TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
N d'Eric Pessan
éditions Les inaperçus

 

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N, d'Éric Pessan (Les Inaperçus, 2012) : dans l’enfer de la forêt

Que fuit le père, en s'enfonçant de plus en plus dans la forêt, sans comprendre que le ventre de celle-ci est faussement accueillant et que ce à quoi il cherche à échapper est en lui ? Et pourquoi tient-il à ce que son fils le suive dans sa chute vertigineuse vers les eaux boueuses de l'enfer ?

N, le livre troublant d'Éric Pessan récemment paru aux jeunes et exigeantes éditions Les Inaperçus, est un texte incroyable sur la filiation, le secret et la violence, avec pour cadre une forêt anthropophage, qui enserre et étouffe. La forêt et la nature sont les adversaires de ce père et de son fils, car elles ne pardonnent pas et damnent quiconque les pénètre avec des secrets muselés, avant d'enfanter les démons hurlants des obsessions que les criminels cherchent à laisser derrière eux. Car il semblerait que ce livre soit tissé autour d'un crime inavouable... Qui est ce père enragé aux colères tueuses ? Où est cette femme dont le fils a dû lâcher la main ? Qui est cette petite fille sur la photo que le père n’a jamais montrée à personne ? Quelle faute le père doit-il expier pour que la nature puisse enfin se calmer ?

« Que lui faudrait-il pour apaiser sa colère ? Affronter un cerf à coups de tête ? Se rouler dans la neige ? Déraciner un arbre avec les ongles ? Briser la glace pour plonger nu dans les rivières ? Être foudroyé par l’orage ? Réduire des rochers en sable ? Je ne sais quelle épreuve calmerait papa, pas plus que je sais les raisons de sa colère, pas plus que je ne sais quel rôle exact je joue dans son combat contre l’univers entier » (N, p. 21).

La forêt est douloureuse, aussi nourricière qu'elle est empoisonnée. Le beau travail photographique de Mikaël Lafontan qui accompagne les mots percutants d’Éric Pessan prévient le lecteur : attention, danger, la forêt est un piège griffu, elle prête son giron moite et glacé pour la nuit – des nuits d'effroi – mais le jour venu, elle n'accorde aucune trêve. Ainsi, nuit et jour sont du pareil au même : une histoire folle de traque effrenée à travers une obscurité boueuse. N, c’est la forêt comme vous ne l’avez jamais lue, même dans les pires contes des frères Grimm, et en son sein, le lecteur hors d'haleine court et tombe avec le fils et son père, et ne peut s’empêcher de trembler autant que le fils face au père.

« la pluie nous enfouit millimètre par millimètre
la boue va nous gober et tout prendra fin
on se frappe méticuleusement maladroitement pesamment »

(N, p. 32)

La terrible scène du corps à corps entre les deux désespérés que sont le père et son fils n'est pas sans rappeler la lutte haineuse que les Coléreux de Dante se livrent dans la vase du Styx :

« Et moi qui regardais très fixement,
je vis des gens boueux dans ce marais,
tous nus, et à l’aspect meurtri.
Ils se frappaient, mais non avec la main,
avec la tête, avec la poitrine et avec les pieds,
tranchant leur corps par bribes, avec les dents. »

(Dante, La Divine Comédie, VII, Flammarion, 1985, trad. de Jacqueline Risset)

On aimerait hurler vers la lune en lisant N, mais elle n'est pas présente dans cette forêt de poix, de pus et de peurs. On ne sait plus si l'on fuit comme cela pendant des heures ou des années, on sait juste que comme le fils, on n’a plus de souvenirs avant la forêt, et qu'il n'y a rien de pire que de s'égarer dans ce no man’s land damné.

L’écriture d’Éric Pessan, d'une violence et d'une poésie inouïe, coupe le souffle et nous entraîne sans relâche vers le fond de la fange, en nous prouvant que même l'inexprimable peut être exprimé, tout en restant voilé : dans N, un livre dantesque et inoubliable qui nous fait entrevoir le cœur de l'enfer.

(Sabine Huynh)

Site des éditions Les Inaperçus : http://lesinapercus.fr/

Fiche Les inaperçus sur terre à ciel

 
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