TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Pas revoir suivi de neige rien ~ Valérie Rouzeau ~
La Table ronde, La petite vermillon 2010

 

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« Eût-il, chaque jour de sa vie, pensé à la mort, accumulé des trésors de graves réflexions, thésaurisé les maximes et les sentences des sages, le mortel n’en serait pas moins ignorant, inexpérimenté et maladroit comme un petit enfant ; le moment venu, il sera comme tout un chacun faible et désarmé au bord des froides ténèbres et dans le vent glacé qui souffle de ce monde inconnu. » (Vladimir Jankélévitch, Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, p. 163-164)
Ainsi, selon Jankélévitch que l’on vient d’entendre, la mort nous laisse toujours nus face à elle (et c’est peut-être pour conjurer notre désespérance face à cet inconnu que l’on écrit autant autour de cela), quand bien même l’on aurait pensé à chaque instant à ce qu’elle est, ou plus exactement aux échos qu’elle ne cesse de dérouler en nous, car on ne peut en approcher que l’entour, quand bien même l’on se serait à chaque instant concentré sur la résonnance qu’elle ne cesse de jeter sur le monde, laquelle résonnance atténue chaque soubresaut des êtres, désigne chaque éclat comme suspect (car vain – à quoi bon ? tel est le lancinant refrain du nihilisme triomphant) et le voile d’une noirceur vague.

C’est toujours vierge de toute baignade dans le Styx que l’on aborde semblable laisser-aller dans les flots, qui de pourrissement en pourrissement, doit conduire à l’osmose parfaite de l’être avec la vacuité qu’il portait en lui. Or, il n’est pas permis de porter semblable regard/jugement sur la mort, car elle ne nous concerne pas, simplement, et je me place ici dans les pas d’un Montaigne. L’on ne meurt pas, l’on continue, ne serait-ce qu’au degré fondamental de notre être, qui est énergie, matière féconde, atomes. L’on continue sans la conscience critique qui pourrait prendre acte du changement de forme, et s’en désespérer. Ce qui nous désespère en somme dans l’idée/hypothèse de notre mort (idée, car on ne saurait se la figurer, cette mort que l’on sait devoir avoir lieu ; hypothèse, car comment imaginer qu’elle puisse nous toucher en propre…, hypothèse qui est pourtant à la pensée théorie réelle car rien, dans le réel, ne saurait la contredire), c’est, préalablement à elle, que notre unicité soit absolument gratuite et ne se fonde sur aucune légitimité au long cours, sur aucune allégeance de l’univers envers notre singularité, aucun hommage de la mécanique du vivant à ce qui fait notre goût, sous nos dents et sous les dents de ceux qui nous entourent et qui savent nous aimer...

Aussi, comme le rappelle Valérie Rouzeau dans Pas revoir, en sous-texte permanent, si la mort ne nous concerne pas, ne nous touche pas en propre, elle touche bien les survivants, ceux qui survivent aux morts. Elle les touche même dans leur chair, en imprimant en eux la douleur, tout à la fois extrême et lancinante, d’être ainsi privé, à jamais, de ceux qu’ils aiment. De ce fait, lorsque l’on pousse ce raisonnement à son paroxysme logique, et cela semble de prime abord paradoxal, il nous faut reconnaître que la mort toujours nous défait de nous-mêmes. André Velter, qui a préfacé le recueil de Rouzeau, écrit ainsi dans l’un de ses recueils intitulé L’amour extrême à propos de son amour disparu en haute montagne :

« J’écris dans ce désert de toi qui ne se peut traverser. Il est sans oasis, sans horizon, et la terre et le ciel semblent un seul brouillard de sable. (…) J’avance là, mains ouvertes, en aveugle qui ne sait comment accueillir les visions et les signes. »
(André Velter, L’amour extrême, Poèmes pour Chantal Mauduit, Paris, Gallimard, p. 15)
Et si la mort rend le monde désert et nous rend également déserts en nous-mêmes, si la mort fait de nous un désert en ôtant à nous-mêmes, à notre regard, à notre toucher, à notre goût, au toucher de nos paroles, de notre écoute, la présence, sans cesse miroitante, sans cesse multiple, de l’autre, c’est parce que, et la mort nous le fait comprendre à chaque instant de sa durée au-dedans de nous qui survivons à ceux que nous avons perdus, l’autre aimé fonde notre singularité, notre individualité. En nous nommant (par la tendresse), il nous fait exister.

« Quand je ne pense pas à toi, je pense à toi. Quand je parle d’autre chose, je parle de toi. Quand je marche au hasard, j’avance vers toi. Je quitte les livres où tu n’entres pas. Je jette les poèmes qui ne trouvent pas tes lèvres. J’efface les tableaux qui n’attirent pas tes yeux. J’éteins les chansons qui n’éveillent pas ta voix. » (Ibid., p. 50)

Aussi l’autre aimé occulte-t-il l’univers, mais ce n’est pas pour se substituer à lui, c’est parce que, en aimant l’autre aimé, l’on se rend compte à quel point il est l’univers. Il est ce qui, de l’univers, est personnel, est véritablement palpable. Et c’est ainsi seulement, en aimant, en aimant quelqu’un (car il n’est d’amour que singulier), que l’on peut entrer, d’une façon certaine, en osmose avec ce qui du monde s’offre à nous. En osmose, c'est-à-dire en communion. La mort imprime en l’Etant des survivants une douleur face à quoi il n’est permis de rien dire, de rien proférer. Douleur face à laquelle tout mot proféré a valeur de silence et tout silence a valeur de mot, douleur face à laquelle tout silence est un cri voilé de douleur et tout tremblement de l’être au-dedans du cri un silence soudain dévoilé, projeté au-devant de l’être, sorti de sa retenue originelle, devenu obscène au sens étymologique. Cette douleur, si elle est de l’ordre de l’ineffable, comment alors en rendre compte par les mots, et même, davantage encore, dans les mots ? Comment, et ces questions, Valérie Rouzeau les a exemplairement posées en sous-texte de son recueil, rendre la douleur soluble dans la langue ? Comment la dissoudre dans ce qui, des mots, peut être travaillé par l’homme qui a décidé de prendre le langage à bras le corps et d’adopter au sein de sa langue maternelle une posture qui la rende langue étrangère, définitivement ? En somme, comment retranscrire cet effort pour dire et cet effort pour taire, dans le même mouvement, c'est-à-dire cet effort pour présenter cri et silence mêlés dans une seule note suspendue, celle que fait l’être qui se heurte au réel (l’annonce de la mort, sans cesse recommencée au-dedans de l’être, à chaque instant de sa vie sans l’être aimé) et se brise, apprenant qu’il ne pourra en rien faire que le réel soit un tant soit peu personnel, c'est-à-dire accepte de se conformer aux élans du cœur. Ainsi, la mort d’un être cher nous apprend à quel point le réel est impersonnel.

« Ce n’est toujours pas toi ce cadavre comme si toi tu aurais tenu en place comme ça comme si tu ne savais plus dire bonjour toi si courtois. Et si gracieux mon père qu’on te reconnaît au sourire. Ce n’est toujours pas toi ce visité qui n’offre rien à boire ne dit pas de s’asseoir toi si civil hospitalier pas toi c’est trop mal imité. »
(Valérie Rouzeau, Pas revoir suivi de Neige rien, préface d’André Velter, La Table ronde, La petite vermillon, 2010, p. 53.)

Comment, en effet, dans la langue, retranscrire cet effort dans le même mouvement, dans le même temps, pour dire et pour taire…, car il ne s’agit pas de dire la mort mais de dire l’effort de l’être pour dire la mort, effort retombant sur lui-même et fondant, en même temps que le silence, la brisure de l’être, c’est à dire affirmant la brisure ontologique entre langage et sens. Comment de ce fait retranscrire ce halètement de l’être qui cherche aussitôt après à reprendre souffle dans les mots, dans son émotion, mots et émotion se confondant dans un même élan de l’être se heurtant de nouveau au réel, au mur du réel, et retournant en soi-même comme une balle de tennis vacillante, tournant sur elle-même, ne trouvant pas sa place, se heurtant encore aux parois, mais à celles, intérieures, qui font comprendre à l’être qu’il est lui-même limité. Clos.


En somme, et pour le dire d’un seul trait, comment rendre compte dans la langue, non plus seulement de la douleur, mais de l’expérience de la mort, de la façon dont la mort fait retour en soi ? Comment rendre cette expérience de l’indicible soluble dans le langage ? Et, du reste, langage et mort sont devenus, dans notre modernité, inextricablement liés.

« [L]a mort est sans doute le plus essentiel des accidents du langage (sa limite et son centre) : du jour où on a parlé vers la mort et contre elle, pour la tenir et la détenir, quelque chose est né, murmure qui se reprend et se raconte et se redouble sans fin, selon une multiplication et un épaississement fantastiques où se loge et se cache notre langage d’aujourd’hui. »
( Michel Foucault, Dits et écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard, Quarto, p. 280)

Mais si la mort travaille la langue, et fonde notre langage d’aujourd’hui, il n’en reste pas moins vrai que « [s]’attacher à la mort comme telle, y reconnaître l’avidité d’un réel, [c’est] avouer qu’il est dans la langue, et dans toutes ses constructions, quelque chose dont [l’on n’est] plus responsable. » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Poésie Gallimard, « Envoi », p. 93)
Le poème, quand il prend à partie la mort, c’est à dire l’expérience de la mort, échappe toujours, d’une certaine façon, à son auteur. D’une part, et c’est évident, il draine avec lui l’émotion du lecteur, est fait de cette émotion là, aussi. Mais, de façon plus souterraine, il draine avec lui le temps, le temps qui a tout anéanti, le temps qui recouvre tout, qui englobe tout. En somme, il est fait de ce qui est de l’ordre de l’indicible, et qui pourtant ne peut passer que par les mots. C’est comme si la langue était fleuve chargeant des particules invisibles de matière qui seraient seules importantes, seules à même de retenir l’attention du lecteur, de fonder son émotion. Le poème est fait du temps qui le fonde comme épiphénomène de l’attention diffuse portée au monde par le lecteur, du temps qui résonne dans l’esprit de celui qui écoute avec les yeux par l’idée de la douleur.


Le poème… Car il y a bien le poème, c'est-à-dire cette (ré)invention perpétuelle de la langue : elle semble se recréer elle-même au fur et à mesure des phrases, de leurs détours, en dehors de tout système, comme s’il s’agissait pour le poète toujours de dire les choses pour la première fois, de prendre la langue comme objet extérieur qu’il s’agirait tout aussi bien d’étreindre par la pensée et de frapper comme l’on frappe une caisse de résonnance pour en extirper des sons inentendus (du moins par soi). Et le poème, Valérie Rouzeau l’utilise absolument dans cette visée-là, en le fondant sur les problématiques que l’on vient d’esquisser – car elle l’a éprouvé, cet ineffable de la douleur face à la perte d’un être aimé, adoré, en perdant son père. Naît ainsi Pas revoir, recueil admirable réédité il y a peu dans la collection La petite vermillon (il faut saluer l’initiative de La Table ronde), où l’écriture semble une vitesse arrêtée et figée dans chaque page, sans qu’elle semble mouvement arrêté car son mouvement continue dans l’émotion du lecteur, son mouvement est proprement l’émotion du lecteur qui naît alors que ce dernier fait ricocher les galets des mots sur l’eau de son cœur. Aussi, l’écriture de Rouzeau, comme « celle des textes proprement surréalistes » (et ici évidemment s’arrête le rapprochement), est une « écriture emballée », l’écriture d’un cœur qui s’emballe. Cette écriture est le tracé d’un cœur qui bat la chamade. Cette écriture est une écriture où « la course précipitée anéantit la conscience critique », « réinventant le monde (…) [a]u-delà des semblances fixées. » (Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, p. 452) Il s’agit toujours d’aller, en effet, dès lors que l’on s’avise de parler de l’expérience de la mort, au-delà des semblances fixées. On l’a dit, dans Pas revoir, la merveille est dans la vitesse du mouvement de ce cœur porté dans l’écriture. Vitesse qui s’enracine en nous. Et teinte notre immobilité langagière, dans l’écoute, d’un halo de bleu, qui s’ouvre sur le noir, sur la brisure du blanc, émaillé.


Ein Nichts / waren wir, sind wir, werden / wir bleiben, blühend, / Die Nichts-, die / Niemandsrose, écrivait Paul Celan . La floraison qu’était son père, Valérie Rouzeau la garde intacte par l’écriture.
( Die Niemandsrose : « Un rien étions-nous, sommes-nous, resterons-nous, en floraison, la rose de rien, de personne. »)

« J’amène des fleurs. / Elles retiennent toutes les couleurs elles ont de beaux noms de jeunes filles. / Elles sauront rester plantées là des jours entiers. / Maintenant je m’en vais. / Tu avais de beaux yeux mon père mais j’ai à voir ailleurs. / Tu as mes fleurs j’ai ton sourire on est quittes. »
( Valérie Rouzeau, Pas revoir suivi de Neige rien, préface d’André Velter, La Table ronde, La petite vermillon, 2010, p. 89.)

Et s’il s’agit ainsi, à la fin, de se détacher, par l’écriture, du père, pour pouvoir continuer de vivre, pouvoir trouver la vie au dehors (reste en effet la vie, et son lot de merveilles ; ses possibilités infinies qui tournoient autour de nous, dès que l’on s’avise de porter ses yeux en dehors de soi, dès que l’on s’attache à prendre conscience et mesure du miracle sans cesse recommencé qu’est vivre), pouvoir dire, comme Rimbaud, « C’est le repos éclair, ni fièvre, ni langueur, sur le lit ou sur le pré. / C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami. / C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée. / L’air et le monde point cherchés. La vie. », (Rimbaud, Illuminations, « Veillées I ».), c’est parce que par l’écriture, infiniment douce et infiniment violente, brûlante comme un tison tout juste retiré de l’âtre qu’est la mort, la poétesse a pu étreindre son père contre elle et le bercer afin qu’il puisse enfin s’endormir, dans un élan du cœur qui a réconcilié le père avec son souvenir, avec sa présence fantomatique, marquée du sceau de la tendresse et tenue dans l’objet du livre, droite…, la poétesse a pu endormir son père mort afin qu’il ne soit plus effrayé comme le pressentait Jankélévitch, ce que l’on a rappelé tout au début, effrayé comme Agnès dans le si beau film de Bergman Cris et chuchotements

(« Agnès. As-tu peur de moi, à présent ? Anna. Non, je n’ai pas peur. Agnès. Je suis morte, tu vois… Seulement je n’arrive pas à m’endormir. Je ne peux pas vous quitter. Je suis si fatiguée. Est-ce que personne ne peut m’aider. Anna. Ce n’est qu’un rêve. Agnès. Non, ce n’est pas un rêve. Pour vous c’est peut-être un rêve,… mais pas pour moi. (…) Reste avec moi jusqu’à ce que je n’aie plus peur. C’est si vide autour de moi. » )
( Cris et chuchotements, Découpage et dialogues in extenso, in l’Avant scène, n° 142, décembre 1973, p. 45)

Il faut relire, et relire encore ces poèmes, et cette écriture qui nous entraîne, elle ne « va pas sans vertige. »
( Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, p. 286.)

 



Par Matthieu Gosztola


 

 
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