« Eût-il, chaque jour de sa vie,
pensé à la mort, accumulé des trésors de
graves réflexions, thésaurisé les maximes et les
sentences des sages, le mortel n’en serait pas moins ignorant,
inexpérimenté et maladroit comme un petit enfant ; le
moment venu, il sera comme tout un chacun faible et désarmé
au bord des froides ténèbres et dans le vent glacé
qui souffle de ce monde inconnu. » (Vladimir Jankélévitch,
Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé,
Paris, Gallimard, p. 163-164)
Ainsi, selon Jankélévitch que l’on vient d’entendre,
la mort nous laisse toujours nus face à elle (et c’est
peut-être pour conjurer notre désespérance face
à cet inconnu que l’on écrit autant autour de cela),
quand bien même l’on aurait pensé à chaque
instant à ce qu’elle est, ou plus exactement aux échos
qu’elle ne cesse de dérouler en nous, car on ne peut en
approcher que l’entour, quand bien même l’on se serait
à chaque instant concentré sur la résonnance qu’elle
ne cesse de jeter sur le monde, laquelle résonnance atténue
chaque soubresaut des êtres, désigne chaque éclat
comme suspect (car vain – à quoi bon ? tel est le lancinant
refrain du nihilisme triomphant) et le voile d’une noirceur vague.
C’est toujours vierge de toute baignade dans le Styx que l’on
aborde semblable laisser-aller dans les flots, qui de pourrissement
en pourrissement, doit conduire à l’osmose parfaite de
l’être avec la vacuité qu’il portait en lui.
Or, il n’est pas permis de porter semblable regard/jugement sur
la mort, car elle ne nous concerne pas, simplement, et je me place ici
dans les pas d’un Montaigne. L’on ne meurt pas, l’on
continue, ne serait-ce qu’au degré fondamental de notre
être, qui est énergie, matière féconde, atomes.
L’on continue sans la conscience critique qui pourrait prendre
acte du changement de forme, et s’en désespérer.
Ce qui nous désespère en somme dans l’idée/hypothèse
de notre mort (idée, car on ne saurait se la figurer, cette mort
que l’on sait devoir avoir lieu ; hypothèse, car comment
imaginer qu’elle puisse nous toucher en propre…, hypothèse
qui est pourtant à la pensée théorie réelle
car rien, dans le réel, ne saurait la contredire), c’est,
préalablement à elle, que notre unicité soit absolument
gratuite et ne se fonde sur aucune légitimité au long
cours, sur aucune allégeance de l’univers envers notre
singularité, aucun hommage de la mécanique du vivant à
ce qui fait notre goût, sous nos dents et sous les dents de ceux
qui nous entourent et qui savent nous aimer...
Aussi, comme le rappelle Valérie Rouzeau dans Pas revoir,
en sous-texte permanent, si la mort ne nous concerne pas, ne nous touche
pas en propre, elle touche bien les survivants, ceux qui survivent aux
morts. Elle les touche même dans leur chair, en imprimant en eux
la douleur, tout à la fois extrême et lancinante, d’être
ainsi privé, à jamais, de ceux qu’ils aiment. De
ce fait, lorsque l’on pousse ce raisonnement à son paroxysme
logique, et cela semble de prime abord paradoxal, il nous faut reconnaître
que la mort toujours nous défait de nous-mêmes.
André Velter, qui a préfacé le recueil de Rouzeau,
écrit ainsi dans l’un de ses recueils intitulé L’amour
extrême à propos de son amour disparu en haute montagne
:
« J’écris dans ce désert de toi qui ne se
peut traverser. Il est sans oasis, sans horizon, et la terre et le ciel
semblent un seul brouillard de sable. (…) J’avance là,
mains ouvertes, en aveugle qui ne sait comment accueillir les visions
et les signes. » (André Velter, L’amour
extrême, Poèmes pour Chantal Mauduit, Paris, Gallimard,
p. 15)
Et si la mort rend le monde désert et nous rend également
déserts en nous-mêmes, si la mort fait de nous un désert
en ôtant à nous-mêmes, à notre regard, à
notre toucher, à notre goût, au toucher de nos paroles,
de notre écoute, la présence, sans cesse miroitante, sans
cesse multiple, de l’autre, c’est parce que, et la mort
nous le fait comprendre à chaque instant de sa durée au-dedans
de nous qui survivons à ceux que nous avons perdus, l’autre
aimé fonde notre singularité, notre individualité.
En nous nommant (par la tendresse), il nous fait exister.
« Quand je ne pense pas à toi,
je pense à toi. Quand je parle d’autre chose, je parle
de toi. Quand je marche au hasard, j’avance vers toi. Je quitte
les livres où tu n’entres pas. Je jette les poèmes
qui ne trouvent pas tes lèvres. J’efface les tableaux qui
n’attirent pas tes yeux. J’éteins les chansons qui
n’éveillent pas ta voix. » (Ibid., p.
50)
Aussi l’autre aimé occulte-t-il l’univers, mais ce
n’est pas pour se substituer à lui, c’est parce que,
en aimant l’autre aimé, l’on se rend compte à
quel point il est l’univers. Il est ce qui, de l’univers,
est personnel, est véritablement palpable. Et c’est ainsi
seulement, en aimant, en aimant quelqu’un (car il n’est
d’amour que singulier), que l’on peut entrer, d’une
façon certaine, en osmose avec ce qui du monde s’offre
à nous. En osmose, c'est-à-dire en communion. La mort
imprime en l’Etant des survivants une douleur face à quoi
il n’est permis de rien dire, de rien proférer. Douleur
face à laquelle tout mot proféré a valeur de silence
et tout silence a valeur de mot, douleur face à laquelle tout
silence est un cri voilé de douleur et tout tremblement de l’être
au-dedans du cri un silence soudain dévoilé, projeté
au-devant de l’être, sorti de sa retenue originelle, devenu
obscène au sens étymologique. Cette douleur, si elle est
de l’ordre de l’ineffable, comment alors en rendre compte
par les mots, et même, davantage encore, dans les mots ? Comment,
et ces questions, Valérie Rouzeau les a exemplairement posées
en sous-texte de son recueil, rendre la douleur soluble dans la langue
? Comment la dissoudre dans ce qui, des mots, peut être travaillé
par l’homme qui a décidé de prendre le langage à
bras le corps et d’adopter au sein de sa langue maternelle une
posture qui la rende langue étrangère, définitivement
? En somme, comment retranscrire cet effort pour dire et cet effort
pour taire, dans le même mouvement, c'est-à-dire cet effort
pour présenter cri et silence mêlés dans une seule
note suspendue, celle que fait l’être qui se heurte au réel
(l’annonce de la mort, sans cesse recommencée au-dedans
de l’être, à chaque instant de sa vie sans l’être
aimé) et se brise, apprenant qu’il ne pourra en rien faire
que le réel soit un tant soit peu personnel, c'est-à-dire
accepte de se conformer aux élans du cœur. Ainsi, la mort
d’un être cher nous apprend à quel point le réel
est impersonnel.
« Ce n’est toujours pas toi ce
cadavre comme si toi tu aurais tenu en place comme ça comme si
tu ne savais plus dire bonjour toi si courtois. Et si gracieux mon père
qu’on te reconnaît au sourire. Ce n’est toujours pas
toi ce visité qui n’offre rien à boire ne dit pas
de s’asseoir toi si civil hospitalier pas toi c’est trop
mal imité. »
(Valérie Rouzeau, Pas revoir suivi de Neige rien, préface
d’André Velter, La Table ronde, La petite vermillon, 2010,
p. 53.)
Comment, en effet, dans la langue, retranscrire cet effort dans le même
mouvement, dans le même temps, pour dire et pour taire…,
car il ne s’agit pas de dire la mort mais de dire l’effort
de l’être pour dire la mort, effort retombant sur lui-même
et fondant, en même temps que le silence, la brisure de l’être,
c’est à dire affirmant la brisure ontologique entre langage
et sens. Comment de ce fait retranscrire ce halètement de l’être
qui cherche aussitôt après à reprendre souffle dans
les mots, dans son émotion, mots et émotion se confondant
dans un même élan de l’être se heurtant de
nouveau au réel, au mur du réel, et retournant en soi-même
comme une balle de tennis vacillante, tournant sur elle-même,
ne trouvant pas sa place, se heurtant encore aux parois, mais à
celles, intérieures, qui font comprendre à l’être
qu’il est lui-même limité. Clos.
En somme, et pour le dire d’un seul trait, comment rendre compte
dans la langue, non plus seulement de la douleur, mais de l’expérience
de la mort, de la façon dont la mort fait retour en soi ? Comment
rendre cette expérience de l’indicible soluble dans le
langage ? Et, du reste, langage et mort sont devenus, dans notre modernité,
inextricablement liés.
« [L]a
mort est sans doute le plus essentiel des accidents du langage (sa limite
et son centre) : du jour où on a parlé vers la mort et
contre elle, pour la tenir et la détenir, quelque chose est né,
murmure qui se reprend et se raconte et se redouble sans fin, selon
une multiplication et un épaississement fantastiques où
se loge et se cache notre langage d’aujourd’hui. »
( Michel Foucault, Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard,
Quarto, p. 280)
Mais si la mort travaille la langue, et
fonde notre langage d’aujourd’hui, il n’en reste pas
moins vrai que « [s]’attacher
à la mort comme telle, y reconnaître l’avidité
d’un réel, [c’est] avouer qu’il est dans la
langue, et dans toutes ses constructions, quelque chose dont [l’on
n’est] plus responsable. » (Jacques Roubaud,
Quelque chose noir, Paris, Poésie Gallimard, « Envoi »,
p. 93)
Le poème, quand il prend à partie la mort, c’est
à dire l’expérience de la mort, échappe toujours,
d’une certaine façon, à son auteur. D’une
part, et c’est évident, il draine avec lui l’émotion
du lecteur, est fait de cette émotion là, aussi. Mais,
de façon plus souterraine, il draine avec lui le temps, le temps
qui a tout anéanti, le temps qui recouvre tout, qui englobe tout.
En somme, il est fait de ce qui est de l’ordre de l’indicible,
et qui pourtant ne peut passer que par les mots. C’est comme si
la langue était fleuve chargeant des particules invisibles de
matière qui seraient seules importantes, seules à même
de retenir l’attention du lecteur, de fonder son émotion.
Le poème est fait du temps qui le fonde comme épiphénomène
de l’attention diffuse portée au monde par le lecteur,
du temps qui résonne dans l’esprit de celui qui écoute
avec les yeux par l’idée de la douleur.
Le poème… Car il y a bien le poème, c'est-à-dire
cette (ré)invention perpétuelle de la langue : elle semble
se recréer elle-même au fur et à mesure des phrases,
de leurs détours, en dehors de tout système, comme s’il
s’agissait pour le poète toujours de dire les choses pour
la première fois, de prendre la langue comme objet extérieur
qu’il s’agirait tout aussi bien d’étreindre
par la pensée et de frapper comme l’on frappe une caisse
de résonnance pour en extirper des sons inentendus (du moins
par soi). Et le poème, Valérie Rouzeau l’utilise
absolument dans cette visée-là, en le fondant sur les
problématiques que l’on vient d’esquisser –
car elle l’a éprouvé, cet ineffable de la douleur
face à la perte d’un être aimé, adoré,
en perdant son père. Naît ainsi Pas revoir, recueil admirable
réédité il y a peu dans la collection La petite
vermillon (il faut saluer l’initiative de La Table ronde), où
l’écriture semble une vitesse arrêtée et figée
dans chaque page, sans qu’elle semble mouvement arrêté
car son mouvement continue dans l’émotion du lecteur, son
mouvement est proprement l’émotion du lecteur qui naît
alors que ce dernier fait ricocher les galets des mots sur l’eau
de son cœur. Aussi, l’écriture de Rouzeau, comme «
celle des textes proprement surréalistes » (et ici
évidemment s’arrête le rapprochement), est une «
écriture emballée », l’écriture
d’un cœur qui s’emballe. Cette écriture est
le tracé d’un cœur qui bat la chamade. Cette écriture
est une écriture où « la course précipitée
anéantit la conscience critique », « réinventant
le monde (…) [a]u-delà des semblances fixées. »
(Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, p. 452)
Il s’agit toujours d’aller, en effet, dès lors que
l’on s’avise de parler de l’expérience de la
mort, au-delà des semblances fixées. On l’a dit,
dans Pas revoir, la merveille est dans la vitesse du mouvement de ce
cœur porté dans l’écriture. Vitesse qui s’enracine
en nous. Et teinte notre immobilité langagière, dans l’écoute,
d’un halo de bleu, qui s’ouvre sur le noir, sur la brisure
du blanc, émaillé.
Ein Nichts / waren wir, sind wir, werden / wir bleiben, blühend,
/ Die Nichts-, die / Niemandsrose, écrivait Paul Celan . La floraison
qu’était son père, Valérie Rouzeau la garde
intacte par l’écriture.
( Die Niemandsrose : « Un rien étions-nous, sommes-nous,
resterons-nous, en floraison, la rose de rien, de personne. »)
« J’amène
des fleurs. / Elles retiennent toutes les couleurs elles ont de beaux
noms de jeunes filles. / Elles sauront rester plantées là
des jours entiers. / Maintenant je m’en vais. / Tu avais de beaux
yeux mon père mais j’ai à voir ailleurs. / Tu as
mes fleurs j’ai ton sourire on est quittes. »
( Valérie Rouzeau, Pas revoir suivi de Neige rien, préface
d’André Velter, La Table ronde, La petite vermillon, 2010,
p. 89.)
Et s’il s’agit ainsi, à
la fin, de se détacher, par l’écriture, du père,
pour pouvoir continuer de vivre, pouvoir trouver la vie au dehors (reste
en effet la vie, et son lot de merveilles ; ses possibilités
infinies qui tournoient autour de nous, dès que l’on s’avise
de porter ses yeux en dehors de soi, dès que l’on s’attache
à prendre conscience et mesure du miracle sans cesse recommencé
qu’est vivre), pouvoir dire, comme Rimbaud, «
C’est le repos éclair, ni fièvre, ni langueur, sur
le lit ou sur le pré. / C’est l’ami ni ardent ni
faible. L’ami. / C’est l’aimée ni tourmentante
ni tourmentée. L’aimée. / L’air et le monde
point cherchés. La vie. », (Rimbaud, Illuminations,
« Veillées I ».), c’est parce que par l’écriture,
infiniment douce et infiniment violente, brûlante comme un tison
tout juste retiré de l’âtre qu’est la mort,
la poétesse a pu étreindre son père contre elle
et le bercer afin qu’il puisse enfin s’endormir, dans un
élan du cœur qui a réconcilié le père
avec son souvenir, avec sa présence fantomatique, marquée
du sceau de la tendresse et tenue dans l’objet du livre, droite…,
la poétesse a pu endormir son père mort afin qu’il
ne soit plus effrayé comme le pressentait Jankélévitch,
ce que l’on a rappelé tout au début, effrayé
comme Agnès dans le si beau film de Bergman Cris et chuchotements
(« Agnès.
As-tu peur de moi, à présent ? Anna. Non, je n’ai
pas peur. Agnès. Je suis morte, tu vois… Seulement je n’arrive
pas à m’endormir. Je ne peux pas vous quitter. Je suis
si fatiguée. Est-ce que personne ne peut m’aider. Anna.
Ce n’est qu’un rêve. Agnès. Non, ce n’est
pas un rêve. Pour vous c’est peut-être un rêve,…
mais pas pour moi. (…) Reste avec moi jusqu’à ce
que je n’aie plus peur. C’est si vide autour de moi. »
)
( Cris et chuchotements, Découpage et dialogues in extenso,
in l’Avant scène, n° 142, décembre 1973, p.
45)
Il faut relire, et
relire encore ces poèmes, et cette écriture qui nous entraîne,
elle ne « va pas sans vertige. »
( Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, p. 286.)
Par Matthieu Gosztola