On ne reste jamais longtemps
devant soi, pour autant qu'on y parvienne
Antoine Emaz - Lichen, lichen
Présentation
Né le 14 juillet 1942 à
Lyon. Etudes secondaires et supérieures dans cette même
ville. “Lecteur” de français à l’Université
de Séville, puis agrégé d’espagnol. A
enseigné pendant plus de trente dans les classes préparatoires
aux Grandes Ecoles littéraires et commerciales avant de se
consacrer à son travail d’écrivain et de traducteur
près d’Annecy où il réside.
Un colloque sur son travail, organisé par l’Université
de Pau et des Pays de l’Adour, s’est tenu le 22 et 23
octobre 2010, et son livre L’Identité obscure, Prix
Apollinaire 2009, a été sélectionné
pour les rencontres des « Lettres Frontières »
à Annemasse en novembre 2010.
Jacques Ancet
- extraits de Un morceau de lumière
j’écris des dates
le temps les traverse
ne laisse qu’un peu de poudre humide
parfois les feuilles remuent
le ciel n’est pas le ciel
le jour est un reste de regard
5-7
novembre 2001
Un morceau de lumière, Voix d’encre,
2005
Jacques Ancet -
extrait de Diptyque avec une ombre
La cloche qui sonne. Ici. Ailleurs. Le chat derrière le grillage.
Le râteau. Je tends la main. Elle se perd. Comment la retrouver
? Mouches et oiseaux ponctuent l’instant. Le jour me regarde
tant que j’en perds mon regard. Ce que je dis, je ne le comprends
pas. Mais ce que je ne comprends pas me dit. Ce qu’on appelle
dire. Je me tais, je parle. Ou l’inverse. Je suis perdu même
quand je me trouve. La vie n’est pas son nom. J’essaye
de lui en donner un pour qu’elle puisse se reconnaître.
Sans se voir. Elle serait là. Je serais là. Nous nous
regarderions. Sans nous voir puisque de l’une à l’autre,
plus de distance. Des nuages, une ombre sur le mur. Brun rouge, un
insecte me court sur la main. L’infini travail des cellules,
le vertige de l’électron. Les mots sont toujours en avance
–– ou en retard. Jamais à l’heure.
Diptyque avec une ombre, Arfuyen, 2005
Jacques Ancet -
extraits de Sur le fil
tu marches
mais en
équilibre
l’espace
entre
le tronc
et le mur
brûle
les feuilles
craquent
*
en équilibre
aussi
ta vie
tu va
cilles
le
fil
cède
se tend
(rétablis
toi)
*
la
lumière
(trop brève)
on la
voit
s’éloigner
le ciel
est resté
perdu
dans la
cour
dans les
bouteilles et les
cartons
*
toujours
tu marches
il y a
ce que
tu
ne vois pas
ton pied sur
le vide
sous la langue
un mot
qui
craque
Ça ne bouge même pas.
C’est comme sur le ciel la trace
d’un vol mais sans les oiseaux
ou comme le bruit de l’eau
mais sans eau. Ça n’est pas là.
C’est, en toi, ce qui n’est ni
ton corps ni, dans ton regard,
l’éclat qui porte ton nom.
c’est sans mot, mais ça insiste
comme sous la peau, le sang.
*
Même si on ne sait pas.
Avec des gestes pour rien.
Même si on dort, si c’est
dans la lenteur de l’amour,
avant le sommeil. On dit
tu as entendu, écoute.
Les mains s’arrêtent, les mots.
On voit l’ombre d’une tasse
et son anse sur le mur.
C’est le bord. On ne voit pas.
*
C’est peut-être la lenteur,
un feu qui brûle sans flammes.
Malgré moteurs, hurlements,
le vent arrêté, les feuilles
immobiles avec les ombres.
C’est peut-être un germe d’air,
l’imperceptible, son aile
absente sous les images.
On attend. Les mots se taisent.
C’est là. Ça ne viendra pas.
*
Même si tu sais que rien
ne sera dit, même si
se répète chaque jour
avec ses mouches, ses fleurs,
dans sa profusion d’images,
tu t’arrêtes. Entre deux ombres,
la même ombre. Il y a comme
quelqu’un qui parle. C’est là.
Mais sans mots,sans bouche presque:
un bruit d’eau — ou autre chose.
*
Toujours. On voudrait savoir.
Cet intervalle, toujours.
Comme entre ton corps, le mien
le fil qui n’existe pas.
Mais il est là, on est sûr,
pareil aux mouches qui grincent
et qu’on ne voit pas, pareil
à ce qui souffle. Tu te dis:
ce n’est même pas de l’air,
c’est autre chose, mais quoi.
*
Sur le sable, entre les pierres,
l’écume laisse une trace,
l’efface. C’est ça aussi,
ce frôlement, ce passage
— rien encore, rien déjà —
c'est imperceptible, presque,
le fil de feu, la rencontre
de l’instant et de l’éclair,
un éblouissement noir
et rien. L’écume, le sable.
*
Un galet tiède au soleil
que tu loges dans ta main
avec, autour, des visages
tournés vers la mer. Le soir
tombe en gris et bleu. Si tu
regardes tu n’y vois plus.
Mais quelque part tu entends
un souffle peut-être, un cœur
à peine. Comment savoir
si c’est ce qui ne dit rien.
L’imperceptible, Lettres Vives, 1998
Jacques
Ancet - extrait de La tendresse
tu n'as pas de visage et sans doute est-ce pourquoi mes mots s'en
vont vers toi, cherchant à cerner l'ombre que tu es, un chien
aboie, des voix parlent, le silence est toujours si fragile, cette
solitude où pour la première fois tu viens au monde,
où peut-être tu mourras aussi, je ne te connais pas,
tu n'es rien que l'obscur de ma phrase, cet appel soudain, au volant,
conduisant sur une route en pente,le soleil à gauche éclairait
les collines et j'ai su que de quelque façon tu devais exister,
ombres, visage négatif, tu étais là, sans corps,
sans nom, en moi ce présent et, de nouveau, le fleuve, la
mer, ses flux et ses reflux, l'horizon qui recule, les labyrinthes
de mémoire, qui suis-je dis-tu par ton silence, j'écoute
le bruit de la plume sur le papier, je regarde la femme que j'aime,
il est cinq heures du premier jour de l'année, encore et
encore je recommence mais c'est toi qui parle maintenant,le sang,
la bouche d'ombre, intermittent tu clignotes entre les mots, combien
d'heures, de jours pour te dire, je regarde ma main couvrir la page,
un piano joue à côté, je regarde des enfants,
leurs visages, leurs silhouettes à contre-jour sur un chemin,
le grand et le petit, riant, courant, tu es là entre eux,
flottant dans mon regard, sans forme et je t'aime déjà,
bruit de feuilles et de sang, le ciel est d'un bleu sombre et pur
sur les toits, viens, c'est moi maintenant qui t'appelle, le temps
s'ouvre, je vois la page, la lumière de la lampe que je viens
d'allumer, les ombres de chaque objet, je touche mon visage, il
est lisse comme un oeuf, il s'efface, buée sur la vitre mauve,
bientôt ne restera que la nuit,[...]
La tendresse, Mont Analogue, Editeur, 1997
Jacques
Ancet - extrait de Le silence des chiens
chaque soir, tu entends, ça recommence, visage et
mains croisées, ombre d’une tête et froissement
de pages,
chaque soir dans l’approche de l’automne ou du
printemps, entre deux heures indécises, quand la saveur
des jours s’estompe, revient ce bruit, écoute, sur la
lueur du ciel près de s’éteindre, sur le silence,
cette déchirure,
ce bruissement, appel peut-être ou angoisse ou
pur volume sonore simplement, n’existant que pour luimême,
tu tressailles malgré toi, tu n’y prêtes apparemment
aucune attention mais ça te pénètre, descend
quelque part pour remonter un jour, résurgence inattendue
comme ces souvenirs insigni!ants, tu sais, le
bruit, soudain, de son bracelet tintant lorsqu’elle s’habillait
ou ce rouleau compresseur gris sur le bord du
boulevard, tu regardes tes mains, tu écoutes la nuit, son
frôlement de chose épaisse, tu n’entends plus rien,
tu
vas dormir maintenant, mais il y a cette chose, cette
voix sans voix avec ton coeur qui bat sur l’oreiller, at-
tendant le sommeil, l’éboulement obscur, ou parlant
sans savoir, mot à mot, suivant ce mouvement de phrases
en toi comme le coeur, pulsations, images blanches,
respiration lente, sinueuse, sans le vouloir, parce qu’il
le faut, dans l’étirement du temps, un jour encore mais
les mêmes gestes la même lampe la nuit toujours, un
drôle d’insecte qui se débat, long corps bleuté,
luisant,
ailes transparentes, heurtant l’abat-jour, bruit sec, désordonné,
tombant sur la table, courant un instant, accompagnant
le mouvement de la main qui écrit, un
verre vide où se re"ète la lumière, l’énigmatique
visage
de shakespeare sur un livre dans l’ombre, les craquements
du bois, un bruissement de mouche, l’odeur de la
pomme et du sang, le froid du cuir et du métal, les couleurs
voilées, les lettres, tout ce qui fait cet instant in!ni
avec ce bruit encore, ce cri dehors, peut-être, dedans,
tu ne sais pas, écoute, tu dois l’entendre, ta main se
lève
pour prendre les ciseaux, un couteau, un crayon simplement
et reste immobile, coupée dans son élan, cet appel,
oui un appel, avec pourtant quelque chose de
plus sauvage,[...]
Jacques Ancet -
extrait de Les travaux de l'infime
On a beau voir, on ne peut pas voir.
On ferme les yeux : on voit quand même :
les choses très vite, comme en négatif.
puis les couleurs, un brouillard
lumineux. Quand on les ouvre
ce qu’on voit ressemble à ce qu’on ne voit pas.
Le ciel casse – la montagne tombe.
L'écouter sur France Culture, Poésie
sur parole : La
dernière phrase, janvier 2005 et Sur
le fil, mars 2006
Ancet sur le site Esprits
nomades de Gil Pressnitzer
Un article de Ronald
Kalpa : Récit(s) d’un regard : la poétique
de Jacques Ancet
Un extrait de l'Ode au recommencement sur Terre
à ciel
Bibliographie
POÉSIE:
Le songe et la blessure, Plein Chant, 1972 & 1974
Silence corps chemin, Ed. Thomas, 1973 & 1975. reed. Mont Analogue,
Editeur, 1996
L'autre pays, Plein Chant, 1975
Courbe du temps, Genève 1975
Mots et forêts Éditions du Temps Parallèle, 1977
Avant l'absence, Éliane Vernay, Genève, 1979
Passé composé, Le Verbe et l’Empreinte, illustré
par Marc Pessin, 1983
Lisières, Dominique Bedou, 1985
De l'obstinée possibilité de la lumière, Éliane
Vernay, Genève, 1988
L’heure qu’il est, VR.SO., 1991
Sous la montagne, Messidor, 1992
Le bruit du monde, Paroles d'aube, 1993
La chambre vide, Lettres Vives, 1995
A Schubert et autres élégies, Paroles d’Aube,
1997
L’imperceptible, Lettres Vives, 1998
Vingt-quatre heures l’été, Lettres Vives, 2000
La cour du cœur, Tarabuste, 2000
Le jour n’en finit pas, Lettres Vives, 2001
On cherche quelqu’un, Dana, 2002
La Brûlure, Lettres Vives 2002
Le fil de la joie, La Porte, 2003
La dernière phrase, Lettres Vives, 2004
Un morceau de lumière, avec Alexandre Hollan, Voix d’encre,
2005
Diptyque avec une ombre, Arfuyen, 2005
Sur le fil, Tarabuste, 2006
N’importe où, La Porte, 2006
L’Heure de cendre, Opales, 2006.
Entre corps et pensée, Anthologie d’Yves Charnet, L’idée
bleue/Ecrits des Forges, 2007.
L'Orage vient, La Porte, 2009.
Journal de l’air, Arfuyen, 2008.
L’Identité obscure, Lettres Vives, 2009.
Portrait du jour, La Porte, 2010.
Puisqu’il est ce silence, Lettres Vives, 2010.
Les morceaux de l’image avec Colette Deblé, Ficelle,
2010.
Chronique d’un égarement, Lettres Vives 2011
Portrait d’une ombre, Po&psy, Erès, 2011.
Comme si de rien, L’Amourier, 2012.
Les travaux de l’infime, Po&psy « in extenso »
/ Erès, 2012.
Ode au recommencement, Lettres Vives, 2013. (à paraître)
Prix de poésie Charles Vildrac de la Société
des Gens de Lettres, 2006, Prix Heredia de l’Académie
Française, 2006, Prix Apollinaire, 2009.
PROSES:
L’encre le sang, Encres Vives coll. “Manuscrits”,
1975
Par pénombre et reflets, Encres Vives, coll. Manuscrits, 1978
Obéissance au vent :
I L'incessant, Flammarion, 1979, rééd. publie.net (à
paraître)
II La mémoire des visages, Flammarion, 1983, rééd.
publie.net (à paraître)
III Le silence des chiens, Ubacs, 1990, rééd. publie.net,
2009, publie.papier, 2012.
IV La tendresse, Mont Analogue, Editeur, 1997, rééd.
publie.net, 2011, publie.papier, 2012.
Le dénouement, Opales, 2001
Image et récit de l’arbre et des saisons,André
Dimanche, 2002
La ligne de crête,Tertium éditions, 2007.
ESSAIS:
Luis Cernuda, Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, 1972
Neuf poètes espagnols du vingtième siècle, Plein
Chant, 1975
Entrada en materia, Cátedra, Madrid, 1985 (monographie et anthologie
de José Angel Valente)
Un homme assis et qui regarde, Jean-Pierre Huguet, Editeur, 1997
Bernard Noël ou l’éclairicie, Opales 2002, Chutes,
Alidades, 2005
Chutes I, II, III, Alidades, 2005.
La voix de la mer, publie.net, 2008.
L’amitié des voix, publie. net, 2009
I Les voix du temps
II Le temps des voix
Chutes IV, Alidades, 2012.
TRADUCTIONS :
Luis Cernuda : Les plaisirs interdits, Fata Morgana,
1981
Un fleuve un amour, Fata Morgana, 1985
Ocnos, Les Cahiers des Brisants, 1987
Vicente Aleixandre : La destruction ou l'amour, Fédérop,
Lyon, 1975 & 1977
José Angel Valente : L'innocent suivi de Trente-sept
fragments, Maspéro, 1978
Trois leçons de ténèbres, Unes, 1985
Material Memoria, Unes, 1985
Intérieur avec figures, Unes, 1987; L'éclat, Unes, 1987
La pierre et le centre, Corti, 1991
La fin de l'âge d'argent, Corti, 1992
Au dieu sans nom, Corti, 1992
Mandorle, Unes, 1992
Paysage avec des oiseaux jaunes, Corti, 1994
Chansons d'au-delà, Unes, 1995
Lecture à Ténérife, Unes, 1995
Variations sur l’oiseau et le filet, Corti, 1996, Personne,
Myriam Solal, 1997
Trois Leçons de ténèbres, suivi de Mandorle et
l’éclat, Poésie/Gallimard, 1998
Communication sur le mur (entretien avec Antoni Tàpies), Unes,
1999
Treize poèmes, Dana, 2001
Fragments d’un livre futur, Corti, 2002
Alejandra Pizarnik : L'autre rive, Unes, 1983
A propos de la comtesse sanglante, Unes, 1999 Cahier jaune, Ypsilon.éditeur, 2012
L’enfer musical, Ypsilon.éditeur, 2012
Extraction de la pierre de folie, Ypsilon.éditeur, 2013 (à paraître)
Xavier Villaurrutia : Nostalgie de la mort, Corti,
1991
Luis Mizón : Province perdue, trad. collective,
Les Cahiers de Royaumont, 1988
Jardin de ruines, Obsidiane, 1992
Andrés Sánchez Robayna : La roche,
ed. Comp'Act, 1995
Sur une pierre extrême, trad. collective, Les Cahiers de Royaumont,
Créaphis, 1997
Feu blanc¸ Le Taillis Pré, 2004
Antonio Gamoneda : Pierres gravées Lettres
Vives, 1996
Froid des limites, Lettres Vives, 2000
Blues Castillan, José Corti, 2004
Description du mensonge, José Corti, 2004
Passion du regard, Lettres Vives, 2004
Clarté sans repos, Arfuyen, 2006
Cecilia, Lettres Vives, 2006
Juan Gelman : L’opération d’amour,
Gallimard, 2006
Lettre ouverte suivi de Sous la pluie étrangère, Caractères,
2011
Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2013
(à paraître)
Com/positions, Caractère, 2013 (à paraître)
Jean de la Croix : Nuit obscure, Cantique spirituel
et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 1997
Thérèse d’Avila, Jean de la Croix : Œuvres,
Pléiade/Gallimard, 2012
Ramón Gómez de la Serna : Le livre
muet, André Dimanche, 1998
Lettres au hirondelles et à moi-même, André Dimanche,
2006
Roberto Juarroz : Fidélité à
l’éclair, Lettres Vives, 2001
Quinzième poésie verticale, Corti, 2002
María Zambrano : Poésie et philosophie¸
Corti, 2003
L’homme et le divin, Corti 2006
JORGE LUIS BORGES, La
proximité de la mer, 99 poèmes présentés
et retraduits, Gallimard/Du Monde entier, 2010.
FRANCISCO DE QUEVEDO Y VILLEGAS
Les furies et les peines, 102 sonnets choisis, présentés
et traduits, Poésie/Gallimard, 2011 Álvarez Ortega : Genèse suivi de Domazine
de l’ombre, Le Taillis pré, 2012 Luis de Góngora : Fable de Polyphème
et Galatée, Poésie/Gallimard, 2013 (à paraître)
Jacques Ancet est aussi l'auteur de divers tirages de tête,
livres d'artistes, livres illustrés.
Prix Nelly Sachs 1992, Prix Rhône-Alpes du Livre 1994, Bourse
de traduction du Prix Européen de Littérature Nathan
Katz 2006.