château qu’avait fréquenté un certain abbé de Bucquoy. Les grandes personnes faisaient la fête, sa grand-mère servait les tables disposées sur la pelouse. Il était venu en vélo chercher un sandwich et s’apprêtait à repartir pour aller pêcher. Dine, accourue à sa rencontre, lui avait demandé de l’accompagner en promenade. Ils avaient marché ensemble, lui poussant son vélo, elle s’arrêtant au bord des talus pour faire un bouquet bleu de campanules et de scabieuses. Au bord de l’étang, ils avaient trouvé une barque et elle lui avait dit que Gérard de Nerval, après avoir lu le manuscrit de l’abbé de Bucquoy relatant la vie malheureuse et romantique d’Angélique, était venu sur cet étang méditer sur une destinée presque en tout point semblable à la destinée de sa mère. Il l’écoutait en ramant, puis, silencieux, les rames en l’air, comme fasciné, mais aussi pris de malaise quand elle lui avait parlé du garçon charcutier qui avait séduit Angélique. Bêtement, il s’était senti visé, presque offensé. En descendant de la barque, il lui avait tendu une main moite en guise d’au-revoir et la vit qui essuyait la sienne au coin de sa jupe, en s’éloignant. Cette vision avait fait monter en lui une étrange colère noire. Assis au bord du lit, il se pencha brusquement, attrapa la tête de Dine, comme on attrape une boule de bowling, ses doigts dans ses orbites creuses, et la lança contre le mur de boîtes rouges, qui s’écroula dans un tintamarre de ferblanterie. Les boîtes, certaines cabossées, roulèrent contre les plinthes, contre les autres têtes et s’immobilisèrent. Il se mit à jouir du silence, allongé sur son lit, les yeux fermés, les mains croisées sous ses cheveux rouges.
C’est ainsi qu’une vieille guimbarde rafistolée pouvait rendre l’âme, à grand bruit, au bout d’une piste, au pied d’une dune. Se saisissant du jerrycan à demi plein d’eau tiède, pieds nus, il s’avancerait dans le désert, à la recherche de lui-même, petite silhouette maigre et grise, tremblante comme un mirage, au sommet de la montagne de sable ridée. Il irait coulant avec elle vers le sud, écoutant sa respiration grave, se noyant dans l’infini d’un temps qui cesserait d’exister. Des bêtes jaunes à écailles, mi-serpents, mi-géants, plongeraient la tête la première dans la farine de quartz rose. Lui- même pourrait se coucher dedans pour se reposer, enveloppé par le sable, par la lumière intense, baigné dans le vent, dans l’eau fraîche d’un oued, la nuit, plus près du ciel et des étoiles, il ne serait plus seul. Il n’éprouverait plus d’autre besoin que celui de marcher, d’avancer. Des hommes d’une grande beauté, enveloppés de bleu et de noir, le croiseraient, lui offriraient des dattes... Exceptionnellement, en étranger, assuré de respect et de discrétion, il aurait le privilège de s’asseoir près d’un feu et de partager avec une femme voilée une galette cuite sous les pierres. Son corps n’aurait presque plus d’exigences et retrouverait une dignité sereine, son esprit s’élèverait au-dessus de lui- même, tracerait des cercles autour de lui comme le vol lent et fier d’un gypaète. Il lui viendrait peut-être l’idée de fondre sur soi-même, dédoublé, de s’arracher les yeux. Encore plus tard, ses os échoués au bord d’une piste de caravane blanchiraient au soleil, auprès d’autres ossements aussi beaux.

Cécile Odartchenko - extrait de L’idée d’une femme, avec des photographies de Yann de Fareins, Éditions Les Imaginayres / Diaphane, 2006


Il le lui dit :
- Tu es ma fleur pillée.
Heureuse de l’être, elle baisse les yeux.
Il l’a fait, oui, elle aime encore qu’il le dise.
Devant un verre de bière blonde,
elle dit :
- Oui, mais pas lui.
Lui n’aurait pas su, pas pu.
Ils sont là dans ce petit café de province
elle avec ses rêves
et lui…

Il prend la mesure de leurs différences.
[…]
Les chants d’oiseaux résonnent
clairs et sonores.
Des pic verts…
sont-ils verts ?
Elle s’avance là pour les voir…
ils frappent le bois…
Petites séries de chocs…
Chamade de son cœur qui bat…
Elle accueille silencieusement sa douleur.


Cécile Odartchenko - extrait de Myosotis ou Le Nuancier de Gérard de Nerval, Éditions du Petit Véhicule, 2006.


Une mésange est assise entre les feuilles encore vert clair du marronnier, se dressent autour d’elle les chandelles pas encore allumées des fleurs roses crispées sur elles- mêmes... L’énorme fleur d’un rouge flamboyant de mon amaryllis se colle aux carreaux de ma baie vitrée, des gouttes de sirop (sucré), perlant aux pistils comme une rosée par elle-même sécrétée... Abondance de richesses... Et si je lis Nerval, c’est encore cela qui me frappe, l’abondance autour des halles, la nuit et au petit matin, les cafés et les restaurants ouverts jusqu’à deux heures du matin, l’errance gaie des fêtards nocturnes, les derniers verres à l’aube aux portes de Paris et puis, pour aller à une chasse à la loutre au bord de l’Oise, un voyage capricieux qui passe par Meaux... Rien que la fantaisie, des bals par là, par ci, des femmes, des actrices, des reines, des jeunes filles paysannes, des jeunes filles mérinos, des soupirs, des billets, des articles légers, des lettres déchirantes où la sensualité a à peine sa part car le grand lit à baldaquin est vide, enfin, tout un papillonnement de nuit qui vient s’échouer sur mon verre de lampe, mon opaline.
Opalescents, mes souvenirs aussi, et c’est le trait d’union, sans doute, entre Gérard et moi...
D’abord le titre, La Reine de Saba, une nouvelle qu’il aurait voulue livret d’opéra mais rejoignit d’autres nouvelles dans un recueil des Nuits du rhamazan... Ce titre, je l’ai reçu de mon père poète, dont je ne sais s’il lisait Nerval, il me fut octroyé très tôt, vers l’âge de sept ans, lorsque je fus ensorcelée par sa visite, lui flanqué de mes frères, dans ma retraite des Basses-Pyrénées, en 1941...
Alors, j’étais réveillée le matin par leurs clameurs, à l’étage au-dessus, des bruits de tambour, semelles des chaussures frappées sur le plancher, et leurs voix claironnant « La reine de Saba, la reine de Saba ! » La reine de Saba, c’était moi...
Je grimpais l’escalier en chemise, allais me blottir entre leurs corps odorants, et j’écoutais des histoires de perroquet phosphorescent... Après tout, peut-être lisait-il Nerval, qui lui aussi traînait du côté des marchands d’oiseaux sur les quais de la mégisserie, et qui fut propriétaire, comme mon père, d’un singe, avant d’être celui d’un homard... La fantaisie passait par le goût des animaux et un peu plus tard, avec les locataires de la rue Ravignan, par le cirque...
On est plus sérieux aujourd’hui...


Cécile Odartchenko - extrait de Chardonneret, Abel Bécanes, 2007

À la sortie de train, elle ne fait pas attention à moi, ne me prend pas dans les bras. Tout de suite elles partent toutes les deux, Nadia porte sa valise, elles parlent, je marche derrière. Le Béarn c’est une région où l’on fabrique de bons jambons, on y tue beaucoup le cochon, je les ai entendus glapir plus d’une fois. Alors, derrière Nadia et cette mère dont je ne veux pas, je suis prise d’une inspiration soudaine, je me mets à glapir comme un goret qu’on égorge.
– Mais qu’est-ce qu’elle fait, cette petite ? demande maman.
Nadia est confuse et bredouille.
Je fais une démonstration d’éducation ratée sans le savoir, je glapis de plus belle.
Maman se retourne et me gifle. Voilà pour elle. Elle fera, dans le jardin, de la chaise longue comme d’habitude, est-ce que je sais pourquoi elle est toujours si fatiguée ?
Je l’observerai en coin à distance respectueuse pour ne pas m’en prendre une encore et je dirai ouf quand elle sera partie.
Nous serons deux à nous réjouir.

Elle partie, on n’en parlera plus, comme si elle n’était pas venue. Ignorante que je l’aime, je n’y penserai pas non plus. Je penserai à eux, ils m’écriront des lettres et j’aimerai par-dessus tout celles de La Favière, près de Bormes-les-Mimosas où s’est installée la colonie russe. Même plus tard, après mon retour, je n’irai jamais, papa ne voudra pas parce qu’il y règne une certaine licence et que moi, je serai intouchable.
Elevée dans cette couveuse, il sait que je suis particulière, plus vierge que les jeunes filles en pensionnat qui se livrent entre elles à des confidences, des bavardages obscènes sur le sexe, sur les règles, sur leurs premiers baisers et sur les langues au fond de leurs bouches...
Ce n’est pas Nadia qui pourrait me salir avec des confidences puisque, il le sait, elle a perdu son fiancé pendant la guerre civile et ne l’a jamais remplacé. Du sexe, elle ne sait rien, et c’est sans doute cela qui provoque son mépris, mais pour ce qui est de moi, il est content, je n’ai rien besoin de savoir. C’est ignorer la formidable charge érotique dont il est porteur. Ils sont passés à trois comme un régiment de légionnaires et je n’en finis pas de réin¬venter leurs yeux bleus et leur sable chaud.
Comme tous les Russes émigrés, je vis dans la nostalgie du retour. Mais pour moi, le retour, ce n’est pas pour la terre et sous ses arbres et au milieu de ses blés, c’est dans leurs bras. Ils sont le port. Il est la bitte et le bollard à laquelle je m’arrime en rêve, le palmier aussi sous lequel je jette l’ancre et où j’attends comme Ulysse, ligotée. Chantez au loin mes sirènes mâles, mes lamantins.
J’entends vos chants puissants et le tien surtout, mon père, qui as le rire tonitruant.

Cécile Odartchenko - extrait de Les Rabutinages, Éditions des Vanneaux, collection l’Abreuvoir, 2007

Cher Pierre,
Merci encore pour ta belle et émouvante contribution de ce jour et pour ce chant d’amour, le soleil et ses liens qui se multiplient quand il se lève, la mer en profondeur. Merci pour ce poème en continu qui émane de toi, sans que jamais la source se tarisse ! Je viens de passer deux jours et demi à Paris : samedi après-midi avec Thierry, toujours merveilleux et moi émerveillée – tu vas le voir vendredi après-midi, je sais qu’il en est particulièrement heureux. Puis j’ai assisté à la petite cérémonie annuelle à l’église orthodoxe et vu frère
et sœur et flopée de petits-enfants éparpillés dans le jardin de cette maison de la rue Lecourbe qui appartient à l’église – ou inversement, le propriétaire russe ayant fait construire l’église dans son jardin. L’église a un bulbe bleu ciel sur le toit, avec une croix d’or et des bouleaux autour. Elle est importante pour moi, car c’est là que m’emmenait Nadia qui m’a élevée et où a eu lieu une panihida (demandée par Nadia) de sept heures pour remercier Dieu de m’avoir gardée en vie lorsque j’étais condamnée par la médecine à l’âge de 17 ans. Se réunir là, pour moi, a un sens. Pour ma sœur et mes frères, qui sont plus croyants que moi, encore plus ! Je t’envoie donc une nouvelle carte en espérant qu’elle t’inspirera aussi. […]
Cécile Odartchenko - extrait de La Chair salée, Éditions du Petit Véhicule, 2007.

Le corps amputé de son aptitude à désirer devient stérile, peindre, lire, écrire, c’est encore désirer, mes filles raccommodées par mes soins, étaient moi encore, offerte, seule ma passion qui ne voulait pas s’éteindre, me permettait de peindre, d’exister. Et tout à coup, cette passion de la recherche, mes heures à la bibliothèque, aux archives, visent au-delà du livre, le désir encore obscur d’aimer à nouveau et d’être aimée. Aimer c’est la révolution et la Révolution française colle à ma peau avec son anarchie terrible. Des hommes que je rencontre me désirent. J’ai vite fait de comprendre leurs intentions fugitives. Chronomètre en main, l’un d’eux, qui est venu jusque dans ma petite cuisine, disparaît un long moment dans ma salle de bain. « J’ai cinq minutes... » m’a-t-il dit. Il en passe trois dans ce lieu privé. Il revient. La table en pitchpin, sur laquelle sont étalées mes fiches, est entre nous. Je lui dis amicalement que l’amour physique, pour moi, est terriblement exigeant. Il me dit que j’ai raison et s’en va. Depuis deux ans, je n’ai cédé à aucune sollicitation. J’ai retrouvé ma virginité. Il n’y a personne à l’horizon. Il n’y a que ces personnages que j’aime, enfermés pendant toute une nuit, sous le ciel étoilé et qui rêvent, et qui aiment, comme je voudrais aimer. Le temps, le leur, s’est entrelacé avec le mien, couronne d’épines. Des gouttes de sang tombent sur ma neige.
Cécile Odartchenko - extrait de Gelsomina, « diptyque », PROPOS2 éditions, 2011.

Aimantée, la vague du désir, aimantée la vague d’Hokusai, aimanté le regard de Courbet, aimantés les regards amoureux des peintres, du photographe aussi, la femme s’abandonne, dans la baignoire, elle s’endort et rêve, langoureuse, se fait toute molle pour l’étreinte, et souple, ses articulations ne s’opposeront pas aux exercices périlleux, elle s’enroulera autour du corps de l’amant. Lumière et chaleur toute neuve dans le midi, dehors les acacias en fleur. Les mimosas. Sensitives qui flottent dans le vent encore plus mollement dans leur langueur de pollens et de miel. Boire aux lèvres de l’autre, obsession de tous les instants, tandis que je jardine, désherbe, dégage les touffes de vivaces qui vont bientôt se balancer en offrande. Offrandes toujours, grande et imperturbable leçon, pourquoi serais-je confuse de m’y conformer sans répit, de ne voir dans le regard du monde sur moi qu’une invitation à l’amour ?
Sensitive moi aussi, je me balance entre deux regards, entre deux hommes, peut-être trois, qui me reconnaissent, l’un qui me lit, l’autre qui me voit, le troisième qui est comme mon alter ego, toujours en amour du monde en fleurs, Lambert Schlechter, et puis bien sûr aussi mes compagnons en poésie, J.P.K. ce très grand lyrique, L.F.D. cet épistolier de si bonne compagnie, Pierre Garnier, l’ornithologue et Pierre Dhainaut, l’homme des murmures dans le vent et compagnon de Jean Malrieu.
Dans le jardin privilégié par Beth Chatto, et tant d’autres avec elle, je me conforme à ses leçons, leçon des choses, comme elles sont. Et c’est à ma première leçon d’éducation sexuelle que j’aime penser parfois et même assez souvent, leçon unique et déterminante. Leçon donnée en marchant, rue Perronnet, je me souviens, nous avions traversé avec Nadia, la rue des Saints-Pères, encore pavée de ses pavés de bois pour rejoindre la rue du Pré-aux-clercs. Elle me raccompagnait donc. Et je lui demandais tout de go, ce que faisaient ensemble un garçon et une fille lorsqu’ils s’aimaient. Elle me demanda alors si j’avais remarqué la différence, ce que les garçons avaient que je n’avais pas. Je dis que oui, je l’avais remarqué. Elle me dit alors tout simplement que ce qu’ils avaient là, ils le mettaient dans le trou des filles. Et c’est tout ! « Formidable ! » dis-je avec un enthousiasme sincère ! Je n’ai jamais varié depuis ! Contraste formidable aussi, entre les terreurs éprouvées et concernant mon corps et cette simple pièce essentielle à mon édifice, le mât de ma barque... Ah ! comme j’allais aimer embarquer et hisser les voiles de mon plaisir, les voiles de mon bonheur, et naviguer, naviguer par tous les temps et toutes les forces des vents... Toutes les caresses venant en plus, l’heureux artisan de mes bonheurs étant lui-même aurore aux doigts de rose, aurore aux doigts de fée... et musicien des enchantements véritables, tout ce qu’il y a de plus concrets.
Un tout petit garçon, un angelot tout doré, avait fait son apparition dans mon jardin, très tôt, à Salies, et il s’était déboutonné, m’avait montré le petit instrument, m’avait même invité à le toucher, je l’avais fait, parfaitement, respectueusement, et enchantée.
Puck, je t’ai vu ! Et tu m’as donné la pensée d’amour !

Cécile Odartchenko - extrait de Carnets (Les Moments littéraires, n° 26, 2ème semestre 2011).

Tour de jardin : admiration des pousses de bambous, découverte d’un petit chêne (j’avais planté un gland) et admiration de mon petit palmier. Les feuilles en éventail ou jupe plissée, les nouvelles feuilles, se tiennent raides en faisceau au centre, c’est magnifique et égyptien, donne envie d’avoir aussi des plantes aquatiques qui ont ce port très fier et très haute couture. Peut-être proches, parce que les tiges raides et le feuillage précieux, les ancolies doubles, violettes à gauche et rose ancien à droite, elles, ont au moins neuf rangées de pétales, des étamines jaunes au centré de cette houppette penchée vers la terre comme pour les cacher. Mais le feuillage poilu des pavots d’Orient n’est pas en reste. Des poils dessus et dessous et chaque pointe terminée par une minuscule perle jaune. Le bouton caché au centre est poilu aussi et ressemble à un gland de sexe masculin. Il en a la grosseur. Que de feuilles pour une seule fleur ! Pourquoi tant de poils ? Est-ce pour protéger la fleur flamboyante, une des plus grosses, des plus luxueuses, mais aussi peut- être des plus fragiles ? Entre deux pavots, des touffes de grandes marguerites. Les feuilles ont Pair dures et drues à l’œil, mais sont douces au toucher et bien lisses. Elles ont un peu de poil très ras et argenté que l’on ne peut voir que sous un certain angle. II y aura de belles touffes de marguerites un peu par¬tout cette année. Sorties de belles plantes en automne, il y a des petites fleurs blanches que je ne connais pas encore très bien. Des digitales un peu plus loin sont en train de monter et vont fleurir dans une ou deux semaines.
Une transformation étonnante s’est produite dans mon propre corps, occupé par cette question passionnante. Je suis tout à coup (après avoir été consulter mon dictionnaire botanique sur le divan, après avoir déterré et enterré à nouveau la graine de tamarinier, et après avoir regardé à la loupe la plan tule de l’avocat) comme transformée, secouée, réveillée, plus d’impression de chaleur et de combustion lente, mais, au contraire, impression d’être oxygénée comme après la marche ou l’amour. L’intérêt très vif, pour mes plantes, une sorte de passion qui crée une excitation passagère favorisant tous les échanges vitaux de la plante que je suis. Étonnant vraiment ! Je respire profondément. Un très léger souffle de brise agite un peu les branches que je regarde, comme si elles me faisaient un signe de sympathie.

Cécile Odartchenko sur internet
Bibliographie

  • sur le site de la maison des écrivains
  • Fiche proposée par Matthieu Gosztola

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