« Cambouis » (Seuil,
2009) et « Lichen, lichen » (Rehauts, 2003) d'Antoine EMAZ
Antoine Emaz a récemment publié au Seuil (collection Déplacements),
« Cambouis », carnet de notes d'un poète, qui fait
suite à « Lichen, lichen » (Ed. Rehauts). Un document
précieux pour qui aime l'auteur, pour qui s'intéresse
au travail de création. Emaz semble se livrer un peu plus dans
« Cambouis » que dans « Lichen, lichen ». Il
s'interroge sur la place du poète dans le monde, sur son engagement,
creuse les questions du risque, de l'expérience de la vie, de
l'émotion et du réel dans l'écriture. On trouve
ici ou là des rapprochements dans l'exigence, la radicalité
avec les carnets d'un Bergounioux ou de Charles Juliet. Et puis cette
humilité, celle de faire du poète un homme parmi les hommes
: « Poète : celui qui s'efface ». On note,
au détour de ces pages, les mots-totems du poète comme
la glycine, l'oeil, le ciel, le jardin, le bleu, la tension. Il s'explique
sur ces répétitions qui n'en sont pas, revendiquant avec
force la liberté du travail de l'écriture : « Ne
pas s'interdire, ne pas s'obliger », mais toujours travailler,
travailler, travailler. Creuser. Antoine Emaz n'impose aucune vérité,
il fait part de la sienne, de son cheminement d'homme et de poète.
Et ça a du poids.
Ne pas résister à l'envie de livrer ici quelques extraits,
quelques phrases à méditer, à mâcher. Il
ne faudrait pas les lire comme des aphorismes, mais comme des accroches
pour aller y voir d'un peu plus près, dans les deux ouvrages,
comment les réflexions d'Antoine Emaz se remuent et remuent.
Et puis retourner lire son oeuvre (bibliographie en bas de page).
Extraits de « Lichen, lichen » :
(..)
ne pas séparer le poète du commun des mortels : une peau,
des os, des mots.
Méthode : Commencer peut-être par saper
la confiance en soi, se vider, réduire la vanité, ne plus
savoir. Ecrire. Ensuite, casser l'écrit, et trouver dans les
miettes qui restent de quoi encore écrire, parce que ce sera
ça ou rien.
On avance à l'oreille.
Il faut en finir avec un poétique gluant,
repéré d'entrée parce que c'est fait pour; en finir
aussi avec l'aseptisé, le clinique, le techniquement parlant
parfait. Que la musique soit métrée ou dissonnante m'importe
peu si elle révèle une voix, une main, une mémoire
et un désir.
Une tension extrême sur la langue.
La mort signe l'oeuvre. L'auteur, lui, ne signe
que des travaux.
Pas besoin de beaucoup d'espace, si on creuse.
On écrit de tout ce qu'on est, de tout son
poids.
Encore une fois, ce n'est pas le fait qui importe,
mais son impact sur la sensibilité, donc l'émotion. C'est
elle qui ruine le langage et bouleverse. Ecrire un poème, c'est
rebâtir du langage avec et contre ce qui l'a ruiné.
A la différence du romancier, peut-être,
le poète ne se met guère au travail. C'est toujours commencer,
jamais poursuivre.
Que chacun puisse se reconnaître, et personne.
Aucun, puisque chacun.
Je me fiche de la « beauté » d'un poème :
seules sa nécessité et son efficacité m'importent,
qu'il s'agisse de la tragédie d'une guerre ou d'une haie de fusains
dans la lumière.
Si je passe l'après-midi à regarder
le jardin, j'ai l'impression d'avoir travaillé.
Il s'agit bien, à chaque poème, de
se traverser.
Extraits de « Cambouis » :
Un
poème c'est de la langue sur une émotion qui rend muet.
(..) tous les poèmes aujourd'hui disent non
à un monde qui stérilise « l'espace du dedans »
et qui réduit les individus à leur rôle socio-économique.
Une grande partie du boulot – peut-être
la part essentielle, au moins pour moi – se fait à partir
de l'expérience, sans aucun parti pris esthétique. C'est
la vie qui va et décide, tranche à travers des formes
disponibles.
La langue est inerte. Mon travail est de l'électrifier,
de produire des champs de force, à l'intérieur. Ce n'est
pas la pensée qui bouge la langue, c'est la vie.
On n'écrit pas pour faire beau, on écrit
parce qu'il faut.
Je ne me pose pas la question de savoir si j'écris
« bien » : j'écris aussi loin que je peux.
Chacun porte en soi à la fois une bibliothèque
et un cimetière : ça finit par faire lourd.
Dans cette marche avant forcenée du monde,
littérature et poésie pèsent peu. Cette conscience
claire peut être prise pour du pessimisme, j'aime mieux cela que
l'illusion. Le plus urgent ne me semble pas de nous replier vers l'écriture,
la « tour d'ivoire des poètes », mais d'aller vers
un questionnement au ras du sol : quelle vie? quel monde? quelle histoire?
quel possible?
Il ne faut écrire que ce qui correspond à
soi, radicalement, et vogue la galère.
La poésie est une façon parmi d'autres
de reconsidérer vivre, de se remettre en question. C'est un angle
d'attaque, rien de plus mais rien de moins.
La poésie n'est pas dans les mots, elle est
dans le blanc, dans l'air qui circule entre les mots, entre les poèmes,
entre les livres, entre les poètes. C'est pour cela qu'on en
a une expérience profonde, vitale, sans jamais pouvoir en donner
une définition arrêtée.
Dans une vocation d'écrivain, et plus encore
de poète, il y a une incapacité foncière à
s'exprimer complètement, convenablement, normalement. Ecrire
naît d'un défaut de langue.
Le poème est d'un usage quotidien : disons
que c'est un torchon de cuisine, pas un linge sacré à
usage exceptionnel.
Bibliographie :
Poèmes en miette, Tarabuste, 1986
En-deça, Fourbis, 1990
C'est, Deyrolle, 1992
Peu importe, Le Dé Bleu, 1993
Entre, Deyrolle, 1995
Fond d'oeil, Théodore Balmoral, 1995
Sable (anthologie), Tarabuste, 1996
Boue, Deyrolle, 1997
Soirs, Tarabuste, 1999
Je ne, Verlog im Wald, 2001
Ras, Tarabuste, 2002
K.O, Inventaire/Invention, 2004
OS, Tarabuste, 2004
Sur la fin, Wigwam, 2006
De l'air, Le Dé Bleu, 2006
Caisse claire (anthologie 1990-97), Points Seuil, 2007
Peau, Tarabuste, 2008
Essais/Notes :
Lichen, lichen, Rehauts, 2003
André du Bouchet, JM Place, coll. Poésie, 2003
Obstinément peindre, Monique Tello, Le Temps qu'il fait, 2005
Cambouis, Seuil, coll. Déplacements, 2009
Fiche d'auteur
sur Terre à ciel
août 2009, sophie g.lucas