TERRE à CIEL Poésie d'aujourd'hui

Les bonnes feuilles de Terre à Ciel -
Immense et rouge, Marie Chartres
éditions Les Inaperçus

 

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Immense et rouge, le terriblement beau et sombre livre de Marie Chartres, publié en mars 2012 aux éditions Les Inaperçus, s'ouvre sur la crainte effarée d'une éventuelle cassure. “Le jour où cela arrivera, elle se tuera”. “Elle a dévoué sa vie à un couteau”. Les repères sont posés, il va s'agir d'une histoire impossible et suffocante de fin d'amour, de meurtre, et de naissance et de mort mêlées, racontée par la voix douce et frémissante d’une femme déjà aux prises avec la folie et le désespoir.

Comme dans le poème d’amour de Prévert portant le même nom que le livre, dans Immense et rouge, le soleil, d'hiver et voilé, a le cœur en peine et au lieu de briller il se mouche (“Mais il n’y a que l’horreur et le soleil qui se mouche”). On reconnaît dans cette image la poésie toute particulière à Marie Chartres. Ce style poétique limpide et délicat, avec juste ce qu'il faut d'un peu enfantin et de résolumment non conventionnel pour transporter le lecteur, n'est pas sans rappeler le style de l'immortel Jacques Prévert. Des phrases comme “la rosée a rassemblé son chagrin sur les chaussures de l'épouse ce matin”, “ses doigts en notes dans sa chevelure en portée”, “dans la chambre claire, ses mots restent suspendus comme un gaz toxique”, ou “elle déchire tous les autres dimanche à grands coups de couteau bleu”, pour ne citer que celles-là, forment des tableaux à la fois touchants et surréalistes qui restent en mémoire et dont la beauté laisse parfois sans voix.

On saisit l’histoire de ce couple d’aveugle guidant l’aveugle par bribes non linéaires qui trahissent la confusion des sentiments de la narratrice, l’épouse. On comprend qu’il fait triste et même “pourri” dans leur huis clos, où les nerfs de l'épouse grésillent de concert avec la lampe tue-mouche et le poing du mari brise les miroirs. On comprend que l’épouse dérange, et l’on apprend qu’en passant le seuil de la maison de leurs amis, elle a l'impression d'accrocher ses poumons au porte-manteau : c'est dire combien elle se sent étrangère et incomprise, le regard fouillant sans trêve la béance laissée par des blessures et des traumatismes difficilement narrables pour la simple raison que personne n’est prêt à les entendre.

Il faut dire que depuis qu'elle est adolescente, elle gêne, mais il faut pourtant qu'elle raconte... comment un oiseau est mort, comment une petite fille a été traînée par les cheveux, comment un cœur palpite encore malgré les fourmis qui le dévorent, comment des craquements se sont fait entendre et le sang a coulé...

Que faire cependant quand le mari ne veut plus rien savoir de ces histoires ? Comment continuer ensemble ? L'époux doit-il rester ou partir ? L'épouse doit-elle se taire à jamais, ou raconter coûte que coûte, se saigner en fait, au risque de se vider complètent de sa substance vitale ?

Les photographies d'Akin Cetin, un talentueux artiste istanbuliote, jeune et émergent, ponctuent avec tendresse et peut-être un peu trop d’élégance le texte de Marie Chartres (on peut aussi leur reprocher de trop coller au texte). Mais cette affectation est pardonnée car elle contribue malgré tout à faire d’Immense et rouge un bel objet raffiné, en plus du bijou littéraire qu’il se révèle être. L'ensemble procure une note douloureusement poétique, et le résultat parvient à bouleverser et à déstabiliser le lecteur.

Immense et rouge de Marie Chartres est autant à lire que son compagnon d'étagère aux Inaperçus, N, d'Eric Pessan. Les deux ouvrages forment pour le moment l'essentiel du catalogue de la jeune maison et portent avec succès le flambeau de l'exigence et de l'atypisme qui caractérisent Les Inaperçus. Lisez-les, vous y basculerez car ils sont tout simplement renversants.


(Sabine Huynh)

Site des éditions Les Inaperçus : http://lesinapercus.fr/

Fiche Les inaperçus sur terre à ciel

 
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