Tu as écrit Au fond
de ma barque lors d’une résidence d’auteur à
Rochefort sur Loire, ça m’intrigue toujours ces aventures
d’écriture dans un autre lieu que chez soi. Et justement
je me demande toujours ce qui fait qu’un poète accepte
une résidence d’auteur ?
Je me plaignais un jour à un de mes profs du manque de temps
et des projets qui n’avançaient pas… Il m’a
dit : la création, c’est du temps volé au quotidien,
alors, il faut voler du temps à ton quotidien. J’ai aimé
le constat. Il faut développer ce reflex et se voler du temps
pour en faire autre chose. Mais ce n’est pas toujours évident
et on se laisse facilement envahir par les tâches multiples d’une
vie, par les paresses du quotidien. Une résidence, nous offre
justement cette possibilité-là. En nous sortant de notre
quotidien, en nous dépaysant, elle nous met dans une disposition,
on va dire plus propice, à l’écriture, à
la création. Et nous donne aussi des moyens matériels
pour le faire.
Comment ça s’est passé ? Es-tu prêt à
renouveler l’expérience ?
Ce fut une heureuse expérience pour moi. J’ai vécu
jusqu’à l’âge de dix ans dans un village de
montagne coupé de tout, où il n’y avait même
pas de roue. Pas de brouettes, pas de charrettes. Tout se faisait comme
il y a des millénaires. J’ai grandi donc avec les herbes,
les arbres, les chèvres. A dix ans, j’ai quitté
le village pour l’école. Après, je suis passé
par Ankara, par Istanbul et depuis maintenant plus de vingt ans je vis
à Paris. Depuis dix-sept ans, je ne suis pas retourné
dans mon village. Etant considéré comme déserteur,
je ne peux pour le moment pas rentrer en Turquie. Et quand début
avril 2007, je me suis retrouvé à Rochefort-sur-Loire,
tout à côté d’un moulin à vent entouré
de vignes, ce fut le bonheur pour moi. Après tant d’années,
j’étais enfin dans mon élément. Il y avait
au loin le bruit du TGV Paris-Nantes, je devais attendre jusqu’à
1 heure du matin, l’heure où l’éclairage des
villages de la vallée s’éteignaient, pour avoir
de vraies nuits. Mais j’y ai revécu cette proximité
avec la nature. Ce réveil de la nature avec le printemps, je
l’ai vécu comme un festin. Toutes les résidences
ne se déroulent pas dans des moulins entourés de vignobles
mais je suis bien sûr ouvert à d’autres expériences.
Tant qu’il y aura de la poésie à l’arrivée
!
Au fond de ma barque m’a beaucoup touchée,
on a vraiment l’impression que tu écris avec le monde,
que c’est ce qui t’entoure qui te guide, mais comment parviens-tu
à partir d’un rien à écrire sur des choses
universelles ?
C’est que je suis le monde. Comme tout un chacun. Nous sommes
le monde mais on l’oublie. Et ce sont ces petits riens qui nous
parlent le plus, qui nous relient. Par rapport à ce que je disais
en haut, j’ai une mémoire-terre, une mémoire-herbe,
une mémoire-chèvres. Et j’écris avec ces
mémoires-là, avec ces expériences-là. C’est
ce que j’ai fais aussi en partie avec A la source, la nuit, mais
en étant dans la narration. Essayer d’arriver à
une mémoire minérale des choses et des êtres. Parce
qu’après tout, nous nourrirons un jour cette terre, ces
plantes et bêtes dont nous nous nourrissons. Autant ne pas les
ignorer.
J’ai écrit, pendant la résidence,
dans une sorte de communion avec la nature, avec l’histoire, les
histoires qui ont habitées ces contrées, qui continuent
de les habiter. En les mélangeant avec mes propres histoires.
Je n’ai rien écrit à ma table pendant ces trois
mois. D’ailleurs, en ce qui concerne la poésie, j’écris
rarement à ma table. J’écris dans le Métro,
dans les bus, dans les trains, dans les gares… Une très
grande majorité de ce que j’ai publié a été
écris en mouvement. Pour la résidence aussi, j’ai
passé peu de temps dans ma chambre. J’étais dans
les barques sur la Loire et ses affluents, dans les vignes, dans les
forêts, dans les fours à chaux, dans les cimetières
ou les châteaux en ruines, dans ou devant les maisons de ceux
qui ont agit, écris dans les alentours. En essayant d’être
à la hauteur du coup de dé qui m’avait lancé
sur ces bords.
Tu dis n’avoir rien écrit à ta table,
avoir écrit en mouvement. Ca m’intéresse cette écriture
en mouvement car je ne sais dire pourquoi mais c’est bien comme
ça que je t’imaginais. Ecrire en marchant, écrire
au pied d’un arbre, ou ailleurs comme tu le dis. Tu écris
donc avec ce qui surgit devant toi, en toi, ce qui vient à toi.
un peu comme si tu avais besoin de cette force extérieure pour
écrire. Du coup, me vient une question, tu en penses quoi de
l’émotion, des muses, de tout ce qui pousse le poète
à écrire ?
Chez les anciens, il est question d’un
état qu’on peut appeler la solitude dans la multitude.
Que l’extérieur ne te disperse pas mais te ramène
à toi. Pas une poésie de digression mais une poésie
qui tente de s’éclairer par ce qui traverse son champ.
Et les muses sont multiples. On peut appeler muse le prétexte
au questionnement qui éclairera celui qui écrit, ce qui
s’écrit et ce/celle/celui qui provoque l’écriture.
Je pense à la dédicace « au frère
poirier, au frère bouvier, à la sœur coucou et à
la Loire », tous t’ont accompagné et dans tes autres
recueils il n’est pas rare de trouver un autre oiseau, un reptile
sur ton chemin. Qu’est-ce que provoquent chez toi ces animaux,
ces arbres, ces fleurs, ces rivières ? Autrement dit quelle est
la place qu’occupe la nature dans ton écriture et plus
largement la place qu’elle occupe dans la poésie ?
Le frère poirier nous a quitté peu de temps après
d’ailleurs. Mais quand je vis, quand j’écris, je
me vois dans un esprit de compagnonnage avec choses et êtres qui
partagent le même présent que moi, le même espace.
Je leur dois une attention. Je ne me construis pas contre mais avec.
Le lecteur est bien sûr mon semblable, mon frère. Et la
poésie n’existe que dans ce lien entre celui qui écrit
et celui qui lit, qui la fait vivre. Mais aussi le poirier, le bouvier,
et plus que le bouvier, le bœuf, le cheval, le coucou font partie
de mon existence. Sans eux, j’existerai moins. D’ailleurs,
on s’en rend de plus en plus compte. Que les espèces disparaissent.
Que la planète fout le camp. Quand on n’a pas cette attention
à ce qui nous entoure, on prépare sa propre mort. Et la
poésie pour moi est cet état d’éveil au monde,
à l’être. Elle doigt aiguiser cet éveil. Cette
attention à l’autre sans lequel nous n’existerions
pas.
La nature n’est pas toujours ce qu’il y
a de plus beau même si on s’approche de la nature avec une
idée de la beauté. Mais je crois qu’il faut oser
la beauté dans la poésie. Pas la beauté d’une
poésie bucolique, qui parle du coquelicot, du pinson, du papillon.
Pas la poésie d’une posture qui se regarderait faire. La
poésie comme la pâmoison de l’âme sensible
devant le coquelicot. Mais une poésie qui n’aurait pas
peur de la beauté tout en n’évitant pas de regarder
l’horreur, sa propre horreur, en face.
« on prépare sa propre mort », «
regarder l’horreur, sa propre horreur en face », quand tu
dis cela, ça me fait penser que dans tes poèmes tu évoques
assez fréquemment la mort, une sorte de fin du monde aussi. parfois
avec craintes et interrogations, d’autres fois avec évidence.
D’ailleurs j’ai remarqué que parfois tu questionnes
et d’autres fois tu affirmes. Cela au cours d’un même
recueil. Ca te donne comme deux visages. Est-ce que tu veux en parler
?
Chez les soufis, il y a la figure d’Adam, assis à l’intersection
du paradis et de l’enfer, rieur d’un côté,
pleureur de l’autre. Nous pouvons tous nous mettre à une
telle intersection et avoir de quoi rire, de quoi pleurer, de quoi jubiler,
de quoi être horrifié. Ça doit être les deux
faces de ce visage qui s’impriment dans ce que j’écris.
J’aime aussi l’idée de
mémoire que tu évoques (mémoire-herbe, mémoire-chèvres,
mémoire-terre) on sent d’ailleurs en te lisant que tu écris
avec tout ce que tu es, tout ce que tu as connu. J’aime la mémoire,
elle est belle. Et parfois nous fait peur. Elle est en nous. et j’espère
nous perdurera.
Je regarde la langue, la mémoire, l’écriture en
terme de viatique. Je ne peux pas me couper de ça ou ça
sinon quelque chose me manquerait, je ne pourrais pas vivre, en tout
cas pas complètement. C’est là qu’intervient
la nécessité de s’articuler avec la terre, l’herbe,
la chèvre. C’est là que la mémoire des devanciers
trouve son importance. Mais pas une attitude commémorative. Je
tends vers un accomplissement. Alors je dois me nourrir avec l’attention
requise que je dois à tout et à chacun.
D’ailleurs dans le 4ème de couverture de la
langue mordue, tu écris « plus on parvient à remuer
les fonds et les limites de l’être »
J’ai l’impression que tu es en effet fidèle à
ce remuement et j’ai l’impression que c’est parce
que tu recherches ce remuement intérieur que tu écris.
Mais parviens tu à chaque fois à atteindre le fond, les
limites ? ou est-ce pour cela que tu y reviens pour aller de plus en
plus loin ?
Au-delà de nos impossibilités, le jeu,
c’est de ne pas toucher les fonds et les limites. Sinon, il sera
fini. Celui qui dit ça y est je les ai touchés, est dans
l’illusion ou alors il triche. A partir de là, commencera
la posture : moi qui ai fait le tour des sept cieux et trois océans,
je reviens vous dire… Et les rives et les chapelles se formeront.
Chacun jetant à la tête de l’autre sa vérité,
sa poésie, son art. Par humilité et en même temps
par conscience de la grandeur de ce qui est à tenter, de ce qui
est à accomplir, il ne faut pas tomber dans l’imposture
de celui qui aurait fait le tour de la chose.
Parfois aussi en te lisant, on a l’impression de se
trouver en face d’un vieux sage, un peu celui qui a en charge
de transmettre quelques messages aux lecteurs, le ressens-tu ainsi ?
J’essaye d’écrire avec la conscience que les choses
du monde, les choses de l’être me regardent. Toujours dans
l’idée du compagnonnage. Ce qu’on dit, ce qu’on
fait doit nous être utile et utile aux compagnons. A ceux qui
vont venir après. Ce n’est pas une utilité immédiate.
Mais lire les Elégies de Duino m’est utile. Lire l’Amour
fou, ou l’Ombilic des limbes, m’est utile, lire l’Idiot
ou le Château m’est utile. Je parlais d’écrire
en mouvement. Justement, ils m’aident dans mes pérégrinations.
Lire les autres me permet de mieux poser mes pieds et de parler aussi
avec le poids de leur parole.
Nous sommes chacun à notre manière des
baliseurs pour nos proches, pour ceux qui nous seront proches sans qu’on
ne le sache. Nous est proche, celui ou celle qu’on a touché
/ qu’on touchera par la peau et/ou par la parole. Et on peut espérer
que nos faits et paroles leur soient utiles.
« les choses du monde, les choses de l’être me regardent
» : là c’est pareil, tu peux m’en dire plus
?
Quand je vois la fourmi, elle me voit aussi, la chèvre me voit
encore plus clairement, ou le serpent. Je ne sais pas comment et en
quoi je les transforme exactement quand je les vois mais je suis aussi
transformé par ces regards, au-delà de leur présence
et au-delà de cette attention ontologico-écologique que
je leur dois. Il doit y avoir quelque chose qui passe du vase des uns
à celui des autres. Nos vases doivent sûrement communiquer.
Ces trous dans vos vases que sont les yeux, la bouche… ne restent
pas sans rien faire. Ils communiquent, ils échangent des contenus.
Est-ce que toi-même tu as écouté,
lu de vieux sages ?
Il faut prendre notre force de tout ce qui nous a précédé
pour pouvoir nous projeter vers un ailleurs qui reste en construction.
Nous sommes des êtres en devenir n’est-ce pas, des êtres
à construire ? S’il y a paradis, il n’est pas perdu,
il est à venir, il est à construire. Et dans cet aller
vers l’avant, j’ai besoin de tout ce qui m’a précédé,
de tout le présent.
Dans ce que j’ai écouté, il y a mon village, ce
monde d’avant le livre que je garde en moi. Il y a les paroles,
les sons, une certaine musique de ce monde. Dans ce que je lis, il y
a Gilgamesh, il y a Homère, il y a Attar, Roumi, Cervantès,
Kafka, Dostoïevski, Proust, Céline, il y a Lautréamont,
Artaud, Ghérasim Luca, Borges, il y a Deleuze. Il y a la musique,
la peinture, le cinéma. Tout ce dont la parole peut se nourrir.
Et ne pas oublier que dans tout ça, l’essentiel, c’est
de bien digérer. Se donner les moyens d’une bonne digestion.
Quand je dis ou j’écris, je ne me prends pas pour, ni le
vieux du village, ni Homère, Kafka ou autre, mais j’espère
qu’ils traversent ce que j’écris. De toute façon,
la poésie, l’écriture, n’est pas une affaire
de posture, c’est une affaire d’être.
« la poésie n’est pas une affaire de posture, c’est
une affaire d’être » : j’aime beaucoup cet aspect
là. Et peut être qu’on peut développer un
peu ?
Ces choses-là, dès que tu commences à les expliquer,
tu entres dans la posture. J’ai fini avec l’être et
je vais même vous l’expliquer. La poésie, ça
me connaît ! En dehors de moi, point de poésie. Non. Il
y aura toujours une distance qui nous séparera de l’absolu.
Et il ne s’agit pas de tricher avec cette distance, ni de faire
comme si on l’avait abolie. Si des bribes d’être apparaissent
dans ce que j’écris, c’est déjà ça.
Tu dis être considéré comme un déserteur
et dans ton écriture on peut retrouver un certain nombre de points
communs avec des poètes de l’exil. Par exemple avec Hikmet
et Darwich il y a aussi cette place accordé à la nature,
à de petites choses pour faire surgir en avant, comme cracher
à la tête du lecteur ce qui l’inquiète dans
ce monde qui l’entoure. Est-ce que toi tu te considères
un peu comme un poète de l’exil ?
Ma petite entreprise ne connaît pas l’exil.
Je ne me vie pas comme un poète en exil mais comme un être
de passage. Une condition que je partage avec tout l’existant.
Encore une fois, je n’ai pas de paradis perdu. Bien sûr
que moi aussi, je dois avoir quelques morceaux de placentas qui me pendent
dans le dos, dans les jambes mais cela ne me donne aucune envie de retour
en arrière et même là entre le ciel et la terre,
je me considère plutôt comme dans une immense matrice.
Sans savoir sur quoi je vais naître. Et s’il devait y avoir
naissance, je me prépare de manière à ce que je
puisse naître dans de bonnes conditions, que je ne sois pas un
mort-né. Pour le reste, nous allons passer. La terre n’appartient
à personne, la langue n’appartient à personne, la
culture n’appartient à personne. Et quand on fait un bref
état des lieux autour de nous, on ne peut pas dire que ces minima
soient intégrés. Tout au plus, on peut parler de ce monde
que nous occupons ensemble, en terme de bien commun pour nous tous.
Sinon, ma patrie, ma culture, ma vie, ce sont des possessions illusoires.
Ce qui nous incombe, c’est essayer d’être pleinement,
où que l’on soit. Dans la tradition, on dit d’Abraham
qu’il était une nation à lui tout seul. Il faut
tenter d’arriver à cette plénitude. Pour exister
pleinement et pour pouvoir accueillir l’autre sans crainte. Sinon,
le village de chacun, ce n’est pas ce qui compte le plus.
J’aime bien quitter quelqu’un et lui demander
ce qu’il fera demain. Alors ?
Je continuerais à manger, à dormir et à écrire,
si j’y suis toujours.
Fiche
d'auteur de Seyhmus Dagtekin