Le recueil Fers, de
Véronique Gentil (Le Vampire Actif, 2011), donne à
« voir et peindre ce qu’on n’a pas encore vu »
: il révèle une belle écriture singulière
et dépouillée, tournant autour d’hivers, de silences,
de sécheresse, et de la mort, d’où « suinte
du noir ». Une écriture qui mêle pigments et matières,
puisque Véronique Gentil est aussi peintre. Les tons sont tristes,
fangeux, mystérieux, et les images sombres hantent : «
des teintes d’éponge, de châtaignes bouillies »,
« de foin gris », « des rallonges d’ombre »,
« blancs comme des cadavres », « les laies boueuses
». Sous les pieds d’une femme « rompue », «
le sol se descelle », « la généalogie des
nerfs se dévoile » et l’on se retrouve « si
familiers des fers ».
Extrait de Fers :
les gris se mettaient sur la
terre
les gris se mettaient partout
et les ciels se fermaient
la lumière pourrissait
mon cœur était une
vase
mes mains marchaient sur les fruits
les horizons et les marges tranchaient
mais pour ainsi dire dans ma peinture
pas d’humanité
ou une pauvre
d’argile
*******
Dans quelques poèmes plus tard (pré
# carré 73 / Hervé Bougel, juin 2012), Michaël
Glück traverse, le temps de seize poèmes, des journées
d’écriture éclairées par « la lumière
de l’encre ». Des journées de plaisir, des journées
sentant aussi le « souffre des livres brûlés / de
la cendre dans les rues ». Des guerres, mais surtout des élans
de vie, portés par le souffle de la poésie. quelques
poèmes plus tard est un livret précieux.
(N.B. : Le poète nous conseille de commencer
par lire le recueil goutte d’encre sous la langue (chez
le même éditeur), avant de poursuivre avec quelques
poèmes plus tard et plus tard, encore, mais n’ayant
pas lu goutte d’encre sous la langue, je vous re-dirige
vers la fiche consacrée aux éditions pré
# carré préparée par Cécile Guivarch
: et vers les carnets
littéraires de Julie Proust Tanguy, « De Litteris »
)
Extrait de quelques poèmes plus tard
:
15.
quelques poèmes plus tard
les passants dans les rues
ont cessé de passer
les bâilleurs anonymes se
cachent
sous les casques
est-ce Athènes ou Madrid
est-ce Paris
les villes
dorment sous les mots
sous les morts
quelques poèmes
trop tard
se creusent dans la pierre
quel oiseau chante
sur le canon d’un fusil
*******
plus tard, encore
(pré # carré 75 / Hervé Bougel, décembre
2012), ce sont seize autres poèmes de Michaël Glück,
qui parlent de ce qui est au cœur du monde et des peuples : naissances,
femmes, amour, poésie. Les bombes tombent, les livres brûlent
encore. Malgré tout, « le moindre mot / jubile / le moindre
mot / tire les rideaux / invite la lumière », et s’élèvent
les voix, car « le poème est la langue » –
« peu de chose un poème / à peine », mais
tellement nécessaire.
Extrait de plus tard, encore
:
11.
à qui demande
quel
est l’avenir de la poésie
je dis mon désarroi
mon ignorance
je dis aussi la certitude qu’
il n’y a pas d’avenir
sans
la poésie
visage baillonné
n’est plus visage
à la table
garde une assiette pour les morts
une autre pour les vivants
tu ne sais
qui sont les absents
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Cécile Guivarch
consacre le cri des mères (La Porte,
2012) aux femmes de sa famille, à travers l’hommage touchant
qu’elle rend à Zélie : « Zélie l’ancêtre
l’arrière-arrière-grand-mère de l’arrière-grand-mère
». Zélie dont l’enfance rude est mise en vis-à-vis
dans le livre avec celle de la propre fille de la poète, également
prénomée Zélie : « Zélie qui descend
d’une autre Zélie à deux ou trois siècles
l’une de l’autre ». Ces poèmes, à la
fois graves et légers, portent un regard tendre et incisif sur
deux époques distinctes mais reliées par le sang, celui
des mères, et par leurs cris : cris des enfantements, des douleurs
et des pertes. Et de cri en cri, des formes d’amour sont transmises
qui se manifestent différemment selon l’époque et
les conditions matérielles.
La mère de Zélie l’ancêtre est « une
mère tire-monde dont on ne sait plus le nom », une mère
éreintée qui ne connaît aucun luxe, aucun répit,
et qui repart travailler aux champs aussitôt le sang essuyé,
bébé Zélie attachée sur son dos. De l’autre
côté du miroir, la petite Zélie d’aujourd’hui
reçoit tout le confort, l’attention et l’affection
considérés comme allant de soi de nos jours. Son monde
n’est que lumière, chaleur, tendresse et quiétude.
La poésie de ces textes tire toute son efficacité d’une
simplicité et d’une naïveté qui ne sont qu’apparentes,
et que sous-tend la force évocatrice d’images complexes
et de sensations brutes.
Extraits de le cri des mères
:
Zélie regarde
le monde sur le dos de sa mère
elle voit le blé les pommes de terre la faux de sa mère
elle suit les mouvements de son corps s’endort
n’ose pas bouger cligne des yeux baille
elle crie elle a faim arrache sa mère au labeur
s’assoit sur le bord offre le sein elle a froid
//
Zélie son
cocon sa mère la promène
les allées les parcs enfouie dans son landau
regarde les oiseaux les arbres
les gens qui passent les enseignes des magasins
les voitures arrêtées aux feux rouges
retrouve la maison la douceur du sein sa mère
*******
Dans Comme un morceau de nuit, découpé dans
son étoffe (Cheyne Éditeur, 2010), la voix
de Deborah Heissler guide nos pas hésitants
dans les allées d’un jardin que la délicatesse de
ses descriptions sait rendre merveilleux. On suit dans sa promenade
celle qui s’en va rejoindre la maison de l’aimé.
Sa poésie est douce et lumineuse, fragile, et si fine qu’elle
évoque les nervures d’une feuille d’arbre vue de
dessous, en transparence, inondée de soleil. On s’avance
de jour à travers des images enchanteresses, des « fragments
de rêves ». Tout n’est que « louange de l’eau
et de la lumière ». Les instants décrits sont sublimes
parce que fugaces, « ces brefs passages de pluie sur les feuilles
», « une touche de soleil un peu trop vive et le blanc absolument
pur de quelques fleurs », des moments « d’où
tombent des feuilles d’or ».
Extrait de Comme un morceau de nuit,
découpé dans son étoffe :
Les montagnes
sont bleues avec des voiles de brume froide. Un bleu nouveau a fleuri
soudain sur l’eau vivante. Tout ce grésil sous le ciel
gris, ces heures qui se fanent une à une derrière moi.
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Il y a deux ans, j’ai lu les Carnets de marche
d’Angèle Paoli (Les Éditions du
Petit Pois, 2010) et j’ai été bouleversée
par l’écriture tendue et sensuelle d’Angèle
Paoli, écriture qui par moments m’a rappelé ce que
j’aime dans The Waves de Virginia Woolf, avec son côté
immédiat, physique, haletant, « expérimental »
aussi, dans son modernisme. Un souffle puissant qui s’élance
de l’avant comme des pas dévalant des sentiers rocailleux.
Les mots entraînent le lecteur dans une marche effrenée,
saccadée, et vers une perte de soi qui est peut-être nécessaire
à l’extinction du feu du « doler », causé
par la mort d’un être cher (cf. aussi la mort de la mère
de V. Woolf quand elle n’avait que treize ans, et celle de son
frère Thoby). La prose poétique d’Angèle
Paoli dans Carnets de marche enfle et s’arc-boute, comme
les vagues rebelles, contre l’absence : « Marine écrin
plexiglas. Cueillir des hellébores et puis rien. Le silence du
vent du matin qui gifle et qui grince plein fouet ».
Extraits de Carnets de marche
:
Le grand vent
d’hier est tombé, la violence des rafales qui balayaient
la mer s’est estompée. Le mugissement sourd de l’étendue
noire s’est apaisé. Étrange cette sensation qu’elle
a du rapprochement de la mer, de sa montée, de son inquiétante
proximité, chaque fois qu’elle enfle et se gonfle. Les
étoiles perçantes à travers les grandes embardées
de nuages exaltants. Tu envies leur fluctuance, leur extravagance, leur
ubiquité inconsolable. Leur force tranquille et décidée
que rien n’entrave ni n’arrête. Tu penses à
tous les exils. Et au tien, bien moindre que celui de tant d’autres.
Chaque endroit où je passe me ramène à mes marches
d’hier et à mon cheminement intérieur. Quelle différence
entre notre hâte de jadis à nous retrouver et la distance
d’aujourd’hui ! Que pourrait-il m’arriver d’autre
? Sinon la résignation.
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Dans le recueil de poèmes Solitude
des seuils (Colonna Édition, 2012) toujours d’Angèle
Paoli, je retrouve la marcheuse infatigable et pleine d’ardeur,
aux paroles et pensées « burinées » par les
vents marins, mais cette fois-ci, sa cadence est plus sereine, ses pas
se font plus contemplatifs. Il semblerait que la femme qui a enduré
perdure, et s’immobilise avec le temps, pour mieux se recueillir
dans les chants du maquis du Cap Corse. Ces mots frémissant sur
le seuil des solitudes – le lieu où l’on est peut-être
le plus seul sur terre – suscitent une émotion grisante.
On est seul mais on est un, entier, entière, et le silence des
seuils n’est plus silence absolu et repos éternel, mais
ressourcement et aurore de renaissance.
Extrait de Solitude des seuils
:
tant de blancheur
rassemblée
dans le pommelé du ciel
tu vas basculer
dans l’ombre
la fraîcheur va te surprendre
qui te saisit
la mer bruit
d’éclats de lumière
l’escargot voyageur intime
a disparu dans le miroir
qu’y a-t-il derrière
ce mamelon cet autre
sinon le silence privé de mots
sinon les montagnes
livrées aux vents
tes mots dérivent
sur la page
cherchent leur
chant
sur le rivage
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exsangue, de Lou Raoul (pré
# carré 74 / Hervé Bougel, octobre 2012), offre des images
troublées dans une langue limpide, « une femme aura posé
un bouquet de fleurs de saison / sur le rebord de la fenêtre ».
Derrière le souvenir de ce geste se profile un certain malaise,
une odeur de brûlé, un vieux puits, et dans le film que
l’on se repasse en boucle les mots se reflètent dans une
eau saumâtre – sel de larmes de la femme qui « attendra
encore avec son corps entier », les yeux ouverts, en parmi des
bouquets de gravats.
Extrait de exsangue :
une femme s’emportera
avec elle
dans de grandes enjambées
dans des lieux qu’elle lavera (toute l’eau de toutes ses
larmes pour cela c’est assez)
et si ce n’est pas assez loin (sans doute incapable de
fuir, à cela une femme n’y croira toujours pas)
elle ne promettra pas
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Roselyne Sibille distille
la douleur de perdre un être cher dans son recueil Versants
(Théétète/Lucie-éditions, 2004). Versants
ce sont des vers sans (comme La Disparition de Perec
sont un livre sans E/eux), où l’écriture, d’une
beauté déchirante, porte l’indicible qui broie les
entrailles : les versants que l’on gravit avec elle, où
l’on dérape avec elle, sont ceux de la mort d’un
enfant ; l’abîme est vertigineux. Il y est question de peur,
de hurlements, de sang, d’implorations, de rapaces, de haches,
de nuit, de mugissements, de « sueurs de cave ». Malgré
la violence de ce qui est dit, l’écriture reste délicate,
le cri comme ciselé, alors qu’il est clair que ces mots
arrachés d’une vie désertée tremblent d’évoquer
ce qui étouffe : « Éparpillée encore / au
jour d’après fracas / je me terre et j’écoute
// Où respirer ? / Dans quel sourire du vent ? ». Le vertige
de la folie est tapi sous chaque vers et sa menace se profile derrière
plus de la moitié des poèmes du recueil. Dans la seconde
moitié, pourtant, il semblerait que le cycle des saisons parvienne
à briser l’envoûtement du vide. L’aube sur
la mer est invitée à venir apporter sa lumière.
La vie, souveraine dans la nature, offre le salut, et le souffle qui
manquait. Versants, ce sont les deux versants de nos vies,
l’ubac – « J’ai froid » – et l’adret
– « et le soleil de ton sourire » –, où
la douceur sauve.
Extrait de Versants :
La surprise de
peur
telle un mur qui s’avance
martial
inéluctable et lent
Un cri fusant
Un hurlement
Un cri
Et puis la porte
sur le vide
l’entrée dans la brume
l’entrée
dans le vide
*******
Deux ans après Versants, Roselyne Sibille
publie Tournoiements (Ed. Champs social -
collection Thééthète / Lucie éditions, 2006).
Dans ce recueil, que la poète appelle « le livre du deuil
apaisé », « le gouffre pour chaque pas » est
encore présent et depuis que « les étoiles sont
tombées / dans la nuit où je tâtonne // Mes semelles
sentent le brouillard ». Dès le poème d’ouverture,
une force furieuse, terrifiante et destructrice, emporte le lecteur,
et ça flamboie, déchire, embrase, éventre, engloutit,
déchiquète et rugit. La poète est mue par son acharnement
à vaincre la mort. Mais comme toujours dans les textes de Roselyne
Sibille, la plus exquise délicatesse surgit intacte de la tempête,
alors qu’on la croyait brisée à jamais, et sa force
est aussi puissante que l’anéantissement-même, puisqu’elle
naît de l’élan de vie. L’écriture puissante
et poignante de Tournoiements m’a rappelé les
mouvements lyriques de la cinquième symphonie de Beethoven. Après
la bataille, les oiseaux sont revenus tournoyer « dans le ciel
devenu lumière ». Les poèmes de ce recueil sont
littéralement ramenés du désert, ce sont des «
étoiles tombées entre les dunes », où la
poète a cheminé seule, au fin fond de la nuit absolue
et contre laquelle elle a lutté de toutes ses forces.
Extrait de Tournoiements :
La nuit sera absolue
Je la mordrai la déchiquetterai
J’attrapperai
à poignes la nappe inconcevable
la roulerai à plein bras
Je m’y ensevelirai
je le sais mais
j’allongerai mon souffle dans l’épaisseur de nuit
et
je traverserai
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L’appel muet (La
Porte, 2012) de Roselyne Sibille est composé
de poèmes de prairies, d’arbres, de sourires, d’oiseaux
et d’eau. Des poèmes tour à tour sereins et joyeux
: la poète a établi sa demeure « avec le premier
chant d’oiseau / et le silence bleu ». Magnifique, tout
simplement.
Extrait de L’appel muet :
À l’appel
muet de l’infime
quand l’envol battant a jailli
un vaste souffle d’ailes
soulève soudain le ciel
pulse et valse dans l’invisible
Les oiseaux s’appuient
sur l’espace
autant que les mots
qui cherchent le poème
(Fiche consacrée à Roselyne
Sibille dans Terre à ciel )
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Nœuds de saule,
de Louise Warren (pré # carré 72 / Hervé
Bougel, mars 2012), un texte qui est comme une invitation à avancer
lentement au sein d’un paysage frais et rassérénant.
Ici la transparence de la langue envoûte et console, permet de
« se couvrir d’air ».
Extrait de Nœuds de saule
:
arrondir le nœud
lui donner une bouche
une voix
le couvrir de
silence
de baisers
de trèfles