Cheminant
de livre en livre, de poème en poème, il me semble descendre.
D’abord, accepter de perdre un peu de mon assurance.
Moème
masques
qui pèsent
papiers peints
qui adhèrent trop bien
quand il faudrait
tout arracher
pour mettre à nu
un mot
un autre mot
une pierre d’angle.
(Ricercar)
Poésie du quotidien à toujours
interroger, chaque mot comme « creusement de possibles »…
dans le train de 17h55
Assis
vides
face à face muet de banquettes
yeux mi-clos
prunelles glauques
regards de verre blanc
fonctions vitales
déconnectées
guimauve des fatigues
la vacance comme liant unique
pulsions dévitalisées.
Un éclat de rire de fillette
troue la torpeur
ce jaune est saugrenu.
(Ricercar)
***
Notes
Les mots drainent les flux de quotidien
des hasards s’emmêlent en livre élu
faisceau de mystères
creusement de possibles
tout entier dans le geste
faire l’acte
procès de soi, de vie
les mots informent
colorent les visages
leur sève s’échappe
vers des ailleurs de brume
pesanteurs
glaise nourricière des ailes
dénuder la langue de ses oripeaux
y nager à cœur ouvert
comme on se baigne dans un bonheur de sens
dévoilés
offerts
poussières de lumière
musicalisent l’agenda banal
il est des silences
déchirures de carapaces
propulseurs d’infinis
armes d’Eros
et des néants froids depuis longtemps
(Ricercar)
La poésie de Paul Badin est une poésie
amoureuse des paysages que sa langue épouse. En premier lieu la
Loire, objet de plusieurs recueils. Ainsi cette Loire, de « Première
saison » :
Loire en tendre réveil : une sonate en bleu majeur,
une fièvre de frissons bleu acier
Sous la brise fraîche qui aère le lit,
un miroir sans tain ni tache où se féconde l’âme
Une laque bleu garçon habille le goudron noir
de longue étrave
On a lavé le ciel avec de l’or, en témoignent
les clins d’œil en iris jaunes sur la nappe des berges
Au voisinage, l’intempestif brassage de roches, d’écume,
de troncs d’arbres, l’assourdissante rupture
de l’arrachement, les rapides et le départ
Appel d’îles alanguies sur leur siège de sables blonds
Dans le champ solitaire, à peine séparée par le sentier
aux herbes,
une première lignée de jeunes plants fuse,
indifférente à ce qui se trame hors d’elle
Rien n’est plus fragile que l’équilibre du jour,
la vie seule en illumine le prix
(La Loire en barque ce matin)
D’autres « Terre imprégnées
» sont saluées au passage (Les plis du temps), telle celle
du Layon : « Les souches moignonnent / la vigne de sommeil noir
/ témoignent de vigueurs gardiennes », ou le bocage :
Entre les bosses apaisées
émergent les nœuds de chêne
des haies scrupuleuses.
Un étang paresse sur l’argile
industrieuse comme les mains d’ici
reflète un ciel tenace
de glaise, d’ouate blanche
de bijoux bleus.
Sa rigueur à peine
mais déjà taciturne.
Il semble impossible à
Paul Badin de s’avancer dans les mots autrement qu’à
« cœur ouvert ». Sa poésie s’engage aux
côtés de l’homme, elle marche avec lui, au cœur
de ses questions : « L’homme est quête,
boisseau de questions. Il en est pétri. Elles seulent le nourrissent.
Telle est sa croix. Les réponses sont des artifices. Elles thésaurisent
la vie, restent à sa surface. »
(Les plis du temps)
y regarder de plus près
ceux-ci s'habillent en dimanche le dimanche, rencontrent Dieu, la famille,
les plaisirs licites
ceux-là s'habillent en dimanche les cinq jours de la semaine, adorent
le veau d'or, ses gloires et ses lois
y regarder de plus près : les habits de dimanche du dimanche sont-ils
plus empesés ou moins vains que ceux de la semaine, l'inverse ou
c'est pareil?
considérer aussi ceux qui ne s'habillent pas, vêtus seulement
de leurs aguets, de leurs doutes et d’un jean unique, d'eux-mêmes
en somme
(Inédit)
Ses poèmes se font aussi l’écho
des bouleversements du monde, de ces évènements dramatiques
qui font irruption dans le quotidien le plus banal.
une journée bien ordinaire
j'ai parlé avec des enfants, leurs yeux bien ouverts
toujours heureux de rencontrer Antoine, il était avec Jean
j'ai cueilli des fleurs en printemps pour saluer mon amour
j'ai rapporté des tomates, deux filets de limande, un bouquet de
persil et un citron pour l’ordinaire de midi
j'ai relu le livre de vie de Guy Bellay - poète trop oublié
- aussi la page des débats de mon quotidien préféré
j'ai donné d'anciens vêtements qu’on ne portait plus
j'en ai profité pour déposer des piles usagées dans
la borne prévue à cet effet
j'ai posté deux lettres, écrites à la main du matin,
une pour Mohammed, une pour le Canada
j'ai longtemps parcouru entre Louet et Loire un village de rêve
sous un soleil qu'on ne croirait jamais qu'il y aura la guerre cette nuit
j'ai confié mes mots du jour à mon carnet, les enfants de
ce matin m'ont assuré que c'était un ami véritable
j'ai rencontré des amis poètes dans une réunion puis
nous avons bu rouge et refait le monde
de nuit au retour j'ai fait le plein de gazole
c'est pour cette dernière activité que le monde à
nouveau se massacre
(19 mars 2003, premières frappes aériennes des Etats-Unis
contre l’Irak)
La soif de fraternité est perceptible
dans toute sa poésie :
Rencontres
J’ai reçu Abdelhamid LAGHOUATI et je l’ai aimé.
Comme on aime un frère enfin retrouvé ; parce que les vicissitudes
de la vie vous en avaient séparé, jusqu’à gommer
son existence.
Quoi ? un premier mot prononcé devant une assistance déjà
conquise, qui sonnait juste, sans effet ni calcul, lisse comme un grain
de sable du désert, miraculeusement préservé.
Parce que la souffrance et la solitude maîtrisées sont seules
capables de forger l’homme – et son âme - avec du regret,
de l’innocence et de l’humble désir de lumière.
(Ricercar)
L’Etranger
Il ne nous intéresse pas !
tant de différences font une anomalie
et choquent nos habitudes
effraient nos certitudes
menacent notre quiétude.
La peur – cette lèpre noire –
noie les bonnes intentions
corps roidis
visages envahis
regards ensevelis.
Mur des rejets
ou rideau de haines
tétanisent bétonnent
le cœur étroit :
l’Autre est si maladroit…
Fermeté de l’exclu
sous l’affût des violences
ses bouffées de sang invitent
à partager la vie :
blindage où perce une innocence.
Le muscle brun d’une confiance
roc déjà
le puits d’un regard où
témoigne une lumière
surprennent tant de piétinements.
Un unique élan
de l’épaule au front
parcourt l’épieu trempé de courage
creuse une faille
impose une présence.
La vitre de l’effroi
- fumée opaque, enfermement –
qu’elle se brise ! et qu’apparaisse une tête
neuve pour chaque jour
- azur qui reconvoque un horizon !
(Les plis du temps)
Ainsi, Paul Badin continue-t-il
d’interroger les hommes et ce qu’ils font d’eux-même.
Lui-même n’échappant pas à cette interrogation
: « Peut-être bien que toutes ces phrases et tous
ces textes que j’aligne sont sensés composer le seul livre
que j’aimerais maintenant lire et que je ne trouve pas.
Seulement voilà, par quel miracle saurais-je mieux dire ma faim
que tous les autres alors qu’elle présente, tout compte fait,
un caractère bien banal ? « (Ricercar)
Question qui n’appelle pas de réponse,
et nous laisse le passage…
Par Sabine Chagnaud
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