TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Lus un jour, aimés pour toujours : brèves notes de lecture
(proposées par Sabine Huynh, janvier 2013)

 

Retour aux bonnes feuilles

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Véronique Gentil, Fers (Le Vampire Actif, 2011)
Michaël Glück, quelques poèmes plus tard (pré # carré 73 / Hervé Bougel, juin 2012)
Michaël Glück, plus tard, encore (pré # carré 75 / Hervé Bougel, décembre 2012)
Cécile Guivarch, le cri des mères (La Porte, 2012)
Deborah Heissler, Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe (Cheyne Éditeur, 2010)
Angèle Paoli, Carnets de marche (Les Éditions du Petit Pois, 2010)
Angèle Paoli, Solitude des seuils (Colonna Édition, 2012)
Lou Raoul, exsangue (pré # carré 74 / Hervé Bougel, octobre 2012)
Roselyne Sibille, Versants (Théétète/Lucie-éditions, 2004)
Roselyne Sibille, Tournoiements (Champ social éditions, Les Collections Théétète Poésie, 2006)
Roselyne Sibille, L’appel muet (La Porte, 2012)
Louise Warren, Nœuds de saule, (pré # carré 72 / Hervé Bougel, mars 2012)


Le recueil Fers, de Véronique Gentil (Le Vampire Actif, 2011), donne à « voir et peindre ce qu’on n’a pas encore vu » : il révèle une belle écriture singulière et dépouillée, tournant autour d’hivers, de silences, de sécheresse, et de la mort, d’où « suinte du noir ». Une écriture qui mêle pigments et matières, puisque Véronique Gentil est aussi peintre. Les tons sont tristes, fangeux, mystérieux, et les images sombres hantent : « des teintes d’éponge, de châtaignes bouillies », « de foin gris », « des rallonges d’ombre », « blancs comme des cadavres », « les laies boueuses ». Sous les pieds d’une femme « rompue », « le sol se descelle », « la généalogie des nerfs se dévoile » et l’on se retrouve « si familiers des fers ».

Extrait de Fers :

les gris se mettaient sur la terre
les gris se mettaient partout

et les ciels se fermaient
la lumière pourrissait

mon cœur était une vase
mes mains marchaient sur les fruits

les horizons et les marges tranchaient

mais pour ainsi dire dans ma peinture pas d’humanité
ou une pauvre
d’argile

*******

Dans quelques poèmes plus tard (pré # carré 73 / Hervé Bougel, juin 2012), Michaël Glück traverse, le temps de seize poèmes, des journées d’écriture éclairées par « la lumière de l’encre ». Des journées de plaisir, des journées sentant aussi le « souffre des livres brûlés / de la cendre dans les rues ». Des guerres, mais surtout des élans de vie, portés par le souffle de la poésie. quelques poèmes plus tard est un livret précieux.

(N.B. : Le poète nous conseille de commencer par lire le recueil goutte d’encre sous la langue (chez le même éditeur), avant de poursuivre avec quelques poèmes plus tard et plus tard, encore, mais n’ayant pas lu goutte d’encre sous la langue, je vous re-dirige vers la fiche consacrée aux éditions pré # carré préparée par Cécile Guivarch : et vers les carnets littéraires de Julie Proust Tanguy, « De Litteris » )

Extrait de quelques poèmes plus tard :

15.

quelques poèmes plus tard
les passants dans les rues
ont cessé de passer

les bâilleurs anonymes se cachent
sous les casques
est-ce Athènes ou Madrid
est-ce Paris
les villes
dorment sous les mots
sous les morts
                             quelques poèmes
trop tard
                       se creusent dans la pierre

quel oiseau chante
sur le canon d’un fusil

*******

plus tard, encore (pré # carré 75 / Hervé Bougel, décembre 2012), ce sont seize autres poèmes de Michaël Glück, qui parlent de ce qui est au cœur du monde et des peuples : naissances, femmes, amour, poésie. Les bombes tombent, les livres brûlent encore. Malgré tout, « le moindre mot / jubile / le moindre mot / tire les rideaux / invite la lumière », et s’élèvent les voix, car « le poème est la langue » – « peu de chose un poème / à peine », mais tellement nécessaire.

Extrait de plus tard, encore :

11.

à qui demande quel
est l’avenir de la poésie
je dis mon désarroi
mon ignorance
je dis aussi la certitude qu’
il n’y a pas d’avenir
                             sans la poésie

visage baillonné
n’est plus visage

à la table
garde une assiette pour les morts
une autre pour les vivants

tu ne sais
qui sont les absents


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Cécile Guivarch consacre le cri des mères (La Porte, 2012) aux femmes de sa famille, à travers l’hommage touchant qu’elle rend à Zélie : « Zélie l’ancêtre l’arrière-arrière-grand-mère de l’arrière-grand-mère ». Zélie dont l’enfance rude est mise en vis-à-vis dans le livre avec celle de la propre fille de la poète, également prénomée Zélie : « Zélie qui descend d’une autre Zélie à deux ou trois siècles l’une de l’autre ». Ces poèmes, à la fois graves et légers, portent un regard tendre et incisif sur deux époques distinctes mais reliées par le sang, celui des mères, et par leurs cris : cris des enfantements, des douleurs et des pertes. Et de cri en cri, des formes d’amour sont transmises qui se manifestent différemment selon l’époque et les conditions matérielles.
La mère de Zélie l’ancêtre est « une mère tire-monde dont on ne sait plus le nom », une mère éreintée qui ne connaît aucun luxe, aucun répit, et qui repart travailler aux champs aussitôt le sang essuyé, bébé Zélie attachée sur son dos. De l’autre côté du miroir, la petite Zélie d’aujourd’hui reçoit tout le confort, l’attention et l’affection considérés comme allant de soi de nos jours. Son monde n’est que lumière, chaleur, tendresse et quiétude. La poésie de ces textes tire toute son efficacité d’une simplicité et d’une naïveté qui ne sont qu’apparentes, et que sous-tend la force évocatrice d’images complexes et de sensations brutes.

Extraits de le cri des mères :

Zélie regarde le monde sur le dos de sa mère
elle voit le blé les pommes de terre la faux de sa mère
elle suit les mouvements de son corps s’endort
n’ose pas bouger cligne des yeux baille
elle crie elle a faim arrache sa mère au labeur
s’assoit sur le bord offre le sein elle a froid

//

Zélie son cocon sa mère la promène
les allées les parcs enfouie dans son landau
regarde les oiseaux les arbres
les gens qui passent les enseignes des magasins
les voitures arrêtées aux feux rouges
retrouve la maison la douceur du sein sa mère


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Dans Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe (Cheyne Éditeur, 2010), la voix de Deborah Heissler guide nos pas hésitants dans les allées d’un jardin que la délicatesse de ses descriptions sait rendre merveilleux. On suit dans sa promenade celle qui s’en va rejoindre la maison de l’aimé. Sa poésie est douce et lumineuse, fragile, et si fine qu’elle évoque les nervures d’une feuille d’arbre vue de dessous, en transparence, inondée de soleil. On s’avance de jour à travers des images enchanteresses, des « fragments de rêves ». Tout n’est que « louange de l’eau et de la lumière ». Les instants décrits sont sublimes parce que fugaces, « ces brefs passages de pluie sur les feuilles », « une touche de soleil un peu trop vive et le blanc absolument pur de quelques fleurs », des moments « d’où tombent des feuilles d’or ».

Extrait de Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe :

Les montagnes sont bleues avec des voiles de brume froide. Un bleu nouveau a fleuri soudain sur l’eau vivante. Tout ce grésil sous le ciel gris, ces heures qui se fanent une à une derrière moi.


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Il y a deux ans, j’ai lu les Carnets de marche d’Angèle Paoli (Les Éditions du Petit Pois, 2010) et j’ai été bouleversée par l’écriture tendue et sensuelle d’Angèle Paoli, écriture qui par moments m’a rappelé ce que j’aime dans The Waves de Virginia Woolf, avec son côté immédiat, physique, haletant, « expérimental » aussi, dans son modernisme. Un souffle puissant qui s’élance de l’avant comme des pas dévalant des sentiers rocailleux. Les mots entraînent le lecteur dans une marche effrenée, saccadée, et vers une perte de soi qui est peut-être nécessaire à l’extinction du feu du « doler », causé par la mort d’un être cher (cf. aussi la mort de la mère de V. Woolf quand elle n’avait que treize ans, et celle de son frère Thoby). La prose poétique d’Angèle Paoli dans Carnets de marche enfle et s’arc-boute, comme les vagues rebelles, contre l’absence : « Marine écrin plexiglas. Cueillir des hellébores et puis rien. Le silence du vent du matin qui gifle et qui grince plein fouet ».

Extraits de Carnets de marche :

Le grand vent d’hier est tombé, la violence des rafales qui balayaient la mer s’est estompée. Le mugissement sourd de l’étendue noire s’est apaisé. Étrange cette sensation qu’elle a du rapprochement de la mer, de sa montée, de son inquiétante proximité, chaque fois qu’elle enfle et se gonfle. Les étoiles perçantes à travers les grandes embardées de nuages exaltants. Tu envies leur fluctuance, leur extravagance, leur ubiquité inconsolable. Leur force tranquille et décidée que rien n’entrave ni n’arrête. Tu penses à tous les exils. Et au tien, bien moindre que celui de tant d’autres.


Chaque endroit où je passe me ramène à mes marches d’hier et à mon cheminement intérieur. Quelle différence entre notre hâte de jadis à nous retrouver et la distance d’aujourd’hui ! Que pourrait-il m’arriver d’autre ? Sinon la résignation.


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Dans le recueil de poèmes Solitude des seuils (Colonna Édition, 2012) toujours d’Angèle Paoli, je retrouve la marcheuse infatigable et pleine d’ardeur, aux paroles et pensées « burinées » par les vents marins, mais cette fois-ci, sa cadence est plus sereine, ses pas se font plus contemplatifs. Il semblerait que la femme qui a enduré perdure, et s’immobilise avec le temps, pour mieux se recueillir dans les chants du maquis du Cap Corse. Ces mots frémissant sur le seuil des solitudes – le lieu où l’on est peut-être le plus seul sur terre – suscitent une émotion grisante. On est seul mais on est un, entier, entière, et le silence des seuils n’est plus silence absolu et repos éternel, mais ressourcement et aurore de renaissance.

Extrait de Solitude des seuils :

tant de blancheur rassemblée
dans le pommelé du ciel

tu vas basculer dans l’ombre
la fraîcheur va te surprendre
qui te saisit


la mer bruit
d’éclats de lumière
l’escargot voyageur intime
a disparu dans le miroir


qu’y a-t-il derrière
ce mamelon cet autre
sinon le silence privé de mots
sinon les montagnes
livrées aux vents

tes mots dérivent sur la page

cherchent leur chant
sur le rivage

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exsangue, de Lou Raoul (pré # carré 74 / Hervé Bougel, octobre 2012), offre des images troublées dans une langue limpide, « une femme aura posé un bouquet de fleurs de saison / sur le rebord de la fenêtre ». Derrière le souvenir de ce geste se profile un certain malaise, une odeur de brûlé, un vieux puits, et dans le film que l’on se repasse en boucle les mots se reflètent dans une eau saumâtre – sel de larmes de la femme qui « attendra encore avec son corps entier », les yeux ouverts, en parmi des bouquets de gravats.

Extrait de exsangue :

une femme s’emportera avec elle
dans de grandes enjambées
dans des lieux qu’elle lavera (toute l’eau de toutes ses
larmes pour cela c’est assez)
et si ce n’est pas assez loin (sans doute incapable de
fuir, à cela une femme n’y croira toujours pas)
elle ne promettra pas


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Roselyne Sibille distille la douleur de perdre un être cher dans son recueil Versants (Théétète/Lucie-éditions, 2004). Versants ce sont des vers sans (comme La Disparition de Perec sont un livre sans E/eux), où l’écriture, d’une beauté déchirante, porte l’indicible qui broie les entrailles : les versants que l’on gravit avec elle, où l’on dérape avec elle, sont ceux de la mort d’un enfant ; l’abîme est vertigineux. Il y est question de peur, de hurlements, de sang, d’implorations, de rapaces, de haches, de nuit, de mugissements, de « sueurs de cave ». Malgré la violence de ce qui est dit, l’écriture reste délicate, le cri comme ciselé, alors qu’il est clair que ces mots arrachés d’une vie désertée tremblent d’évoquer ce qui étouffe : « Éparpillée encore / au jour d’après fracas / je me terre et j’écoute // Où respirer ? / Dans quel sourire du vent ? ». Le vertige de la folie est tapi sous chaque vers et sa menace se profile derrière plus de la moitié des poèmes du recueil. Dans la seconde moitié, pourtant, il semblerait que le cycle des saisons parvienne à briser l’envoûtement du vide. L’aube sur la mer est invitée à venir apporter sa lumière. La vie, souveraine dans la nature, offre le salut, et le souffle qui manquait. Versants, ce sont les deux versants de nos vies, l’ubac – « J’ai froid » – et l’adret – « et le soleil de ton sourire » –, où la douceur sauve.

Extrait de Versants :

La surprise de peur
telle un mur qui s’avance
martial
inéluctable et lent

Un cri fusant
Un hurlement
Un cri

Et puis la porte sur le vide
l’entrée dans la brume

                    l’entrée

                                     dans le vide


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Deux ans après Versants, Roselyne Sibille publie Tournoiements (Ed. Champs social - collection Thééthète / Lucie éditions, 2006). Dans ce recueil, que la poète appelle « le livre du deuil apaisé », « le gouffre pour chaque pas » est encore présent et depuis que « les étoiles sont tombées / dans la nuit où je tâtonne // Mes semelles sentent le brouillard ». Dès le poème d’ouverture, une force furieuse, terrifiante et destructrice, emporte le lecteur, et ça flamboie, déchire, embrase, éventre, engloutit, déchiquète et rugit. La poète est mue par son acharnement à vaincre la mort. Mais comme toujours dans les textes de Roselyne Sibille, la plus exquise délicatesse surgit intacte de la tempête, alors qu’on la croyait brisée à jamais, et sa force est aussi puissante que l’anéantissement-même, puisqu’elle naît de l’élan de vie. L’écriture puissante et poignante de Tournoiements m’a rappelé les mouvements lyriques de la cinquième symphonie de Beethoven. Après la bataille, les oiseaux sont revenus tournoyer « dans le ciel devenu lumière ». Les poèmes de ce recueil sont littéralement ramenés du désert, ce sont des « étoiles tombées entre les dunes », où la poète a cheminé seule, au fin fond de la nuit absolue et contre laquelle elle a lutté de toutes ses forces.

Extrait de Tournoiements :

La nuit sera absolue
Je la mordrai la déchiquetterai

J’attrapperai à poignes la nappe inconcevable
la roulerai à plein bras

Je m’y ensevelirai je le sais mais
j’allongerai mon souffle dans l’épaisseur de nuit
et


je traverserai


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L’appel muet (La Porte, 2012) de Roselyne Sibille est composé de poèmes de prairies, d’arbres, de sourires, d’oiseaux et d’eau. Des poèmes tour à tour sereins et joyeux : la poète a établi sa demeure « avec le premier chant d’oiseau / et le silence bleu ». Magnifique, tout simplement.

Extrait de L’appel muet :

À l’appel muet de l’infime
  quand l’envol battant a jailli
un vaste souffle d’ailes
soulève soudain le ciel
pulse et valse dans l’invisible

Les oiseaux s’appuient sur l’espace
autant que les mots
qui cherchent le poème


(Fiche consacrée à Roselyne Sibille dans Terre à ciel )


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Nœuds de saule, de Louise Warren (pré # carré 72 / Hervé Bougel, mars 2012), un texte qui est comme une invitation à avancer lentement au sein d’un paysage frais et rassérénant. Ici la transparence de la langue envoûte et console, permet de « se couvrir d’air ».

Extrait de Nœuds de saule :

arrondir le nœud
lui donner une bouche
une voix

le couvrir de silence
de baisers
de trèfles


 

 
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